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Le nouveau pouvoir algérien

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 72, juillet-août 1965, p. 1-5.

 

 

Le renversement de Ben Bella a surpris tout le monde, y compris les Algériens. Mais ce qui peut étonner davantage, c’est l’absence de riposte. Il y a eu des réactions mais pas de contre-offensive d’un parti ben belliste. C’est qu’il n’y avait pas de partisans de Ben Bella. Le pouvoir de ce dernier était fait de prestige et de népotisme. Il n’avait réussi à construire ni un État ni un parti.

C’est l’un des enseignements immédiats de son renversement : le vide politique dans lequel le chef avait instauré son pouvoir n’avait pas été rempli, les problèmes quotidiens qui sont ceux de la grande masse des Algériens : travail, logement, instruction, n’avaient pas été rattachés à une analyse d’ensemble de la société algérienne indépendante, à la définition des tâches, à l’élaboration d’un programme capables de mobiliser les masses. Celles-ci sont restées, comme au lendemain de l’indépendance, abîmées dans leurs difficultés immédiates, et la politique de Ben Bella leur est restée étrangère.

La chute du leader algérien ne résulte pas d’une simple révolution de Palais. Le coup d’État, sur le plan du pouvoir, traduit quelque chose de plus profond que des mésententes personnelles : la crise permanente dans laquelle le pays est plongé, et qui a pour cause et pour effet la misère.

Depuis l’indépendance, les structures fondamentales de la société algérienne n’ont pas été modifiées : surpopulation agricole (il y a toujours 80% des Algériens à la campagne, dont un sur deux est sans travail), sous-industrialisation, analphabétisme, absence de main-d’œuvre qualifiée, que ce soit le trésorier du comité de gestion, le mécanicien réparateur, l’instituteur, l’agronome ou le médecin. La seule transformation qui ait réellement touché la vie des travailleurs, du moins un certain nombre, a été la constitution du secteur d’auto-gestion : il couvre 4o% des terres cultivables, et les meilleures, puisque ce sont celles de la colonisation. L’existence des comités de gestion exprime un aspect essentiel de la lutte des Algériens : non seulement lutte pour l’indépendance, mais lutte pour la terre et pour sa mise en exploitation commune. L’initiative des comités de gestion est venue de la base, en particulier des ouvriers agricoles. Cette forme élémentaire, mais essentielle du socialisme a été le fait de travailleurs s’emparant, du moins pour les plus anciens de ces comités, des moyens de production abandonnés par les patrons.

Mais le mouvement d’auto-gestion s’est arrêté aux limites du domaine de la colonisation, et sa signification politique profonde, celle du pouvoir des travailleurs, ne s’est pas développée en raison du caractère étroitement paysan du mouvement : celui-ci visait la terre beaucoup plus que l’organisation sociale et politique, et, même sur ce plan, ne parvenait pas à s’organiser hors du cadre local pour résoudre le problème de la commercialisation des produits ou pour imposer une réponse conforme à l’intérêt des travailleurs à la question de la distribution des bénéfices. C’est du reste à cause de cette étroitesse que le contrôle des comités par le truchement de directeurs désignés par Alger a été somme toute facile. La situation des comités s’est pétrifiée dans une position bâtarde où les travailleurs ont un semblant de pouvoir qu’ils n’ont en général pas les moyens d’exercer, ne serait-ce que parce que la plupart ne savent pas lire, et où Ben Bella disposait pour sa part de la réalité du pouvoir sans trop savoir qu’en faire, parce qu’il n’avait pas les moyens de coordonner l’ensemble de l’économie de ce secteur,faute d’appareil administratif et de techniciens. En dehors de ce secteur, la situation des campagnes et des villes est à peu près celle d’il y a trois ans.

Face à la misère, les expédients auxquels Ben Bella eut recours consistaient à régler le problème de la faim par l’importation de blé américain, celui de la sous-qualification par l’appel à des techniciens étrangers, celui du chômage par l’émigration des sans travail vers la France et ailleurs. Enfin on parlait, peu avant la chute du président algérien, d’une réforme agraire, mais sans qu’on sache encore si elle devait toucher la grande propriété algérienne ou si elle visait seulement à créer des coopératives de petits propriétaires pauvres. Mais à supposer que cette réforme eût été réellement décrétée par le gouvernement Ben Bella, il est probable qu’elle fat restée lettre morte faute d’un appareil susceptible de la faire appliquer.

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A lire les déclarations faites depuis un mois par le CNR, il semble que toute sa critique de Ben Bella porte sur ses méthodes de gouvernement et que tout son programme consiste dans l’édification d’un appareil politique et étatique susceptible de donner consistance à une orientation quelle qu’elle soit, et particulièrement à la mise en ordre de l’économie du secteur auto-géré et au projet de réforme agraire. Liquidation du pouvoir personnel, élimination de l’empirisme, de l’improvisation, du népotisme, de la gabegie, discipline imposée aux administrateurs et aux responsables, tels sont les motifs répétés des déclarations du CNR. Constituer une moralité politique en ressuscitant l’esprit de la résistance, retourner aux sources, prendre appui sur les « forces vives de la nation », c’est à dire les anciens moudjahidines, voilà le ciment idéologique avec lequel le CNR entend édifier un appareil étatique et politique digne de ce nom. Quant au programme qui s’esquisse à peine, il parait devoir donner la priorité aux problèmes intérieurs, plus spécialement aux problèmes de l’économie.

La prise du pouvoir par Boumedienne et son État-major ne signifie certainement pas une révolution politique. Il n’y aura pas de réorientation majeure ni en politique extérieure ni en politique intérieure. Si le CNR fait la réforme agraire, elle était dans les cartons de Ben Bella. Et le test de cette continuité, c’est que la plupart des ministres d’ aujourd’hui étaient ministres hier. Le renversement de Ben Bella est une opération qui, du moins dans la tête des chefs militaires, vise avant tout l’élimination d’un style politique jugé débraillé, exhibitionniste, inefficace et ruineux, et l’instauration d’un style sobre, effacé, économe, efficace. Ce style, c’est celui dont Boumedienne a doté l’ANP.

On connait l’histoire de cette armée, forgée aux frontières de l’Algérie avec des instructeurs venus des armées de l’Est et de l’Ouest, nantie d’un matériel également cosmopolite, introduite dans le pays après la proclamation de l’indépendance pour imposer Ben Bella aux factions dirigeantes et aux combattants de l’intérieur ouvrant le feu sur les maquisards des Wilayas II et III (Constantinois et Kabylie), s’emparant des terres laissées vacantes par les propriétaires européens et réalisant ici et la une gestion bureaucratique directe des entreprises agricoles.

Il est inutile de revenir sur le caractère ouvertement répressif de cet appareil militaire face à la réalité de la révolution algérienne, c’est à dire aux maquis. Le fait qui doit être souligné aujourd’hui, c’est le renversement des alliances qui semble avoir permis le coup d’État du 19 juin. Il était généralement admis qu’un conflit opposait les militaires de l’ANP et les anciens maquisards, dont le symbole était [Mohand Oulhadj], commandant de la Wilaya kabyle, et il semblait que Ben Bella avait manœuvré, notamment lors de la guerre avec le Maroc, pour tempérer l’importance prise par l’Etat-major dans son gouvernement grâce au ralliement des anciens maquisards. Or, on retrouve [Mohand] dans le CNR. Ben Bella semble avoir été joué par une coalition des militaires de l’ANP et des Wilayas, ce qui a permis de jeter un voile pudique sur la fonction remplie par l’armée de Boumedienne il y a trois ans et de faire appel indistinctement à l’esprit « ancien combattant ».

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Mais c’est là de la petite histoire. Veut-on tenter de caractériser le nouveau pouvoir, on se trouve devant une gamme d’appréciations qui oscillent entre deux positions apparemment extrêmes, et qui montrent l’incertitude des « observateurs ». L’opinion de Castro est que le pouvoir de Boumedienne est réactionnaire parce qu’il est appuyé sur l’armée et qu’il revendique la tradition islamique comme son idéologie essentielle. L’autre pôle des appréciations, celui qui a pu paraître impliqué dans la reconnaissance immédiate du CNR par Pékin, voit dans le nouveau pouvoir, tout au contraire, la promesse d’une radicalisation politique, d’un encadrement des masses par un appareil « pur et dur » en vue de leur mobilisation, de leur mise au travail et finalement de l’accumulation du capital qui permettrait de sortir l’Algérie du cercle vicieux du sous-développement.

Ces deux appréciations sont probablement fausses, Boumedienne n’est ni un officier réactionnaire ni un commissaire communiste. Dire que le CNR est l’organe de la réaction est ne rien dire. De quelle réaction pourrait-il s’agir ? Boumedienne n’est ni plus ni moins lié à l’impérialisme, notamment français, que Ben Bella. Il hérite de la même situation que son prédécesseur, situation de compromis résultant du fait que la lutte anti-impérialiste en Algérie n’a pas pu parvenir à ses objectifs, ni même se les donner explicitement, en raison du poids écrasant de la présence française dans le pays, et qu’il a fallu maintenir des liens avec l’ancienne métropole sous peine de bloquer complètement le fonctionnement de l’économie et de la société. Quant à la classe des grands propriétaires fonciers algériens, dont les biens ont jusqu’à présent échappé aux mesures de collectivisation, l’État-major n’en est pas davantage l’expression que pouvait l’être Ben Bella. Et si enfin l’on veut parler de la bourgeoisie algérienne proprement dite, il faut encore une fois constater son extrême faiblesse, laquelle est somme toute à l’origine de l’histoire de l’Algérie depuis une vingtaine d’années. Plus près de nous, qu’on se rappelle seulement avec quelle facilité et quelle rapidité, les Farès, les Abbas, représentants de cette classe, ont été écartés de la direction après l’indépendance. Abbas n’est pas entré au CNR ni au nouveau gouvernement.

Il reste néanmoins que même si socialement le pouvoir de Boumedienne ne se rattache pas à une classe réactionnaire et même si son idéologie est confuse, le nouveau pouvoir est marqué par sa facture militaire. Qu’on prenne par exemple le trait le plus frappant de l’Algérie indépendante, l’existence d’un secteur important de l’économie qui est sous l’autorité, au moins de principe, de comités de travailleurs, il est bien évident qu’il y a une opposition absolue entre le principe de l’auto-gestion,qui est que les exécutants ont le pouvoir de décision, et l’organisation militaire : celle-ci repose sur l’axiome contraire, selon lequel les chefs décident et les « hommes » exécutent. L’armée de Boumedienne ne fait pas exception à cette règle enseignée dans les académies militaires du monde entier.

De ce point de vue, par conséquent, le nouveau pouvoir, quelles que soient ses intentions, va tenter d’introduire son modèle disciplinaire dans la société algérienne toute entière, de renforcer le centralisme, d’établir une hiérarchie plus rigoureuse, de définir des responsabilités et des sanctions, d’instaurer une moralité gestionnaire dirigeante. Tout cela porte un nom ; c’est la formation d’une bureaucratie politico-étatique.

Mais n’est pas chinois qui veut, et tout appareil dirigeant de ce type n’a pas forcément l’idéologie, le poids social et les ·perspectives de la bureaucratie « maoiste ». L’appareil bureaucratique qui gouverne la Chine s’est constitué à partir d’une idéologie unique et dynamique, le stalinisme, qui a permis de recruter dans l’ancienne société chinoise, chez les ouvriers, les petits-bourgeois ruinés et les intellectuels persécutés, les cadres dont le nouveau régime en gestation avait besoin. Mais surtout, cet appareil a pris le pouvoir porté par un formidable mouvement des masses paysannes qui a provoqué l’effondrement de structures sociales déjà minées par la guerre et l’occupation japonaise. C’est parce que la bureaucratie de Mao s’est appuyée sur ce mouvement et a entrepris de transformer profondément les anciens rapports sociaux qu’elle a pu asseoir solidement son pouvoir. C’est parce que les masses voyaient l’ancien ordre social disparaître, qu’elles ont donné, du moins pour un temps, leur adhésion au nouveau régime. Cette adhésion des masses d’une part, le fait que la Chine possédait déjà des bases industrielles importantes d’autre part, ont permis au gouvernement de Pékin de lancer et de poursuivre, sans avoir recours aux capitaux étrangers, ses plans de développement économique.

Aucune de ces conditions ne se retrouve en Algérie. D’abord, l’ANP n’a rien à voir avec l’armée de Mao. L’État major algérien, même dans la période où il passait le plus clair de son temps, sur la frontière, à discuter de théorie, a été incapable de doter les soldats d’une idéologie dynamique, qu’elle soit stalinienne ou autre. Les vagues références à un « socialisme respectueux des réalités spécifiquement algériennes » sont à une telle idéologie ce que la limonade est à du vin rouge. Les soldats de Boumedienne auront du mal à passer, aux yeux de la population, pour des libérateurs. Quant aux maquisards, ils ont été des résistants plutôt que des révolutionnaires ; pendant la guerre, la paysannerie algérienne n’a pas pu s’emparer des terres en même temps qu’elle luttait pour l’indépendance, il a fallu que les colons s’en aillent pour que l’occupation et l’exploitation des biens vacants se fasse. De cela, nul n’est responsable, si ce n’est encore une fois le poids de l’impérialisme français et de sa répression.

Sans idéologie vivante, sans soutien actif de la population laborieuse, le nouveau pouvoir algérien ne pourra pas apporter de solution à la crise permanente dont souffre le pays. Sans doute sera-t-il conduit par la logique de la situation, par la nécessité de remédier à la misère, à essayer de mettre en application un programme d’accumulation avec les moyens du bord : réforme de la petite propriété algérienne et expropriation de la grande ; drainage de l’épargne privée et lutte contre la thésaurisation et la spéculation ; contrôle et orientation des investissements ; discipline sévère du travail en vue d’élever la productivité. Mais ce programme se heurtera non seulement au fait que la plupart des capitaux investis ou disponibles sont étrangers, et par conséquent protégés par l’impérialisme, mais plus profondément à la faiblesse des ressources propres à l’Algérie et au fait que, pour dégager un surplus de produits non consommables et transformables en investissement productif, il faudrait que le CNR dispose d’une adhésion enthousiaste de la population travailleuse, que celle-ci soit prête à fournir un effort supplémentaire sans compensation à terme prévisible. Or, aucun élan révolutionnaire pour la reconstruction du pays n’est perceptible. L’UGTA a, au contraire, fait les plus grandes réserves à l’endroit des nouveaux dirigeants ; la décapiter une nouvelle fois ne forcera guère l’adhésion des militants de base.

Pour les révolutionnaires algériens, la tâche actuelle n’est pas de brandir un programme « socialiste » et de tabler sur une prochaine offensive des travailleurs pouvant aboutir à la prise du pouvoir. Le sous-développement et la misère hérités de l’impérialisme, la lassitude et le désarroi des masses rurales et urbaines interdisent toute perspective socialiste à court terme.

Aider les ouvriers et les travailleurs agricoles à défendre leurs conditions de vie et de travail, s’opposer à l’étatisation des syndicats, dénoncer et combattre les privilèges des gros propriétaires et des bureaucrates, défendre les comités d’auto-gestion contre la main-mise de l’État, appuyer en même temps toute mesure réelle de transformation des structures agraires, exiger le développement de la scolarisation et de la formation professionnelle, de l’égalité entre les deux sexes, combattre l’influence de la religion, œuvrer enfin au regroupement de militants en vu de constituer des noyaux d’une nouvelle organisation politique des travailleurs, telles paraissent être les seules tâches possibles dans l’immédiat. Et elles devraient être accomplies dans les dures conditions de la clandestinité.

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