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La révolution de Monsieur Boumedienne

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 73, septembre-octobre 1965, p. 4-7


Monsieur Boumedienne est scandalisé. On n’a tout de même pas fait une révolution nationale pour que des étrangers viennent vous donner des leçons ! Pourquoi imaginez-vous qu’ils se sont battus, lui et ses compères militaires ?

« Notre vérité, c’est l’Algérie, d’un territoire de plus de 2 millions de km2 , d’une population de 12 millions d’habitants, d’une histoire propre à elle, d’une langue arabe et d’une religion musulmane » (El djeich, organe de l’Armée Nationale Populaire, n° 28, août 1965).

Est-ce assez pensé ? Et ceci :

« La révolution algérienne est avant tout nationale ; elle a puisé sa raison d’être, sa force et son orientation aux sources de ses réalités propres » (ibidem).

Quelles réalités propres ? Celles que l’on vient de lire. Forte analyse de la crise de la société algérienne et de l’insurrection !

Donc, Monsieur Boumedienne ne veut plus de marxiste chez lui. Il a raison. Un marxiste ne pense pas que la réalité propre de l’Algérie soit définie par sa superficie, le volume de sa population, son passé, sa langue et sa religion. Il pense qu’il y a en Algérie des travailleurs, qu’ils étaient et sont exploités. Il pense que ces travailleurs ont organisé des entreprises, agricoles ou autres, en auto-gestion, ce qui n’a rien à voir ni avec l’arabe ni avec l’Islam ni avec le maghreb, mais beaucoup a voir avec leur impatience d’être traités comme du bétail mal soigné. Il pense que les paysans ne se sont pas battus pour la satisfaction de voir changer la couleur du drapeau qui flotte sur les casernes et les prisons, mais pour bouleverser le régime des terres. Ce marxiste a aussi l’impression que les étudiants qui participaient au combat de libération ne projetaient pas de restaurer l’arabe et le Coran dans les écoles ni de transformer les cathédrales en mosquées, sous prétexte de revenir aux sources, mais qu’ils voulaient détruire l’analphabétisme, donner aux masses les moyens élémentaires de la culture dont la colonisation, cette « réalité très propre à l’Algérie », les avait privés. Et les femmes ? Si elles ont pris une part notable dans la lutte, ce marxiste a peine à croire que ce soit par passion pour le voile et pour la vie, diminuée jusqu’à l’infantilisme, que l’Islam leur réserve.

Pourtant, pour Monsieur Boumedienne ces « idées »-là sont sûrement des importations ; elles ne sauraient germer dans la tête d’un brave Algérien. Qu’est-ce qu’il veut, le brave Algérien de Monsieur Boumedienne ? Il veut de l’ordre proprement algérien. Et c’est cela que l’Etat-major, fin connaisseur des âmes, est venu lui apporter, le 19 juin de cette année.

Donc, on expulse des idées importées et les importateurs d’idées. Là-dessus, les succès sont faciles à glaner : beaucoup de coopérants et de pieds-noirs restés en Algérie sont des « hommes de gauche », et pour cause. Donc teintés de marxisme. Donc expulsables. Et en général, ils se connaissent, se fréquentent. Avec ça, n’importe quel chef de police peut vous fabriquer un complot en un tourne-main.

Un quelconque ministre pourra alors crier à l’immixtion d’organisations étrangères dans les affaires intérieures du pays. Et insinuer, avec le cynisme qui est la réalité propre des ministres, que bien sûr il n’y a pas un Algérien d’Algérie dans le complot, ou bien alors un seul, quoi, celui qui servait d’alibi… Boutonnée jusqu’au menton, la bêtise en uniforme règne sur l’Algérie.


Il est arrivé qu’on déniche un marxiste qui soit Algérien. Alors, pas d’accusation, pas de procès, pas de condamnation, nulle déclaration ni tapage. Tout cela serait signe qu’il pouvait exister quelque chose. Non, il n’y avait rien : Harbi, Bachir Hadj Ali, Zahouane, les militants de l’Organisation de la Résistance Populaire étaient des fantômes, les voici dissipés.

Dans quelles conditions ont lieu ces disparitions ? On ne sait pas, on devine. Une chose est sûre, c’est que Harbi est passé, après son arrestation, dans les mêmes locaux où Roux, l’un des coopérants expulsés en septembre, a subi la torture. Or, Harbi n’avait pas la protection d’un passeport étranger. Et un obscur travailleur n’a pas celle de la notoriété. Le sort de Harbi n’est pas un cas, parmi d’autres, d’atteinte aux droits de l’homme. Harbi était un exemple. Ce qui est réprimé avec lui, ce n’est pas un groupuscule, ce sont les aspirations mêmes du travailleur algérien. Nous protestons contre l’arbitraire et les sévices que les militants « de gauche » ont subis depuis trois mois. Mais nous savons que la fureur de L’Humanité, qui tonne à pleines colonnes contre Boumedienne, ou même la protestation que la « IVe Internationale » a élevée par la voix de ses militants expulsés et, pour certains torturés, lors de la conférence de presse qu’ils ont donnée le 27 septembre à Paris, ne sont pas pures. Car, la politique des « communistes » et des trotskistes était bel et bien de s’incruster dans le régime de Ben Bella et d’en infléchir l’orientation par le haut. Leur soutien au leader déchu n’a pas d’autre motif, et s’ils sont si véhéments contre Boumedienne, c’est qu’ils savent qu’avec l’armée au pouvoir, c’en est fini de leur influence. L’usage de ces méthodes, qui repose sur une conception bureaucratique de la politique, est politiquement faux, et finalement inutile, comme l’évènement vient de le confirmer. Et puis, dans le cas du P.C., .l’indignation est vraiment cynique : depuis 30 ans le parti de Thorez a troqué, chaque fois qu’il en a eu l’occasion, la cause des travailleurs algériens contre la bonne entente du PCF avec la gauche petite bourgeoise, et même avec la bourgeoisie la plus réactionnaire en France. Est-ce que L’Humanité a crié au fascisme quand l’armée française a massacré des dizaines de milliers d’Algériens dans le Sétifois en mai 1945 ? Thorez était alors vice-président du conseil ; des responsables du PCA ont participé à la répression. Et Lacoste était-il moins redoutable que Boumedienne pour que les élus communistes lui votent les pleins pouvoirs en 1956 ?

Harbi est d’une autre trempe. Il n’a pas attendu la victoire pour voler à son secours. Il ne s’est pas jeté non plus dans une opposition inexpiable en paroles et prête au fond à tous les compromis. Placé à la direction de Révolution Africaine, il ne s’est pas servi de sa position pour intriguer ou pour flatter, il n’a pas craint de s’exposer en désignant et défendant le véritable intérêt des travailleurs : l’auto-gestion, leur participation aux décisions politiques, en dénonçant les simulacres de gestion dans les Comités et les germes de leur bureaucratisation, en soutenant le principe des milices populaires en armes, en luttant pour l’émancipation des femmes, en attaquant la réaction arabo-musulmane. Et cela sans sectarisme, à partir des situations concrètes, de ce que pensaient et faisaient les travailleurs sur place. Le journal de Harbi tranchait avec tout ce qui se faisait en Algérie : il avait une ligne, il l’expliquait, il supportait qu’on la discute. Même si son audience restait limitée aux intellectuels et à l’avant-garde ouvrière, le travail politique qu’il accomplissait était sans prix. Il y a un an déjà que Boumedienne obtint de Ben Bella que Harbi fût écarté de Révolution Africaine : si on voulait une preuve de ce que nous disons, la voilà.


Mais les hommes de l’UGTA, les syndicalistes, est-ce que le nouveau pouvoir pourra les faire s’évanouir aussi aisément que les politiques ?

Le 10 septembre, leur journal Révolution et travail, publiait la résolution votée par la Commission Exécutive de l’UGTA, laquelle, se contentant d’ « enregistrer les engagements contenus dans la proclamation du 19 juin », dénonçait, aussitôt après, « la présence ou le retour sur la scène politique d’éléments arrivistes ou opportunistes » et réaffirmait l’attachement des travailleurs aux acquisitions de leur dix années (on lit bien dix années) de lutte, à savoir : « l’indépendance nationale ; l’autogestion et la construction du socialisme démocratique dans le cadre de l’autogestion ». Le même numéro contenait une énergique dénonciation de la restitution, en août, de l’entreprise Norcolor (peinture) à son patron, qui se terminait sur ces mots :

« la récupération – dans le cadre de l’autogestion – des moyens de production est le principe fondamental pour lequel le peuple algérien s’est soulevé le 1er novembre 1954. »

Néanmoins, l’éditorial de ce numéro prenait à l’égard du nouveau pouvoir une attitude d’expectative simplement méfiante.

Celui du numéro suivant n’offrait en revanche matière à aucune hésitation : il répondait d’une manière nette à l’idée, si l’on peut dire, défendue par El djeich, que la révolution algérienne est « avant tout nationale ». Dans les conditions de la colonisation française, disait l’éditorial,

« la population européenne, en bloc, constituait les classes bourgeoises, alors que la population algérienne, dans sa presque totalité, constituait les couches populaires, paysannes et ouvrières ».

Sans doute, l’analyse est-elle un peu sommaire, mais la conclusion que l’UGTA en tire pour l’opposer aux « thèses » de l’armée n’en est pas moins juste : « la prise de conscience nationale constituait en même temps une prise de conscience sociale ». Dès lors, l’objectif de la révolution nationale n’est plus de revenir aux sources, mais

« d’introduire une organisation politico-économique qui assurerait le développement accéléré des moyens ou des forces de production, la gestion démocratique de ces moyens et de ces forces (soit directement par les travailleurs, soit indirectement par l’Etat avec la participation des travailleurs) ainsi qu’une réforme agraire vraiment révolutionnaire ».

Et l’éditorial concluait : « toute mise en cause des acquis et des objectifs socialistes est une mise en cause des acquis et des objectifs de la révolution nationale elle-même ». On peut penser que la définition de la gestion démocratique reste trop imprécise ; toujours est-il que, face au misérable chauvinisme des militaires, on a là une position de classe juste et ferme.

D’autant plus ferme qu’étaient venus l’appuyer et la vérifier des mouvements de grève et des protestations, dont le journal syndical se fait l’écho, et qui émanent des travailleurs du secteur auto-géré. Motif : les salaires n’ont pas été payés depuis parfois cinq quinzaines. La première page de Révolution et travail portait en manchette : « A travers notre misère, l’autogestion est humiliée ».

Monsieur Boumedienne cherchait des Algériens marxistes : en voici ! Ils n’ont pas mis les pieds au Quartier Latin, ils n’ont pas la carte du PC, ils n’ont pas lu Trotsky, et la réalité propre de l’Algérie, ils la connaissent. Les Renseignements généraux et la sécurité militaire ont pu démanteler l’O.R.P. en deux mois, celle-ci n’avait sûrement pas une assise populaire bien substantielle.Mais ces résistant-là ne complotent pas, ils ont (encore, au moment où nous écrivons) un journal où ils ne cachent pas ce qu’ils sont et ce qu’ils pensent, leur organisation n’est pas clandestine, c’est le syndicat, et leur assise est le prolétariat, y compris agricole. Alors ?

Alors, après la confusion semée par Ben Bella et les petites astuces des « communistes » et des trotskistes, les choses deviennent claires : d’un côté un Etat qui est ou qui sera l’appareil militaire, engoncé dans sa tartufferie, tout sourire pour la religion et le capital, haï par les travailleurs comme tout ce qui est militaire, décidé à faire marcher les masses à reculons vers leurs sources prétendues (car enfin, il est notoire que les Algériens n’ont jamais été des musulmans très forts ! ) ; de l’autre des militants ouvriers et paysans, formés sur le lieu de travail par les responsabilités qu’ils assument bon gré mal gré dans la marche des entreprises, en butte aux directeurs qu’Alger, déjà du temps de Ben Bella, envoie pour coiffer les comités de gestion, en butte aussi à l’administration des Sociétés Agricoles de Prévoyance (S.A.P.) héritées de la colonisation et qui détiennent les fonds de fonctionnement des comités déjà décimés par les limogeages et les mises au pas que Ben Bella a fait subir aux syndicats, donc sachant où se trouvent leurs adversaires – mais conscients qu’ils sont l’espoir du pays et que l’autogestion est toute la « vérité » de la révolution.

En s’attaquant aux intellectuels occidentalisés, Monsieur Boumedienne a déclaré la guerre aux travailleurs, et ceux-ci l’ont parfaitement compris. Il va encore tenter de séduire l’UGTA ; ce qui ne pliera pas, il le réduira, comme il a commencé de le faire pour le syndicat étudiant. Mais l’Algérie n’est pas l’Egypte, et ce ne sont là que les premières escarmouches d’une guerre longue.

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