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L’Algérie, défaite ouvrière

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 10, septembre 1959, p. 1-3.

 

 

Les travailleurs sont pour la paix en Algérie, mais ils ne sont pas pour les Algériens. Ils ne font rien pour les aider dans leur lutte à l’échelle politique. Ils ne manifestent pas leur solidarité. Même sur le plan personnel, dans leurs rapports de travail avec les ouvriers algériens, ils témoignent d’une certaine méfiance : ils disent que ce sont des types qui ne savent pas travailler, ou bien qui ne veulent pas travailler, ou bien qui ne cherchent pas à se mêler à eux.

Mais les ouvriers et les employés français ne sont pas pour autant favorables à la guerre d’Algérie. Cette guerre continue ; son impopularité aussi continue. Mais elle ne s’exprime pas directement sur le terrain politique comme une prise de position en faveur de l’indépendance algérienne. Elle s’exprime par des réactions à des faits qui intéressent toutes les classes de la société française, et pas les seuls travailleurs : départ des hommes du contingent, mort d’un parent, d’un copain, incidence du prix de la guerre sur la Sécurité sociale. En définitive, comme les travailleurs parlent surtout de ce qu’ils font et comme ils ne font pas grand chose de la guerre d’Algérie, ni pour ni contre elle, ils n’ont à peu près rien à en dire.

Ils n’ignorent pas que les Algériens sont exploités comme eux-mêmes, et par la même classe dirigeante. Mais il semble que les différences qui les séparent des Algériens l’emportent dans leur conscience sur l’identité profonde de leur situation. Les Algériens vivent autrement, ils ne parlent pas comme eux, ils reconstituent des communautés même en France, ils ont une figure différente.

Les travailleurs souhaitent la paix en Algérie ; mais ce pacifisme n’a aucun rapport avec une attitude de classe. Il en est le contraire. Les journalistes et les politiciens de la gauche s’évertuent à faire croire que la politique du gaullisme est la guerre jusqu’au bout ; c’est seulement pour pouvoir s’attribuer à eux-mêmes le mérite du pacifisme, et pouvoir crier victoire quand la guerre s’arrêtera.

En réalité une bonne partie de la classe dirigeante et même du personnel politique appartenant à l’équipe qui occupe actuellement le pouvoir souhaite la paix en Algérie. On connaît ses motifs : opportunité diplomatique, équilibre des financés et stabilité du franc, rapports avec les pays de la Communauté, sécurité des capitaux à investir dans le plan de Constantine et au Sahara. Toutes ces raisons sont d’une inspiration purement capitaliste. Et il est évident que l’intérêt bien compris du capitalisme français dans son ensemble veut la cessation de la guerre, la modification des rapports entre l’Algérie et la métropole. Assurément cette politique rencontre des obstacles de la part des colons, des militaires, et d’abord du FLN. Sans compter les luttes internes à la bourgeoisie française elle-même : il n’est pas du tout certain que celle-ci arrive à faire la politique de ses intérêts d’ensemble.

Mais il n’est pas question d’évaluer ici les chances de succès de cette politique. Ce qui est important, c’est que tout le monde sait d’ores et déjà qu’il y aura une solution, que cette solution sera obtenu sous ce régime, et qu’en dépit des « heureusement qu’on était là » de l’Humanité ou de France-Observateur, les travailleurs n’y auront été, tout comme leurs « représentants », pour rien. Ils n’auront pas imposé la paix, et la paix qu’ils auront sera leur défaite.

Depuis la naissance du mouvement ouvrier, l’internationalisme a été l’un de ses principes fondamentaux, en un sens son principe fondamental. Il signifiait en effet que les ouvriers organisés dans ce mouvement avaient acquis la conscience que les frontières nationales coïncident finalement avec les seuls intérêts des directions capitalistes locales, et permettent aux gouvernements bourgeois de diviser le prolétariat mondial jusqu’à le faire combattre contre lui-même. Il signifiait en même temps que le mouvement ouvrier n’accepterait plus de se battre que sur des frontières de classe.

Chaque fois que ce principe a été violé, c’est que le mouvement ouvrier était battu, c’est que l’idéologie de la classe dominante s’était infiltrée au sein du parti ouvrier lui-même, dont les organes dirigeants démasquaient alors leur véritable nature : le réformisme qui collabore avec l’impérialisme, en 1914 ; le stalinisme qui sacrifie les mouvements ouvriers de la Chine, de l’Espagne, de l’Europe Centrale à des pactes avec les gouvernements bourgeois ou fascistes.

En France, il y a longtemps que le national-chauvinisme a été inoculé à la classe ouvrière par le parti socialiste à parti de la première guerre mondiale, par le parti communiste à partir de la seconde. L’opération est d’autant plus aisée que l’expérience de l’usine n’enseigne à peu près rien à l’ouvrier, en fait d’internationalisme. Il lui est facile de repérer les erreurs de ses délégués ou les saloperies des organisations qui se réclament de lui, chaque fois qu’il s’agit du travail, des cadences, du salaire, du pouvoir d’achat, parce qu’il en a l’expérience directe. Mais il ne fait pas l’expérience directe de sa solidarité avec les travailleurs des autres pays, et surtout pas des pays coloniaux. Le contact avec le prolétariat étranger lui est rendu à peu près impossible. Il va à l’étranger rarement et en touriste, les travailleurs étrangers viennent en France en touristes, c’est-à-dire en amateurs, ou comme main d’œuvre d’appoint, c’est-à-dire en concurrents défavorisés – surtout s’il s’agit des Algériens.

La classe ouvrière n’a donc pas sur ce point une pratique qui lui permette de se défendre énergiquement contre le chauvinisme de « ses » organisations. Elle n’est certes pas nationaliste en ce sens qu’elle n’est pas prête du tout à combattre pour « la France » ; mais elle n’est pas davantage internationaliste, puisqu’elle ne manifeste pas par ses actions qu’elle comprend la lutte algérienne comme une attaque contre le capitalisme français, attaque solidaire de ses propres intérêts de classe.

On dira qu’il est absurde d’invoquer l’internationalisme ouvrier pour soutenir la lutte algérienne, laquelle est justement nationaliste et bourgeoise.

Mais la lutte émancipatrice d’un pays colonisé est obligée de prendre la forme nationale, de prendre la forme d’une guerre d’indépendance ou de libération. C’est que la société coloniale en général, algérienne en particulier, repose justement sur la dépendance, sur l’asservissement à l’égard des Européens, et cela jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne. Ce que cette dépendance signifie en fait, les Français en général, les ouvriers français en particulier, ne le savent pas. Sans doute ont-ils l’expérience de la dépendance à l’atelier ou au bureau. Mais l’expérience qu’ils n’ont jamais faite, c’est celle d’un asservissement étendu à toutes les activités sociales, depuis la place au cinéma, au café, dans le bus, jusqu’à la discussion d’un salaire ou d’un prix, jusqu’à l’usage de leur langue maternelle. La dépendance coloniale, c’est le fait qu’une hiérarchie raciale se superpose à la hiérarchie sociale, et se combine avec elle.

Vouloir l’indépendance, pour un Algérie, ce n’est pas nourrir des ambitions nationalistes, c’est vouloir en finir avec une certaine organisation de la société algérienne. Ce projet-là est révolutionnaire.

Que la bourgeoisie algérienne trouve son compte dans cette lutte et dans son issue, cela ne fait pas de doute. Mais ce n’est pas en laissant les travailleurs algériens lutter seuls qu’on l’évitera. L’isolement dans lequel s’est trouvée la résistance algérienne par rapport au prolétariat français a contribué sensiblement à durcir les positions proprement nationalistes du FLN, à les faire passer en avant des revendications sociales.

Vue d’un atelier ou d’un bureau de la métropole, la guerre d’indépendance que mènent les Algériens reste absolument étrangère, abstraite. Il faudrait tout le travail d’agitation et de propagande d’une véritable Internationale, d’une organisation réellement dressée contre l’exploitation partout où elle se trouve, pour que le prolétariat saisisse la solidarité de cette guerre avec celle qui l’oppose en permanence au capitalisme. La disparition d’une telle organisation dans la période que traverse le mouvement ouvrier entraîne la rechute de la conscience prolétarienne, son enlisement dans un chauvinisme de fait.

En définitive l’indifférence des ouvriers à l’égard de la guerre d’Algérie est un aspect de la crise que traverse le mouvement révolutionnaire. On ne peut pas espérer restituer aux travailleurs une conscience claire de leur solidarité avec les travailleurs coloniaux tant qu’ils n’auront pas commencé à résoudre cette crise en constituant une organisation de combat contre l’exploitation impérialiste. C’est cette organisation qu’il faut les aider à faire. C’est en la faisant que l’on refera l’internationalisme prolétarien.

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