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Simone Weil : « Ces membres palpitants de la patrie » (1938)

J’ai choisi de partager ce texte de la philosophe française Simone Weil (1909-1943) dans lequel elle prend position contre la dissolution de l’Etoile nord-africaine (ENA) par le gouvernement de Front populaire. L’ENA, dirigée par Messali Hadj, est surtout présente dans l’émigration algérienne en France et représente le courant politique le plus avancé dans la lutte indépendantiste. Le texte de Simone Weil permet de comprendre les arguments et engagements de ces intellectuels français en solidarité avec les causes algérienne et anticolonialiste, bien avant le 1er novembre 1954.

Il y a quelques semaines, un article paru dans notre grande presse d’information, se réclamant pour une fois de Jaurès, et voulant écraser d’un coup tous les raisonnements possibles en faveur des revendications allemandes, appelait les colonies « ces membres palpitants de la patrie » . On ne peut refuser à cette expression un singulier bonheur, une grande valeur d’actualité. Palpitants, oui. Sous la faim, les coups, les menaces, les peines d’emprisonnement ou de déportation ; devant l’aspect redoutable des mitrailleuses ou des avions de bombardement. Une population domptée, désarmée serait palpitante à moins.

Si les colonies sont palpitantes, la mère-patrie ne palpite guère avec elles. La tragédie de l’Afrique du Nord se poursuit au milieu d’une indifférence presque complète. Le Populaire du moins avait publié, sur le Maroc, une série émouvante d’articles de Magdeleine Paz. Les autres journaux, ou bien ne se sont pas aperçus qu’il y a une crise nord-africaine, ou bien y ont vu exclusivement une crise de l’autorité française.

En vérité, il semble que les Français aient été bien plus remués par les événements de Chine que par les événements d’Afrique du Nord. Sans doute en Chine, on tue beaucoup plus de gens, on y tue même des enfants – à ce propos, comment vivront donc les enfants de ceux qui sont tombés récemment sous les balles françaises au Maroc ? Mais enfin, ce qui se passe en Chine, nous n’y pouvons pas grand-chose ; et il n’est pas sûr qu’une action dans ce domaine ne mettrait pas le feu à l’Europe et au monde. Tandis qu’en Afrique du Nord on pourrait être un peu humain, on pourrait préserver des vies d’enfants – car les enfants ne meurent pas seulement sous les bombes d’avion, la faim les tue très bien – sans courir des risques si effroyables. Il suffirait de le vouloir.

En voyant aujourd’hui tant de bons bourgeois, d’un impérialisme naïf, s’émouvoir pour la Chine, exécrer les Japonais, on se demande malgré soi si les sympathies qu’excite en France la Chine ne sont pas du même ordre que celles éprouvées par les riches en faveur des « bons pauvres » , des pauvres qui « savent rester à leur place » . La Chine, jusqu’ici, a su rester à sa place, sa place de peuple inférieur, humblement respectueux des blancs. Les Japonais sont des jaunes intolérablement présomptueux : ils veulent civiliser en massacrant – ils veulent faire comme les blancs ! Quant aux Nord-Africains, quelques-uns d’entre eux – de simples « meneurs » , heureusement – sont peut-être encore pires : ils ne veulent pas être massacrés, ni même brimés et humiliés. Prétention d’autant plus exorbitante que, le jour où la France, en la personne de son gouvernement ou d’un ambassadeur, aura subi une humiliation, on les autorisera à tuer et à mourir pour venger cette humiliation. Que leur faut-il de plus, en fait de dignité ?

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Parmi tous les événements qui se sont passés récemment en Afrique du Nord, le plus caractéristique peut-être, bien qu’il y en ait eu de plus tragiques, est l’histoire de l’Étoile Nord-Africaine.

L’Étoile Nord-Africaine fut autrefois tenue sur les fonts de baptême par le parti communiste premier style. Au bout d’un certain temps, elle a su conquérir son indépendance d’organisation adulte ; c’est ce qui lui a permis, ces dernières années, de ne pas se retourner contre les revendications vitales des peuples colonisés. Elle est composée exclusivement de Nord-Africains, ou plus exactement d’Algériens, et exclusivement de travailleurs, au sens le moins large du terme ; elle ne compte dans ses rangs ni un blanc, ni un intellectuel. Son influence, sans être insignifiante en Algérie, s’exerce surtout en France, où elle a su grouper la très grande majorité des travailleurs algériens.

La plupart des Français ignorent dans quelles conditions vivent et ont vécu, surtout avant juin 1936, les ouvriers algériens qui travaillent chez nous. Privés de la plupart des droits dont jouissent leurs camarades français, toujours passibles d’un renvoi brutal dans leur pays d’origine qu’ils ont quitté chassés par la faim, voués aux tâches les plus malpropres et les plus épuisantes, misérablement payés, traités avec mépris même par ceux de leurs compagnons de travail qui ont une peau d’autre couleur, il est difficile d’imaginer plus complète humiliation. L’Étoile Nord-Africaine a su donner à ces hommes une dignité, un but, une organisation à eux, un idéal à eux ; cet idéal ne les rattachait pas seulement à l’ensemble du monde musulman, il les rattachait d’une manière bien plus étroite à l’ensemble de leurs frères de classe, y compris ceux qui méconnaissaient cette fraternité en les traitant en inférieurs. C’est grâce à l’Étoile Nord-Africaine que les patrons n’ont pas trouvé en eux une masse de jeunes manoeuvrables à merci ; c’est grâce à elle, notamment, qu’ils ont participé à l’occupation des usines en juin 1936, assurant ainsi la victoire, au lieu du désastre, dans un certain nombre d’usines importantes où ils constituaient une large part du personnel. L’Étoile Nord- Africaine a défilé en rangs pressés dans le cortège du 14 juillet 1936, fournissant le spectacle le plus poignant peut-être dans cette journée si riche en émotions. Aujourd’hui, les trois ou quatre hommes dont le travail, le courage, l’intelligence ont rendu cette grande chose possible, sont en prison dans une prison française et pour deux ans.

Bien sûr l’Étoile Nord-Africaine faisait partie de ce qu’on appelle le nationalisme Nord-Africain. Son rêve lointain était la constitution progressive d’un État de l’Afrique du Nord, dont les rapports avec la France auraient pu être, par exemple, ceux d’un Dominion anglais avec l’Angleterre. Ses revendications immédiates étaient l’extension des libertés démocratiques aux indigènes, la suppression du Code de l’indigénat, cet ensemble de contraintes à côté de quoi les régimes totalitaires apparaissent, par comparaison, presque libéraux, et, en France, l’égalité des travailleurs algériens et des travailleurs français. Comme toutes les organisations qui groupent des opprimés, comme, par exemple, les organisations du prolétariat français, elle hésitait entre une opposition radicale, violente, et le réformisme, penchant vers l’un ou vers l’autre selon qu’il apparaissait ou non des possibilités de réformes. Le Rassemblement populaire lui donna l’espérance de progrès importants et paisibles ; elle y adhéra avec enthousiasme. Quand Viénot conclut le traité franco-syrien, sa grande revendication fut l’élaboration progressive d’un statut analogue pour l’Afrique du Nord. Certains affirmeront-ils que ces dispositions pacifiques étaient feintes, que l’Étoile Nord-Africaine ne rêvait que de violences ? Encore faudrait-il le prouver. Ce qui est incontestable, c’est que l’Étoile n’a pas changé de politique entre le moment où elle a été reçue au Rassemblement populaire, où elle a pris part au défilé du 14 juillet, et le moment où soudain, brutalement, le gouvernement Blum l’a dissoute.

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On n’a jamais donné les motifs de cette dissolution. On s’est contenté de prendre des airs mystérieux, en insinuant « Ah ! si vous saviez ce que nous savons ! » Nous connaissons ces airs-là. Bien naïfs ceux sur qui ils feraient impression. Mais le plus intéressant, c’est ce qui a suivi. Quelques organisations adhérant au Rassemblement populaire ont proposé à ce dernier d’exclure l’Étoile en raison du décret de dissolution porté contre elle. On considérait donc, notons-le, que, bien que dissoute, elle était toujours membre du Rassemblement populaire, puisqu’on proposait de l’exclure. Le représentant de la C.G.T. et celui du C.V.I.A. demandèrent et obtinrent qu’elle ne fût pas exclue sans que son chef, Messali, fût entendu. Messali constitua un dossier, le communiqua à quelques membres du Comité de Rassemblement populaire. Cependant il ne fut pas convoqué officiellement pour être entendu, et la question de l’exclusion ne fut plus posée. L’Étoile Nord-Africaine bien que dissoute depuis des mois, est donc toujours membre du Rassemblement populaire !

Messali, ayant sous les yeux l’exemple des ligues fascistes, pouvait à bon droit considérer la dissolution comme une invitation à reconstituer une organisation semblable sous un autre nom. Il est vrai qu’en y réfléchissant bien, il y a quelque chose comme une action judiciaire intentée contre les ligues fascistes ; mais elle ressemble singulièrement à une inaction judiciaire. Au reste, cette action, si action il y a, repose sur une définition des ligues caractérisées comme des organisations para-militaires. Tel n’a jamais été le caractère de l’Étoile, et, à ma connaissance, on ne l’en a même jamais accusée. S’il en avait été autrement, aurait-elle été admise au Rassemblement populaire ? Cependant c’est pour avoir reconstitué cette organisation qui n’est pas une ligue, qui est toujours membre du Rassemblement populaire, que, sous un gouvernement qui émane du Rassemblement populaire, Messali et trois de ses camarades ont été condamnés à deux ans de prison. Pour ce seul délit ; car l’inculpation de menées antifrançaises a été écartée par le tribunal, qui a retenu seulement celle de reconstitution de ligue dissoute.

Peut-on se permettre de demander ce que doivent faire les hommes, les militants qui ont appartenu à l’Étoile Nord-Africaine ? S’ils veulent se grouper, on pourra toujours les accuser d’avoir reconstitué l’Étoile. C’est à vrai dire une pure et simple interdiction de s’organiser, et sous peine de prison, qui a été portée contre eux sans aucune explication. Ce ne sont pas seulement les quatre militants frappés par la condamnation qui en subissent durement l’atteinte, c’est bien plus encore tant de milliers d’hommes malheureux, opprimés, qui n’avaient à eux que leur organisation, et qui en sont privés. Croit-on sérieusement qu’ils se résigneront à cet état de chose, et qu’ils n’iront pas du seul côté où apparemment il soit permis de s’organiser, c’est-à-dire à droite ? On nous dit qu’il y avait des Algériens parmi les « cagoulards ». S’il n’y avait pas des milliers, des milliers et des milliers d’Algériens, ce n’est pas la faute de notre gouvernement. Et si un jour comme en Espagne, l’Afrique du Nord déverse chez nous des flots d’indigènes armés sous la conduite de généraux factieux, la « justice immanente » ne serait-elle pas sans doute satisfaite au moment où tels grands personnages périraient de la main d’un Arabe ?

On colporte, bien entendu, contre l’Étoile Nord-Africaine, les mêmes bruits de collusion avec le fascisme espagnol ou italien qu’on a colportés lorsqu’on voulait l’exclure du Rassemblement populaire ; à ce moment, Messali les a complètement réfutés. Ce qui était faux alors serait-il devenu vrai depuis ? Comme on a pris soin de mettre Messali et ses camarades en prison, il leur est difficile de prouver le contraire ; qui sait d’ailleurs ce que peut devenir une organisation composée d’hommes malheureux, en général ignorants, quand on la prive brutalement des chefs en qui elle a mis sa confiance ?

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Au reste, ces collusions avec le fascisme, si – comme je le crois pour ma part – elles n’existent pas, existeront indubitablement pour peu que la même politique se poursuive. Ceux qui préconisent cette politique triompheront alors d’avoir vu si clair. Ils ne comprendront pas que les vrais auteurs de ces collusions, ce sont eux, et je parle pour les membres du gouvernement responsables de cette politique comme pour ceux qui les ont conseillés.

Ce sont eux qui sont coupables de menées antifrançaises en Afrique du Nord, en achevant d’y rendre la France odieuse. Eux qui, dès mars 1937, trouvaient presque naturel que la police tire sur les grévistes, dès lors que ces grévistes étaient simplement des mineurs indigènes de Tunisie, contraints de travailler douze heures, à un rythme épuisant, pour des salaires infimes ; Blum, qui a pleuré après Clichy, n’a pas jugé les dix-neuf morts arabes de Metlaoui dignes de ses larmes. Eux qui ont laissé le général Noguès terminer cette même année 1937 au Maroc par la provocation, la terreur et les tueries. Eux qui ont fait si peu que rien pour donner aux milliers de milliers d’hommes qui subissent la faim et l’esclavage en Afrique du Nord plus de pain et de liberté, pour aménager la culture, alléger le budget, réformer le cade de l’Indigénat. Eux qui refusent aux Nord-Africains venus en France le bénéfice des allocations familiales pour les enfants demeurés en Afrique du Nord, les contraignant à des privations inhumaines pour envoyer de maigres mandats. Eux qui ont condamné Messali à la privation des droits civiques, au moment même où les élections cantonales lui donnaient une victoire éclatante dès le premier tour. Et ce ne sont là que quelques faits cités au hasard.

Ils sont plaisants vraiment, ceux qui parlent avec scandale et comme d’un crime, de collusions possibles entre les indigènes Nord-Africains et le fascisme. Et pourquoi donc, ayant tâté de tout le reste et toujours vu leurs espoirs déçus, ne tâteraient-ils pas aussi du fascisme avant de sombrer dans un complet désespoir ? Sans doute savons-nous bien qu’avec le fascisme les malheureux ne tomberont pas mieux. Du moins peuvent-ils se dire qu’ils ne risquent guère de tomber plus mal. On croirait vraiment, à entendre la plupart de nos camarades, que le Front populaire possède un droit absolu, un droit divin au soutien, à la fidélité des opprimés, y compris ceux qu’il foule aux pieds. Ne leur fait-il pas « en les croquant, beaucoup d’honneur » ? N’est-on pas plus libre, mis en prison par un gouvernement de gauche, qu’en liberté sous un gouvernement de droite ?

Je ne terminerai pas en disant qu’il est scandaleux de voir une telle politique menée par un gouvernement de Front populaire. Non. Pourquoi feindre de croire à une fiction qu’on connaît pour telle ? Un pareil gouvernement, héritier du Cartel, est bien dans la ligne de celui qui, en 1924-1925, fit la guerre au Maroc. Que dire pourtant du rôle des socialistes ? Sans doute, le parti socialiste, en tant que parti, s’est-il ému ces derniers temps du drame Nord-Africain. Mais qu’ont fait ses ministres au pouvoir ? On sait que Dormoy s’est déchargé de l’Algérie sur Raoul Aubaud, mais celui-ci n’était qu’un sous-secrétaire d’État ; qui croira que le ministre de l’Intérieur n’avait pas le pouvoir de faire mettre Messali et ses camarades en liberté ? Sans doute aussi l’Afrique du Nord ne se trouvait-elle pas placée sous l’autorité de Marius Moutet ; mais le Gabon s’y trouvait placé ; qui, dès lors, est responsable de la déportation meurtrière du professeur marocain El Fassi au Gabon, dans un climat fatal pour un malade comme lui ?

Quand on récapitule les événements de ces derniers mois en Afrique du Nord, et qu’on songe ensuite aux problèmes brûlants de la politique extérieure, on ne peut que rire amèrement. Ce sont ces colonies infortunées qui pourraient nous valoir une guerre européenne ! Quel juste retour si, à cause de ces hommes de peau diversement colorée que nous abandonnons si froidement à leur misère, chaque Français devait être voué aux misères non moins atroces du P.C.D.F. ! Nous les laissons périr, et nous périrons pour pouvoir continuer à les laisser périr ! Et c’est cette France que beaucoup voudraient lancer dans une croisade libératrice pour l’Espagne ou pour la Chine. Sans doute alors les Indochinois, les Nord-Africains seraient-ils admis parmi les premiers à l’honneur de mourir pour la liberté des peuples ?

 Simone WEIL

(Vigilance, n° 63, 10 mars 1938)

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