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Rachid Mimouni : L’Algérie traumatisée

Extraits de l’entretien de Rachid Mimouni avec Thierry Fabre et Olivier Mongin, Esprit, n° 152-153, juillet-août 1989, p. 72-74.

 

 

Olivier Mongin : Est-ce que ce retour à une mémoire que tu revendiques sans nostalgie peut être partagé par le jeune urbain qui a rompu tous les fils avec le passé ? La jeunesse algérienne est-elle capable de faire ce travail de mémorisation ?

Rachid Mimouni : Capable je ne sais pas, mais je crois que ce travail de mémorisation est nécessaire parce que cette jeunesse est complètement déboussolée et sans racines. Et je crois que de toute façon, la modernité étant incontournable, le meilleur moyen d’y entrer sans perdre totalement son âme — tout le monde la perd un peu dans la modernité, ce n’est pas un choix, c’est comme ça — est de sauvegarder un minimum de racines leur permettant d’y être plus à l’aise.

Thierry Fabre : Quels sont les lieux de la mémoire ? On s’aperçoit que cette jeunesse urbanisée se trouve souvent en adéquation avec une aspiration religieuse réinventée. Je ne crois pas qu’elle soit dominante, mais c’est un pôle d’attraction extrêmement fort pour se réapproprier une mémoire.

Rachid Mimouni : La première tentative de réappropriation de la mémoire est le discours religieux, mais c’est un discours totalement archaïque, qui fait l’impasse sur quatorze siècles et remonte directement aux origines de la révélation islamique. Il est rassurant parce qu’il propose un système de valeurs fermé et supprime une partie d’angoisse, mais il ne résout pas les problèmes quotidiens du jeune qui vit dans rue parce qu’on lui propose uniquement des valeurs archaïques. Il a envie de sortir avec une fille, mais on lui dit : il faut te marier… Le jeune au chômage ne trouve pas d’issue dans l’islam ; l’islam n’aborde même pas le problème.

Thierry Fabre : François Burgat pense que l’islam est le troisième étage de la fusée de la décolonisation, et que c’est la remise en cause d’une relation culturelle nouée durant la phase coloniale que manifeste la pensée islamiste ; il dit : « Du creuset islamiste pourraient pourtant émerger, une fois dépassé le stade réactionnel, les conditions de l’équilibre socioculturel qui fait depuis tant d’années défaut à des sociétés passées sans transition du lourd assoupissement de la décadence aux tempêtes de la colonisation *. » Que pensez-vous de cette idée que l’islamisme pourrait recréer les conditions d’un équilibre socioculturel ?

Rachid Mimouni : Je n’y crois pas, justement parce qu’il est trop marqué il n’a pas suffisamment évolué, il ne s’est pas ouvert à tous les problèmes de la vie moderne et il n’est pas capable de fonder une personnalité islamique… A moins qu’il y ait un très, très long travail de réflexion sur les valeurs islamiques. La plupart des islamistes recherchent des interprétations littérales du texte coranique, mais le travail de compréhension, d’adaptation à la modernité n’a pas été fait. Si cela se fait, cela prendra énormément de temps, un bon demi-siècle. Alors peut-être, à ce moment-là, l’islam pourra jouer ce rôle de creuset. Mais pour le moment, ce n’est pas la direction prise, dans aucun pays arabe d’ailleurs.

Thierry Fabre : Vous dites; « Il n’existait plus aucun repère, les chemins avaient changé d’itinéraire, les montagnes d’emplacement, les plaines s’étaient gondolées, les collines aplanies, le sud avait modifié sa position, le ciel sa couleur, le soleil son trajet, le temps sa vitesse, le climat avait interverti ses saisons. » Face à un tel bouleversement cosmique, le retournement de l’espace comme un gant, comment retrouver ses points fixes ?

Rachid Mimouni : En Algérie, on a commencé à investir dans le début des années 1970, on a investi à mort, on a construit des usines, mais on n’a jamais pensé à ce que ce changement pouvait provoquer dans la tête des gens ; ensuite on a pris un paysan qui vivait selon le rythme de vie du XIVe siècle et on l’a mis devant une machine ultra-moderne. Tous les rapports à l’objet technologique ont été complètement bouleversés : le gars avait l’habitude de se lever avec le soleil et de se coucher dès qu’il faisait nuit ; du jour au lendemain, il est dans l’usine avec des horaires stricts.

Thierry Fabre : A côté des forces protestataires ou réactionnelles que sont les mouvements islamistes, quelles autres forces existent, en dehors de l’appareil d’État ? Quelles sont les forces capables de recréer des médiations ? Est-ce que le processus de démocratisation contrôlé qui semble se dessiner en Algérie vous paraît jouable ?

Rachid Mimouni : Depuis octobre 1988 on commence à voir apparaître un certain nombre de tendances, et pour le moment c’est encore très formel. Auparavant il était extrêmement difficile de les déceler, étant donné que les élections ne donnaient aucune indication, on votait toujours pour la même chose. Mais il semble bien qu’il se dégage un mouvement « presque » laïc, un mouvement qui refuse l’islam extrémiste radical… Le seul danger, c’est le radicalisme des intégristes contre lequel nous luttons quotidiennement, car il faut lui faire admettre le principe de base du jeu démocratique, c’est-à-dire le non-recours à la violence. Renoncer au terrorisme, aux menaces contre les filles qui sortent dans la rue, on n’est pas encore arrivé à le faire admettre, parce que les dirigeants sentent bien que dans un espace démocratique, avec une liberté d’expression effective, leur influence se réduira vite à la portion congrue. Auparavant, dans un système de parti unique, ils étaient les plus avantagés, ils étaient les seuls à pouvoir diffuser un discours en dehors de celui du pouvoir, par l’intermédiaire des mosquées et de la télévision. Aucune autre sensibilité ne le pouvait.

 

*François Burgat, L’islamisme au Maghreb, Karthala, 1988.

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