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Errico Malatesta : Anarchisme et amoralisme

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 906, 8 septembre 1934.

 

 

Le nombre de ceux qui se disent anarchistes est tellement grand aujourd’hui et sous le nom d’anarchie on expose des doctrines tellement divergentes et contradictoires, que nous aurions vraiment tort de nous étonner lorsque le public, nullement familiarisé avec nos idées, ne pouvant distinguer du premier coup les grandes différences qui se cachent sous le même mot, demeure indifférent vis-à-vis de notre propagande et nous témoigne en même temps de la défiance.

Nous ne pouvons, naturellement, je l’ai déjà dit, empêcher les autres de se donner le nom qu’ils choisissent ; quant à renoncer nous-mêmes à nous appeler anarchistes, cela ne servirait à rien, car le public croirait tout simplement que nous avons tourné casaque.

 

Tout ce que nous pouvons et devons faire, c’est de nous distinguer nettement de ceux qui ont une conception différente de la nôtre, ou qui tirent d’une même conception théorique des conséquences pratiques absolument opposées à celles que nous tirons. Et la distinction doit résulter de l’exposition claire de nos idées et de la répétition franche et incessante de notre opinion sur tous les faits qui sont en contradiction avec nos idées et notre morale, sans égards pour une personne ou un parti quelconques. Car cette prétendue solidarité de parti entre gens qui, en réalité, n’appartenaient pas et n’auraient pu appartenir au même parti, a été précisément l’une des causes principales de la confusion.

 

C’est ainsi qu’il s’est fait que plus d’un exaltent chez les camarades les mêmes actions qu’ils reprochent aux bourgeois, et qu’il semble que leur unique critérium du bien ou du mal consiste à savoir si l’auteur de tel ou tel acte se dit ou ne se dit pas anarchiste. Une suite d’erreurs a amené ceux-ci à se mettre dans la pratique en contradiction flagrante avec les principes qu’ils professent théoriquement, et ceux-là à admettre pareilles contradictions ; tandis qu’un grand nombre de causes ont amené au milieu de nous des gens qui au fond se moquent du socialisme, de l’anarchie et de tout ce qui dépasse les intérêts de leur personne.

 

Je ne puis entreprendre ici un examen méthodique et complet de toutes ces erreurs, et je me bornerai aujourd’hui à examiner celle qui est la plus frappante, parce que majeure.


Il s’agit de la morale.

 

Il n’est pas rare de trouver des « anarchistes » ou se disant tels, qui nient la morale. Tout d’abord, ce n’est qu’une simple façon de parler pour établir qu’au point de vue théorique ils n’admettent pas une morale absolue, éternelle et immuable, et que, dans la pratique, ils se révoltent contre la morale bourgeoise, sanctionnant l’exploitation des masses et frappant tous les actes qui lèsent ou menacent les intérêts des privilégiés. Puis, peu à peu, comme il arrive dans bien des cas, ils prennent la figure de rhétorique pour l’expression exacte de la vérité. Ils oublient que, dans la morale courante, à côté des règles inculquées par les prêtres et les patrons pour assurer leur domination, il s’en trouve d’autres, qui en forment même la majeure partie et la plus substantielle, sans lesquelles toute existence sociale serait impossible ; ils oublient que se révolter contre toute règle imposée par la force ne veut nullement dire renoncer à toute retenue morale et à tout sentiment d’obligation envers les autres ; ils oublient que pour combattre raisonnablement une morale, il faut lui opposer, en théorie et en pratique, une morale supérieure ; et ils finissent quelquefois, leur tempérament et les circonstances aidant, par devenir amoraux — immoraux dans le sens absolu du mot — c’est-à-dire des hommes sans règle de conduite, sans critérium pour se guider dans leurs actions, qui cèdent passivement à l’impulsion du moment. Aujourd’hui, ils se privent de pain pour secourir un camarade ; demain, ils tueront un homme pour aller au lupanar !

 

La morale est la règle de conduite que chaque homme considère comme bonne. On peut trouver mauvaise la morale dominante de telle époque, tel pays ou telle société, et nous trouvons, en effet, la morale bour­geoise plus que mauvaise ; mais on ne sau­rait concevoir une société sans une morale quelconque, ni un homme conscient qui n’ait aucun critérium pour juger de ce qui est bien et de ce qui est mal pour soi-­même et les autres.

 

Lorsque nous combattons la société ac­tuelle, nous opposons à la morale bourgeoi­se, individualiste, morale de lutte et de con­currence, la morale de l’amour et de la soli­darité, et nous cherchons, à établir les ins­titutions qui correspondent à notre concep­tion des rapports entre les hommes. S’il en était autrement, pourquoi ne trouverions­-nous pas juste que les bourgeois exploitent le peuple ?


Une autre affirmation nuisible, sincère chez, les uns, mais qui, pour d’autres, n’est qu’une excuse, c’est que le milieu social ac­tuel ne permet pas d’être moraux et que, par conséquent, il est inutile de tenter des efforts destinés à rester sans succès : le mieux, c’est de tirer des circonstances ac­tuelles le plus possible pour soi­-même sans se soucier du prochain, sauf à changer de vie lorsque l’organisation sociale aura chan­gé aussi. Certainement, tout anarchiste, tout socialiste comprend les fatalités économi­ques qui obligent aujourd’hui l’homme à lutter contre l’homme ; et il voit, en bon ob­servateur, l’impuissance de la révolte per­sonnelle contre la force prépondérante du milieu social. Mais il est également vrai que, sans la révolte de l’individu, s’asso­ciant à d’autres individus révoltés pour résister au milieu et chercher à le transfor­mer, ce milieu ne changerait jamais.

 

Nous sommes, tous sans exception, obli­gés de vivre, plus ou moins, en contradic­tion avec nos idées ; nous sommes socialis­tes et anarchistes précisément dans la mesu­re où nous souffrons de cette contradiction et où nous tâchons, autant que possible, de la rendre moins grande. Le jour où nous nous adapterions au milieu, nous n’aurions plus naturellement l’envie de le transfor­mer et nous deviendrions de simples bour­geois ; bourgeois sans argent, peut­-être ; mais non moins bourgeois pour cela dans les actes et dans les intentions.

 

Errico MALATESTA.

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