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La situation algérienne

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 2, janvier 1959, p. 7-9.

 

 

1° En Algérie, l’ objectif des grands capitalistes est de liquider la forme arriérée d’exploitation qu’est la colonisation. Actuellement l’exploitation des Algériens se fait de deux manières et profite à deux catégories de la bourgeoisie : en tant que travailleurs, les Algériens subissent l’exploitation directe ou indirecte des grands propriétaires terriens (« colons ») ; en tant que consommateurs, ils éprouvent celle des Compagnies commerciales qui monopolisent le marché algérien. Cette forme d’exploitation na permet pas aux gros banquiers et industriels métropolitains d’investir leurs capitaux en Algérie de façon profitable.

Pour la grande bourgeoisie française, c’est cela, le problème algérien. Elle veut pouvoir investir en Algérie de façon massive et rentable. Pour y parvenir, son plan c’est que ce qu’on appelle l’équipement de base, c’est à dire tout ce qui doit exister avant qu’on puisse commencer à construire des industries : les communications, les barrages, les cités ouvrières, etc – qui coûte très cher et rapporte très peu, soit financé par l’impôt, et que les sociétés privées se chargent du reste. Ce plan entraînerait la naissance d’un prolétariat algérien autre que colonial, c’est-à-dire qui ne serait pas exclusivement composé de mineurs, d’ouvriers agricoles et de dockers, une politique de salaires élevés par rapport au niveau actuel. D’autre part cette politique algérienne serait encore un remède efficace au ralentissement de la production française.

De Gaulle a esquissé cotte voie dans le discours de Constantine, dans les instructions à Salan, dans la recherche de libéraux algériens (la nouvelle « élite »), susceptibles de réaliser sur place les intentions de la grande bourgeoisie française.

2° La politique « libérale » de De Gaulle an Algérie, c ‘est donc celle des grands capitalistes et de leurs intérêts. Mais quelle force ont-ils pour réaliser cette politique? En face d’eux il y a d’abord tous les colons. De Gaulle voulait des élections « honnêtes »: la réponse des colons a été de se servir de ces élections pour envoyer soixante députés à eux siéger à l’Assemblée.

Pour faire plier les colons, il y a en principe l’armée. Mais depuis quatre ans, l’armée fait la guerre, et elle est passée en dehors de la domination de Paris : d’abord cette guerre a fourni aux colons l’occasion d’injecter leur mentalité aux officiers supérieurs, à la faveur d’une longue cohabitation dans les bureaux civils et militaires d’Alger  ; la forme prise par la guerre a ensuite contraint les officiers subalternes non seulement à exécuter des opérations militaires, mais à tenter d’organiser toute la vie sociale des régions qu’ils contrôlent ; on l’a bien vu au moment de la campagne électorale : tel capitaine « donnait » dix mille voix au candidat de son choix, comme n’importe quel notable dans la  métropole. En aucun cas les militaires ne sont prêts à appliquer une politique libérale.

Bien plus : colons et militaires cherchent à interdire cette même politique en s’appuyant en France sur les classes moyennes les plus hostiles aux grands capitalistes (ces mêmes classes qui avaient soutenu Poujade contre Mendès). La coalition colons-militaires-classes moyennes entrave énergiquement les tentatives de De Gaulle et des grands capitalistes pour remettre de l’ordre dans leurs affaires, aussi bien en Algérie qu’en France. Pour les uns comme pour les autres, les problèmes algériens et les problèmes français sont indissolublement liés.

3° La bourgeoisie algérienne est relativement très faible: un siècle d’administration directe et d’une politique économique absolument conservatrice l’ont empêchée de participer à la vie politique, administrative et économique, sauf en collaborant étroitement avec les colons. Les quatre ans de guerre l’ont encore affaiblie, car elle a été écrasée entre les colons et l’organisation militaire et politique du F.L.N.

Qu’est-ce que le F.L.N.? Ses troupes, ce sont les jeunes paysans sans terres ; ses cadres sont issus de la petite bourgeoisie. Ses buts de lutte, ce sont la destruction des privilèges, l’affranchissement de la tyrannie étrangère, l’égalité et juridique. Ses moyens, c’est la mobilisation massive et continue des paysans pour la guérilla. Cette façon de lutter a des conséquences :

– la première , c’est que d’importants éléments de la bourgeoisie musulmane en viennent à jouer, dans cette lutte, un rôle beaucoup plus grand en tant que bureaucrates politiques et militaires qu’en tant que possédants ;

– la seconde conséquence, c’est que les actes politiques du F.L.N. sont soumis au contrôle des chefs militaires locaux qui à leur tour, même s’ils ne sont pas eux-mêmes des paysans, doivent tenir compte de ce que veulent ou ne veulent pas les paysans qui sont sous leurs ordres. Il est clair par exemple qu’aux propositions formulées par De Gaulle lors de sa conférence de presse, Ferhat Abbas, s’il avait été tout seul aurait sûrement répondu favorablement, parce qu’il y voyait la possibilité de négocier de façon fructueuse pour sa classe, c’est-à-dire la bourgeoisie algérienne : les hommes des maquis priés de rentrer chez eux sans autre forme de procès, comme l’avaient été ceux des maquis tunisiens, ne pouvaient en revanche tolérer de telles propositions, et leurs chefs, bien que pour d’autres raisons, pas davantage. La longue délibération du gouvernement F.L.N. sur les propositions de De Gaulle a ainsi opposé les cadres bourgeois aux cadres bureaucratiques appuyés sur la paysannerie.

La bourgeoisie algérienne est certainement très favorable à un plan d’équipement comme celui que prévoient le gouvernement et le patronat sidérurgique français : il résout une partie du problème de l’équipement qu’elle devra nécessairement se poser quand l’Algérie deviendra indépendante. Mais elle veut des garanties politiques de Paris contre les colons. D’autre part les intérêts de cette bourgeoisie algérienne, qui pourraient la pousser à s’entendre assez facilement avec les industriels et les banquiers français, se heurtent aux couches sociales qui en Algérie mènent la lutte : c’est-à-dire d’une part les paysans qui veulent des terres et qui pour en obtenir lutteront tant qu’il leur restera des forces, et d’autre part les bureaucrates du Front et de l’Armée de Libération, qui dirigent ces paysans.

Les ouvriers français n’ont pas réussi, depuis quatre ans que dure cette guerre, à vaincre les préjugés racistes que la bourgeoisie entretient depuis un demi-siècle dans toutes les classes sociales sous des formes différentes, pour eux l’Algérien est resté un bicot.

Bien sûr la lutte nationale est dirigée par la bourgeoisie algérienne et l’embryon de bureaucratie frontiste : en ce sens elle n’est pas notre affaire, mais seulement un marchandage entre classes dirigeantes des deux côtés de la Méditerranée.

Mais il faut voir aussi ce que veut dire le nationalisme, quand un pays est occupé ; les plus vieux d’entre nous s’en souviennent. Or les rapports directs, humains entre Algériens et Français d’Algérie ont toujours été ceux d’un temps d’occupation : évidence que la richesse des uns est faite de la misère des autres, humiliation permanente de ceux-ci qui ne peut que se taire ou finir par éclater « hors la loi », collaboration (les « béni-oui-oui »), etc. L’indépendance, pour les Algériens, c’est d’abord la fin de ce mépris.

Les travailleurs français ne peuvent pas continuer à ignorer qu’ils participent indirectement à une entreprise d’exploitation violente des travailleurs algériens.

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