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Albert Camus : trois documents (1955-1958)

J’ai choisi de partager trois documents rédigés par Albert Camus entre 1955 et 1958. Connus des spécialistes, ils demeurent rarement cités par ceux qui, de part et d’autre de la Méditerranée, instruisent des procès à charge ou à décharge, sans chercher à restituer l’ambiguïté, la complexité ou la tension inhérentes à chaque trajectoire individuelle. On assistera, très probablement, à une fièvre éditoriale opposant « pro » et « anti » en ce centenaire de la naissance du prix Nobel de littérature. On polémiquera, très certainement, autour d’une petite phrase ou du « silence », sans discuter des textes certes plus longs ou des prises de position pourtant connues. Je prendrai la liberté, si le besoin s’en fait sentir, de revenir sur certaines réflexions en rapport avec mon travail de recherche.

Le premier document est extrait d’une lettre datée du 25 mars 1955 par laquelle il exprime son soutien au Comité pour la libération de Messali Hadj et des victimes de la répression. L’original, déposé à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), est consultable dans le fonds Elie Boisselier, militant trotskiste et secrétaire du Comité.

Le second, daté d’octobre 1957, complète un article paru dans La Révolution prolétarienne de novembre 1957, revue fondée par Pierre Monatte et Alfred Rosmer. Il répond à l’assassinat, revendiqué par le Front de libération nationale (FLN), de cadres de l’Union des syndicats de travailleurs algériens (USTA), proche du Mouvement national algérien (MNA).

Le dernier est un extrait de l’avant-propos de son recueil d’articles, Actuelles III, Chroniques algériennes, 1939-1958, paru en 1958 chez Gallimard. Il y développe sa réflexion sur la violence, le racisme et le rôle de l’intellectuel. Il fait écho au massacre de Melouza perpétré par une unité de l’Armée de libération nationale (ALN).


Lettre d’Albert Camus à Daniel Renard (Paris, 25 mars 1955). Fonds Elie Boisselier, BDIC, Nanterre.

(…) Vous pouvez du moins, dans votre action actuelle, utiliser mon nom chaque fois qu’il sera question de faire libérer des militants arabes ou de les mettre à l’abri des répressions policières. Mais dans la mesure où mon opinion peut intéresser nos camarades arabes, je compte sur vous pour leur faire savoir que je désapprouve totalement le terrorisme qui touche aux populations civiles. (J’ai la même opinion du contre terrorisme naturellement). Le seul résultat de ces méthodes aveugles est en effet, j’ai pu le constater de renforcer puissamment la réaction colonialiste et de réduire à l’impuissance les français libéraux dont la tâche est aujourd’hui de plus en plus difficile.

J’espère que je pourrai, un jour, au cours d’une conversation, vous dire avec plus de détails et de nuances mon opinion sur ce point. Mais, encore une fois, je serai avec vous dans la lutte contre la répression.


« Post-scriptum », La Révolution prolétarienne, novembre 1957.

OCTOBRE 1957.

Puisque je m’adresse à des syndicalistes, j’ai une question à leur poser et à me poser. Allons-nous laisser assassiner les meilleurs militants syndicalistes algériens par une organisation qui semble vouloir conquérir, au moyen de l’assassinat, la direction totalitaire du mouvement algérien ? Les cadres algériens, dont l’Algérie de demain, quelle qu’elle soit, ne pourra se passer, sont rarissimes (et nous avons nos responsabilités dans cet état de choses). Mais parmi eux, au premier plan, sont les militants syndicalistes. On les tue les uns après les autres, et à chaque militant qui tombe l’avenir algérien s’enfonce un peu plus dans la nuit. Il faut le dire au moins, et le plus haut possible, pour empêcher que l’anticolonialisme devienne la bonne conscience qui justifie tout, et d’abord les tueurs.


« Avant-propos », Actuelles III, Chroniques algériennes, 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958.

Je n’ai jamais cessé de dire, on le verra dans ce livre, que ces deux condamnations ne pouvaient se séparer, si l’on voulait être efficace. C’est pourquoi il m’a paru à la fois indécent et nuisible de crier contre les tortures en même temps que ceux qui ont très bien digéré Melouza ou la mutilation des enfants. européens. Comme il m’a paru nuisible et indécent d’aller condamner le terrorisme aux côtés de ceux qui trouvent la torture légère à porter. La vérité, hélas, c’est qu’une partie de notre opinion pense obscurément que les Arabes ont acquis le droit, d’une certaine manière, d’égorger et de mutiler tandis qu’une autre partie accepte de légitimer, d’une certaine manière, tous les excès. Chacun, pour se justifier, s’appuie alors sur le crime de l’autre. Il y a là une casuistique du sang où un intellectuel, me semble-t-il, n’a que faire, à moins de prendre les armes lui-même. Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à plus de violence le violent innocenté. S’ils ne rejoignent pas les combattants eux-mêmes, leur rôle (plus obscur, à coup sûr !) doit être seulement de travailler dans le sens de l’apaisement pour que la raison retrouve ses chances. Une droite perspicace, sans rien céder sur ses convictions, eût ainsi essayé de persuader les siens, en Algérie, et au gouvernement, de la nécessité de réformes profondes et du caractère déshonorant de certains procédés. Une gauche intelligente, sans rien céder sur ses principes, eût de même essayé de persuader le mouvement arabe que certaines méthodes étaient ignobles en elles-mêmes. Mais non. À droite, on a, le plus souvent, entériné, au nom de l’honneur français, ce qui était le plus contraire à cet honneur. À gauche, on a le plus souvent, et au nom de la justice, excusé ce qui était une insulte à toute vraie justice. La droite a laissé ainsi l’exclusivité du réflexe moral à la gauche qui lui a cédé l’exclusivité du réflexe patriotique. Le pays a souffert deux fois. Il aurait eu besoin de moralistes moins joyeusement résignés au malheur de leur patrie et de patriotes qui consentissent moins facilement à ce que des tortionnaires prétendent agir au nom de la France. Il semble que la métropole n’ait point su trouver d’autres politiques que celles qui consistaient à dire aux Français d’Algérie : « Crevez, vous l’avez bien mérité », ou : « Crevez-les. Ils l’ont bien mérité. » Cela fait deux politiques différentes, et une seule démission, là où il ne s’agit pas de crever séparément, mais de vivre ensemble.

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