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Claude Devilliers : Algérie. Vingt ans après l’indépendance

Article de Claude Devilliers paru dans Inprecor, n° 138, 6 décembre 1982, p. 27-31


Museler le mouvement de masse et avancer prudemment vers une « libéralisation économique » sont les deux piliers de la politique de Chadli Benjedid

IL y a vingt-huit ans, le 1er novembre 1954, les premières actions du Front de libération nationale (FLN) marquaient le début du soulèvement armé algérien contre le colonialisme français. Au terme d’une longue guerre de libération, le 3 juillet 1962, l’Algérie arrachait son Indépendance. Le peuple algérien avait payé cette victoire au prix fort : un million de morts, 400 000 détenus, 300 000 réfugiés, et plus de 3 millions de personnes déplacées. Toute la population algérienne avait été touchée et brassée par la tourmente.

Vingt ans après l’Indépendance, la population algérienne a pratiquement doublé. Elle est passée de 10 millions à près de 20 millions d’habitants, dont 57 % ont moins de vingt ans. La croissance démographique se poursuit, avec le taux important de 3,2 % par an, qui annonce un nouveau doublement de la population au début du siècle prochain. La population urbaine représente désormais 45 % du total, contre 30 % en 1962. Le nombre de salariés est passé de 1,7 million en 1966 à 3,4 millions en 1982 ; l’emploi salarié agricole de 700 000 à 2 millions, et le nombre d’emplois industriels de 100 000 à 750 000.

En vingt ans, l’espérance moyenne de vie s’est accrue de dix ans : de 47 à 57 ans. Les Algériens mangent qualitativement mieux en 1979 qu’en 1967. Le nombre de jeunes scolarisés est passé de 400 000 au moment de l’Indépendance à 5 millions, et le nombre d’étudiants algériens de 2 000 à près de 100 000. Alors qu’il y avait un médecin pour 10 000 habitants en 1966, il y en a aujourd’hui un pour 2 500 habitants, mais l’infrastructure hospitalière a stagné.


Ce processus de développement, après plus d’un siècle d’oppression coloniale, n’est pas allé sans difficultés. La résistance armée du FLN avait été affaiblie par le rouleau compresseur du Plan Challe appliqué à partir de février 1959, et consistant en des opérations militaires aéroportées menées d’Est en Ouest, depuis la « ligne Morice » le long de la frontière avec la Tunisie jusqu’au barrage électrifié situé le long de la frontière marocaine. Les accords d’Evian, signés le 18 mars 1962 sur la base de ce rapport de forces militaire, prévoyaient l’installation d’un Etat néocolonial (1).

Mais la mobilisation des masses algériennes allait ouvrir, en 1962 et 1963, une dynamique de révolution permanente. Elle s’engouffrait dans le vide laissé par l’effondrement des structures coloniales et le départ précipité des Européens. La bourgeoisie algérienne, rachitique, étouffée par la colonisation de peuplement, n’avait pas la force d’occuper cet espace.

Dès 1963, le président Ahmed Ben Bella portait un coup d’arrêt à cette dynamique, en mettant au pas le Congrès de l’organisation syndicale, l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), fondée en 1956 en pleine guerre, et qui prétendait affirmer son autonomie par rapport au régime. Dès lors, le régime de Ben Bella ne constituait plus qu’une formule politique de transition, produit d’un compromis temporaire entre le mouvement de masse et la bureaucratie en formation dans le cadre de l’appareil d’Etat.

Le coup d’Etat dirigé par le colonel Houari Boumedienne, le 19 juin 1965, dénouait au profit de la bureaucratie et de la bourgeoisie privée cette situation d’équilibre instable. Leur victoire allait se traduire aussitôt par une caporalisation généralisée du mouvement de masse, et par l’adoption significative, dès 1966, d’un Code des investissements accordant des facilités au secteur privé.

Nos camarades du Groupe communiste révolutionnaire (GCR) algérien ont exposé avec lucidité la logique de ce régime :

« Cette forme inhabituelle d’organisation économique de la société bourgeoise, le capitalisme d’Etat, ne modifie en rien la nature de classe de cette société. Les principales sources d’accumulation du capital et les secteurs clefs de l’économie sont certes étatisés, mais le système reste fondamentalement régi par les lois du mode de production capitaliste, et l’Etat n’en est pas moins l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital. Elle représente pourtant l’unique possibilité pour le bloc petit-bourgeois hybride, dominant politiquement, de profiter de sa mainmise sur l’Etat bourgeois pour s’approprier le rôle déterminant dans la répartition du surproduit social.

« C’est en ce sens que, le bonapartisme en étant l’expression politique, le capitalisme d’Etat est l’expression économique de la substitution de ce bloc social à une bourgeoisie structurellement très faible. Véhicule idéal pour l’ascension capitaliste et l’affirmation face à l’impérialisme mondial des couches petites-bourgeoises regroupées autour de l’armée des frontières, le capitalisme d’Etat offre par ailleurs des avantages incontestables sur toute autre forme d’organisation capitaliste dans un pays arriéré.

« L’appropriation d’une part importante des rentes pétrolière et foncière, la nationalisation des secteurs clefs de l’économie, et le contrôle des investissements permettent à l’Etat bourgeois de réaliser une accumulation intensive et accélérée de capital industriel. Le monopole du commerce extérieur, même relatif, en amenant l’Etat bourgeois à traiter luimême avec les firmes multinationales, en fait un interlocuteur de poids non négligeable, qui peut se permettre de s’affronter ponctuellement à l’impérialisme, non pas pour remettre en question sa domination sans partage sur le marché mondial, mais pour négocier la redéfinition des termes de l’échange inégal. (2) »

Le bilan et l’héritage du régime Bou­medienne vérifient largement ce jugement.

LE BILAN ET L’HÉRITAGE DU RÉGIME BOUMEDIENNE

La politique économique de Boume­dienne a été rythmée par un plan triennal (1967-1969) et deux plans quadrien­naux (1970-1973 et 1979-1977). Pendant dix ans, il s’est agi de « semer du pétrole pour récolter des usines ». La priorité absolue a été accordée à l’industrie lourde et à la mise en place de complexes orientés vers les biens de production (pétrochimie, sidérurgie, machine-outil). Cette politique dite des « industries industria­lisantes », financée grâce à la rente pétrolière, était censée consolider l’indépendance économique du pays et entraîner, dans un deuxième temps, l’essor d’industries de consommation.

Cet effort volontariste (illustré par la naissance de grands complexes sidérurgiques à Annaba, de liquéfaction du gaz à Arzew, ou de raffinage à Skikda) s’appuyait sur une politique offensive de nationalisations : nationalisation des assurances et des biens vacants en 1966, de la distribution pétrolière à l’occasion de la Guerre des Six Jours en 1967, des sociétés pétrolières françaises et des gisements de gaz en 1971, du secteur bancaire en 1972, du commerce extérieur de gros en 1973. Au moment de la mort de Bou­medienne, le 27 décembre 1978, 73% de la valeur ajoutée industrielle était réalisée dans le secteur public, contre 43% seulement en 1967. En 1978, le monopole du commerce extérieur était également institué.

Au milieu de cette décennie placée sous le signe de la « révolution industrielle », le discours officiel du régime commençait à l’associer à deux autres « révolutions » : agraire et culturelle. Décrétée par ordonnance le 16 novembre 1971, la « révolution agraire » a été conçue comme une opération administrative à froid, devant éviter l’explosion des conflits de classe à la campagne. Elle prétendait éliminer les rapports d’exploitation à la campagne en supprimant les formes de faire valoir indirectes, en expropriant les propriétaires non exploitants ou les propriétaires exploitants non résidents sur l’exploitation, en limitant la taille des exploitations, en attribuant des lots à cultiver aux paysans sans terre, et en encadrant la distribution dans un système coopératif étatisé.

Mais cette volonté déclarée s’est heurtée aux pesanteurs, quand ce n’est au sabotage, d’une administration bureaucratique souvent de connivence avec les propriétaires visés. Ces grands propriétaires ont contourné de mille façons les mesures de nationalisation et de limitation des surfaces (recours à des prête-noms, etc.). L’ambiguïté des textes et la complicité de l’administration locale ont facilité une interprétation des ordonnances dans un sens plus conforme aux intérêts des possédants. Ainsi, les recours ont permis la dénationalisation et la récupération de près du quart des terres des grands propriétaires, à tel point que le quotidien national El Moudjahid qualifia ces commissions de recours, de véritables syndicats des propriétaires fonciers…

D’autre part, l’imposition bureaucratique de la révolution agraire a privé Boumedienne du soutien de la paysannerie pauvre. En responsabilisant l’administration locale, il voulait éviter la mobilisation des paysans. L’appel au volontariat étudiant pour l’application de cette « révolution » ne compensait pas la passivité des paysans méfiants, soumis à des pressions, sceptiques quant aux mécanismes de commercialisation. Nombre de bénéficiaires de la révolution agraire se sont désistés et nombre de paysans attributaires, loin d’être des militants de cette « révolution » octroyée, étaient en fait déjà sur le chemin de l’exode rural.

Enfin, l’Union nationale des paysans algériens (UNPA) qui devait, à l’origine, organiser la masse des paysans sans terre nouveaux attributaires et des petits paysans, s’est vite trouvée investie par les secteurs de la bourgeoisie agraire et transformée en courroie de transmission de leur influence politique.

Alger, octobre 1979. (DR)

Dans ces conditions, la révolution agraire était incapable de servir de tremplin à la mobilisation des paysans pauvres, ou d’élargir le marché intérieur, malgré l’alignement du salaire minimum agricole sur le salaire minimum interprofessionnel garanti, malgré la réduction des impôts et l’amélioration des prestations sociales (toujours grâce à la redistribution de la manne pétrolière plutôt qu’à une amélioration de l’agriculture). Le volontarisme étatique ne pouvait, à lui seul, offrir une issue au développement du marché intérieur. Il contribuait plutôt à « établir le contrôle de l’Etat bourgeois sur la rente foncière dans le but de l’orienter, en fonction de son choix stratégique, dans le processus d’accumulation accélérée du capital national (3) ».

Sous le drapeau de la « révolution culturelle », enfin, allaient intervenir des mesures touchant aussi bien à la gratuité de la santé, qu’à l’éducation, ou à la campagne pour l’arabisation. Mais le régime Boumedienne devait surtout mettre l’accent sur la « gestion socialiste des entreprises », instituée par l’ordonnance du 16 novembre 1971 pour toutes les entreprises y dont le patrimoine est constitué intégralement par les biens publics ». Il prétendait ainsi faire des travailleurs des « producteurs gestionnaires ».

La base de ce système de gestion est constitué par l’Assemblée des travailleurs, élue pour trois ans par l’ensemble des travailleurs parmi les travailleurs syndiqués proposés par une commission électorale tripartite (le parti FLN, le syndicat UGTA et l’administration). Cette assemblée dispose en théorie de tous les « pouvoirs de contrôle sur la gestion de l’entreprise ou de l’unité, et sur l’exécution des programmes. » Elle doit décider de l’affectation des résultats financiers de l’entreprise et de la répartition des bénéfices éventuels.

Mais le pouvoir décisif est détenu par le conseil de direction composé d’un ou deux membres de l’Assemblée des travailleurs, élus par elle, mais placés sous la présidence d’un directeur général nommé et révoqué par l’autorité de tutelle. Ce directeur général « agit sous l’autorité de tutelle », est « responsable du fonctionnement général de l’entreprise » et « exerce l’autorité hiérarchique sur le personnel ».

Au regard des moyens mobilisés et des ambitions affichées, le bilan est économiquement coûteux et porteur de nouvelles contradictions sociales.

— Non seulement l’industrialisation a capté l’essentiel des investissements des trois plans économiques successifs, mais elle a encore consommé trois fois plus que prévu. Les hydrocarbures, qui ont été les principaux bénéficiaires de l’investissement industriel, se sont développés plus vite que les industries de base qui devaient fournir les équipements industriels. Cette politique d’exploitation maximale du pétrole, avec priorité au raffinage et au gaz naturel liquéfié, a empiété sur les autres secteurs, y compris l’industrie lourde, de sorte que le remplacement escompté des importations est devenu impossible. En 1977, à la fin du deuxième plan quadriennal, sur 100 produits industriels jugés nécessaires, 76 étaient toujours importés.

— Le bilan n’est guère plus reluisant concernant le commerce extérieur. Les signes de la dépendance, y compris sous des formes classiques, reviennent à la surface, après une courte éclipse. La très faible diversification des exportations n’est pas dépassée : hydrocarbures et matières premières (fer, phosphates et… vin) constituent 92,3% des exportations, alors que la part des produits industriels finis est quasi nulle. Quant aux débouchés, la diversification demeure limitée : 91% des exportations vont aux pays de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), les Etats-Unis, la France et l’Allemagne fédérale drainant à eux seuls 73% des exportations minières. Du côté des importations, en revanche, la satisfaction des besoins alimentaires dépend pour 70% des livraisons américaines…

— L’ampleur de l’endettement donne une idée de la dépendance technologique et financière. L’OCDE évalue à 35% de la valeur des exportations le montant du service de la dette pour 1981. Le gros de la dette (25 milliards de dollars) consiste en crédits des firmes impérialistes plutôt qu’en aide des institutions monétaires internationales. La conjoncture de baisse des prix du pétrole, le renouvellement de l’équipement industriel arrivant à échéance et le recours massif à l’importation de biens de consommation, accentuent cette tendance. Si l’austérité est à l’ordre du jour, les incohérences de la politique économique perpétuent la gabegie, comme l’illustre l’opération démagogique de construction à Alger d’un « monument des martyrs » qui a exigé un emprunt supplémentaire de 100 millions de dollars canadiens.

— Sur le plan social, l’industrialisation n’a pas répondu aux objectifs de plein emploi visés sous Boumedienne. La population active a triplé en dix ans, et 140 000 personnes accèdent chaque année au marché du travail. Le chômage des jeunes est estimé à plus d’un million, alors que le pouvoir s’efforce de comprimer les effectifs des entreprises pour augmenter leur productivité. Malgré les concessions salariales accordées, souvent sous la pression des luttes entre 1977 et 1980, le pouvoir d’achat s’est détérioré. La crise du logement et des transports urbains atteint un point critique. Le nombre total de logements est passé de 1,8 million en 1966 à 2,2 millions en 1977, soit une croissance de 18%, alors que la population augmentait de 40%. La part du logement précaire a augmenté, avec l’apparition, pendant cette période, de 150 000 logements de type bidonville en milieu urbain. Les plans de construction n’envisagent que pour l’an 2 030… le retour à la situation de 1966 ! Et ces plans, avec la livraison de 25 000 logements en 1979 et 30 000 à 40 000 en 1980, prennent chroniquement du retard. Cette crise du logement et du transport agit en retour sur l’absentéisme et la productivité du travail en général.

Le projet capitaliste d’Etat mis en oeuvre sous Boumedienne a donc globalement failli. Il était porté par la bureaucratie d’Etat, qui a initié une accumulation capitaliste, en prenant en main l’appareil d’Etat, et à travers lui la rente pétrolière et foncière. Une nouvelle bourgeoisie a commencé à émerger, à la campagne, dans le secteur privé nourri des subsides de l’Etat, et dans les flancs même de l’appareil d’Etat.

Des commandos réactionnaires assassinent un jeune syndicaliste étudiant

Un jeune étudiant en langues de l’Université d’Alger, âgé de vingt ans, Amzal, vient d’être tué, le 1er novembre dernier, lors des affrontements qui ont eu lieu à la Cité universitaire « Taleb-Abderhamane » de la capitale. Ses obsèques, suivies par 7 000 personnes, ont pris la signification d’un acte politique.

Malgré la vague de répression et les arrestations qui avaient frappé le mouvement étudiant algérien en mai 1981, le régime n’a pas réussi à écraser le mouvement étudiant qui avait manifesté son dynamisme lors des grandes grèves d’avril 1980 dans les universités d’Alger et de Tizi Ouzou (Kabylie). Il est cependant parvenu à l’affaiblir, tout en tolérant ou en favorisant le développement parallèle de courants d’extrême-droite d’inspiration religieuse (Frères musulmans) ou nationalistes arabes (les étudiants militants du FLN, dits « Baathistes »). Ces courants, qui jugent le pouvoir gouvernemental trop « à gauche », se veulent le fer de lance, à l’Université, de la lutte contre les revendications démocratiques des étudiants. A plusieurs reprises ces dernières années, ils se sont illustrés par leurs agressions et leurs actions de terreur, afin d’étouffer le mouvement démocratique et de briser les luttes syndicales étudiantes.

En 1980, Frères musulmans et « Baathistes » s’étaient emparés du comité de la Cité universitaire « Taleb-Abderhamane » (4 000 étudiants). Ils voulaient en finir avec les revendications syndicales contre les conditions déplorables d’hébergement et de restauration. Les assemblées étudiantes furent interdites et la seule musique tolérée se réduisait à la diffusion des versets du Coran par les hauts-parleurs de la mosquée.

A la rentrée de 1982-1983, les résidents s’organisaient dans les pavillons pour réagir en imposant l’élection de délégués représentatifs. Le lundi 1er novembre au soir, les commandos de droite, armés, attaquaient les militants syndicalistes les plus actifs. Le jeune Amzal était tué. On comptait de nombreux blessés, dont certains gravement. Le pouvoir en profitait pour faire boucler la Cité universitaire par la police, arrêter 150 étudiants, faire fouiller les pavillons, interdire l’affichage et les réunions.

Dès le lendemain pourtant, les étudiants des Instituts de langues et de sciences économiques se mettaient en grève et un millier d’étudiants se rassemblait, malgré les intimidations, à la Faculté centrale d’Alger, pour protester contre cette nouvelle agression de groupes d’extrême-droite jouissant de la complaisance du régime. Les Frères musulmans comme les « Baathistes » bénéficient en effet de structures légales – respectivement les mosquées universitaires et les cellules étudiantes du FLN – , alors que toute forme d’organisation indépendante est interdite au mouvement étudiant progressiste. Depuis mai 1981, les collectifs démocratiques sont déclarés hors-la-loi et les universités placées sous le contrôle de la police.

En fait, l’entreprise de mise au pas – officielle et parallèle – contre le mouvement étudiant s’inscrit dans une politique d’ensemble du régime visant à briser le mouvement de masse.
INPRECOR

La convergence entre la bourgeoisie traditionnelle faible et cette couche bourgeoise en formation à l’ombre de la protection étatique se traduit par une pression en faveur d’une libéralisation économique et politique qu’on a pu qualifier, par analogie, de « sadatisation ».

Dès 1978, avant même la mort de Boumedienne, les marxistes révolutionnaires du GCR algérien avaient clairement perçu cette dynamique :

« L’assimilation de cette caste bureaucratique bourgeoise, couche sociale en pleine mutation, à une « bourgeoisie d’Etat ou bourgeoisie bureaucratique », en lui reconnaissant implicitement la stabilité d’une classe bourgeoise constituée, ne saisit pas son instabilité constante, liée directement au caractère éminemment transitoire du système dont elle est porteuse. Même si elle a réussi à affirmer son hégémonie politique et économique sur la société algérienne, ce qui suppose une claire conscience de ses intérêts et surtout un régime politique relativement stable qui l’unifie et unifie autour d’elle l’ensemble des classes dominantes, cette bureaucratie bourgeoise n’en reste pas moins en pleine mutation sociale, son ascension ne s’achevant qu’avec le dépassement du capitalisme d’Etat lui-même et le retour à des formes d’organisation capitaliste plus classique. La mise en oeuvre d’un tel processus, de plus en plus important ces dernières années au sein de la couche dominante, nous rapproche à grands pas de ce moment de remise en question pratique du capitalisme d’Etat. L’accumulation de capitaux par chaque bureaucrate bourgeois finit par l’amener à investir dans le secteur privé (en son nom propre ou en association avec quelqu’un d’extérieur à l’appareil d’Etat, ou sous une couverture quelconque) et favorise ainsi l’émergence, des flancs mêmes du capitalisme d’Etat, de nouvelles couches bourgeoises, dans l’industrie, le commerce ou l’immobilier. (4) »

LE RÉGIME CHADLI BENJEDID SUR LA VOIE ÉTROITE DE « L’INFITAH »

Les pressions en faveur d’une « ouverture » (Infitah) économique et institutionnelle ont commencé à s’exprimer explicitement au milieu des années 1970. La publication d’un appel, le 9 mars 1976, signé par plusieurs personnalités comme Ferhat Abbas, Youssef Ben Khedda (tous deux anciens présidents du Gouvernement provisoire de la République algérienne, GPRA), Kheireddine et Hocine Lahouel, en avançant la revendication d’une Assemblée constituante souveraine, manifeste les aspirations de la bourgeoisie à un nouveau partage du pouvoir.

C’est Boumedienne en personne qui, dans son discours du 1er mai 1975, mena la contre-attaque en opposant à la « dé­mocratie parlementaire bourgeoise » la « démocratie révolutionnaire des ouvriers, paysans, djounouds (combattants) et intellectuels révolutionnaires ». L’adoption par référendum, le 27 juin 1976, d’une Charte nationale, radicale dans sa forme, à 98,5 % des voix, fait partie de cette contre-offensive. Boumedienne définit lui-même la Charte comme une garantie de la continuité de la révolution ». Il entend ainsi consolider le rapport de forces en faveur de la fraction populiste de la bureaucratie d’Etat, et marquer un coup d’arrêt aux pressions de la bourgeoisie traditionnelle. Mais il doit néanmoins reculer en acceptant la définition de l’Etat comme islamique et surtout en renonçant à l’idée, avancée en 1974, d’un « Parti socialiste d’avant-garde constitué uniquement de cadres socialistes regroupés autour d’un programme bien défini et d’une ligne politique unifiée ». C’est le FLN, avec l’ensemble de ses composantes, qui est défini par la Charte comme parti d’avant-garde. Échouant dans sa tentative tardive de mobiliser un courant populiste au sein du FLN, Boumedienne trouvera dans les militants du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS, le PC algérien), les supporters les plus zélés de sa politique dans les derniers mois avant sa mort.

Le Bonaparte est mort en décembre 1978.

La lutte pour la succession s’ouvre entre Yahiaoui, dirigeant du FLN, représentant de la bureaucratie populiste d’Etat, et Abdelaziz Bouteflika, ex-ministre des Affaires étrangères, qui incarne les aspirations de la bourgeoisie montante.

Le début de la crise politique remonte à 1974. La bourgeoisie avait alors élevé le ton en profitant du fait que le mouvement de masse était à son niveau le plus bas. Dès 1975 et 1976, cependant, les désillusions commençaient à s’exprimer et les problèmes sociaux à se manifester. Avec les débats autour du projet de Charte nationale en 1976 et surtout avec la vague de grèves en 1977, la mobilisation prenait corps. Boumedienne essayait alors d’en appeler au mouvement de masse contre la bourgeoisie. Une nouvelle page de la lutte de classe s’ouvrait.

En débarrassant aussi bien la bourgeoisie que le mouvement populaire du frein que représentait le Bonaparte, la mort de Boumedienne a accéléré cette crise. Pour éviter un affrontement public susceptible de provoquer une intervention des masses, les différentes fractions de la bourgeoisie et de la bureaucratie d’Etat optent pour un compromis autour de la figure du colonel Chadli Benjedid. Ce consensus s’accompagne d’un nouveau partage de pouvoir à travers l’instauration d’un système de collégialité qui représente toutes les cliques au sein du Bureau politique (BP) du FLN en 1979.

Si la bourgeoisie n’a pas remporté une victoire décisive, comme c’eût été le cas avec l’accession de Bouteflika au pouvoir, le centre de gravité du régime s’est néanmoins déplacé à son avantage.

Pourtant, l’arrivée de Chadli Benje­did au pouvoir, le 7 février 1979, n’a pas inauguré un processus de « sadatisation » rapide, mais plutôt un processus d’ « Infitah rampante ». Il y a à cela deux raisons fondamentales : la faiblesse de la bourgeoisie en tant que classe et la force potentielle du mouvement de masse.

En effet, la classe ouvrière n’est pas hostile par principe à l’« ouverture » économique. Le nouveau régime est assez habile pour faire miroiter une amélioration de la consommation, des conditions de logement et de transports. Il s’efforce ainsi d’exploiter la lassitude, notamment de la population urbaine, qui ressent ces fléaux comme le prix du volontarisme industriel de Boumedienne. Si la modification des priorités économiques est donc plutôt favorablement accueillie, en revanche, toute tentative pour restaurer les critères de rentabilité des entreprises se heurte directement aux acquis des travailleurs.

Or, depuis les grèves de l’été 1977, la classe ouvrière a commencé à reprendre confiance en ses forces. Mis à part un tassement en 1978, le nombre de grèves est en progrès constant tout au long de la décennie (voir Tableau).

En outre, ces grèves n’ont pas la même signification selon qu’elles se déroulent dans le secteur privé ou dans le secteur public. Celles du secteur d’Etat ont inévitablement une portée directement politique, par rapport aux priorités du Plan et aux options économiques du régime, et d’abord par le fait même qu’elles défient l’interdiction du droit de grève dans ce secteur. Or les grèves dans le secteur d’Etat, qui ne représentaient en 1969 que 2,7% de l’ensemble des grèves, en représentaient 15,7% en 1972, 36% en 1977, et même plus de 45% en 1980 ! Dans les deux secteurs, les revendications portent principalement sur les salaires (et sur la participation aux bénéfices dans le secteur d’Etat), mais aussi sur les licenciements individuels et collectifs et sur les libertés syndicales.

Parallèlement, on assiste en 1979 et 1980 à une réactivation des mouvements de la jeunesse, étudiant et lycéen. Le mouvement culturel kabyle, publiquement absent depuis 1963, agit au printemps 1980 comme le catalyseur direct des contradictions. Au-delà des revendications culturelles et linguistiques, il cristallise des revendications sociales convergentes, avec la formation en Kabylie d’un comité populaire ouvrier-étudiant.

Enfin et surtout, cette remontée du mouvement de masse s’exprime au niveau syndical par un renouveau de l’UGTA, jusqu’à voir la direction syndicale menacer le Congrès du FLN et intervenir directement sur tous les débats importants au sein du FLN : question agraire, santé, etc. Sans sortir du cadre de la collaboration de classe, la démocratisation et l’autonomisation relatives du syndicat indiquent une modification de ses rapports à la bourgeoisie et à la classe ouvrière.

Le régime a pris prétexte des événements de Kabylie d’avril 1980 pour mettre fin à l’expérience de la collégialité : le Comité central (CC) dissout alors le BP et remet les pleins pouvoirs à Chadli Benje­did, ravivant les traits bonapartistes du régime. Mais le danger principal à ses yeux, c’était le processus en cours dans l’UGTA et la possibilité de voir se répéter un phénomène analogue à celui de l’UGTT tunisienne (5).

Pour faire face à cette montée du mouvement de masse, la bourgeoisie n’était pas assez forte pour passer par dessus les institutions bonapartistes du régime. La période 1970-1980 a bien vu un essor du capital privé. Ce dernier a bénéficié aussi bien de subventions étatiques concernant les investissements, que de la création d’un marché intérieur par la distribution d’une part de la rente pétrolière sous forme de salaire. Le monopole du commerce extérieur lui a, de plus, assuré un marché protégé et un quasi-monopole pour l’offre de certains biens de consommation.

Pendant cette période, le nombre d’entreprises employant plus de 5 salariés est passé de 1 945 à près de 5 000 et les micro-entreprises de moins de 5 salariés ont proliféré. La création d’entreprises s’est encore accélérée entre 1978 et 1980. S’il s’agit souvent d’entreprises situées en aval du secteur public ou dans une situation de sous-traitance par rapport à lui, et si le nombre de salariés estimé du secteur privé reste modeste (environ 150 000), il n’en demeure pas moins que ce secteur bénéficie d’un transfert du secteur public. Ainsi, dans le commerce ou le bâtiment, alors que le secteur public est fortement déficitaire, le secteur privé réalise des profits substantiels.

Le chiffre d’affaires par salarié est nettement plus important dans le privé que dans le public : plus du double dans le textile, le cuir et la chaussure, plus de 42% pour les industries chimiques. Les effectifs nombreux, la faible productivité, la prise en charge des infrastructures pèsent largement sur le secteur public.

Malgré ces avantages, la bourgeoisie privée n’a pas pris le relais, dans le secteur de l’industrie des biens de consommation, de l’industrie des biens de production créée par le secteur d’Etat. Le manque de confiance dans l’avenir et le manque de traditions industrielles ont fait qu’elle s’est cantonnée dans des opérations à court terme, souvent spéculatives. De sorte que, si elle s’est développée, elle reste trop faible pour affronter seule le mouvement de masse. Elle a le plus grand mal à trouver une base sociale lui permettant une modification radicale des rapports de forces sociaux.

Dans ces conditions, la recentralisa­tion des pouvoirs dans les mains de Chadli Benjedid et le recours aux institutions pour mettre au pas le mouvement de masse, constituaient la solution du moindre mal, fût-ce au prix d’un recul par rapport aux rythmes souhaités de l‘Infitah et à la timide tentative de collégialité.

REPRISE EN MAIN ET PLAN QUINQUENNAL

Dès le printemps 1980, la répression contre le mouvement kabyle (manifestations de Tizi Ouzou en avril) et contre le mouvement étudiant d’Alger a sonné l’heure de la normalisation. Le Congrès extraordinaire du FLN de juin 1980 systématise cette contre-attaque. Elle prend la forme du recours à l’article 120 des statuts du FLN, en vertu duquel les dirigeants des organisations de masse (syndicat, jeunesse, organisation des femmes) doivent tous être membres du parti.

L’ancien projet de démantèlement des fédérations syndicales, qui n’avait pu passer au Ve Congrès de l’UGTA, reviendra dès lors sur le tapis, à l’occasion d’un VIe Congrès préfabriqué qui sera celui d’une nouvelle caporalisation. Les positions tenues par le courant lié au PAGS, comme certaines fédérations ou l’Union territoriale d’Alger-Centre (UTAC), sont les premières visées. Désarmés par leur ligne de soutien forcené au FLN, les staliniens font le dos rond, et cherchent des compromis au sommet au lieu d’organiser la mobilisation en défense de l’UGTA. C’est ce qui facilite l’entreprise de la bureaucratie du régime et aboutit à la mascarade du VIe Congrès de l’UGTA.

En même temps, le Congrès extraor­dinaire du FLN de juin 1980 a resserré la discipline dans ses rangs, en imposant aux militants de « préserver en toutes circons­tances les secrets du parti » (art. 23, alinéa II des nouveaux statuts). En vertu de quoi, « tout démissionnaire est tenu de restituer à l’organe dont il relève tous les documents et les biens en sa possession et demeure pendant cinq ans soumis aux dispositions de l’alinéa II de l’article 23) ». Ces dispositions sont à l’évidence destinées à dissuader toute velléité d’opposition ou même de critique au sein du parti.

Le régime ne s’est pas contenté d’une remise au pas de l’appareil syndical. Parallèlement, en 1981, il a entrepris d’infliger des défaites à certains secteurs ou entreprises dont la combativité pouvait servir d’exemple, en recourant à l’intimidation, à la répression brutale (6), ou encore, comme à la Sonacom-Rouiba, à l’arrestation des travailleurs pendant le transport, au lock-out et à la réembauche individuelle. La répétition de telles défaites aurait un effet démoralisateur profond.

Sur le plan économique, l’adoption du Plan quinquennal 1980-1984 marque une réorientation importante. La période 1980-1990 a été décrétée « décennie sociale ». Le préambule du rapport général du Plan quinquennal fixe comme priorité « la mise en place de dispositifs devant se traduire, au niveau social, par l’adaptation et l’articulation des actions de développement autour des besoins sociaux prioritaires. » La présentation démagogique tend à affirmer la priorité à la consommation pour justifier la libération des mécanismes de marché et l’ouverture au marché mondial, au détriment des contraintes fixées par le capitalisme d’Etat.

Le Président Chadli Benjedid engage ainsi une inversion des priorités économiques par rapport à l’ère Boumedienne. Dès 1979-1981, il y a déjà eu une modification radicale de la structure des importations. Malgré de bonnes récoltes, les importations alimentaires ont été multipliées par deux, sans pour autant mettre fin à une pénurie illustrée par les queues interminables dans les supermarchés (les pommes de terre se vendaient pour l’équivalent de 12 francs français le kilo en octobre 1982).

La priorité du Plan actuel ne va plus à l’énergie, mais à la consommation, au logement, aux transports. C’est ce qu’exprime clairement la structure des investissements prévus. Aucun nouveau projet n’est envisagé concernant l’industrie lourde. L’investissement dans ce secteur, s’il reste important, est consacré principalement au renouvellement de l’équipement existant (38% du Plan), qui n’a jamais été rentabilisé. Pour le reste, le plus gros revient à l’agriculture et à l’habitat, c’est-à-dire aux questions sur lesquelles le danger d’explosion sociale est le plus fort. L’ambition de construire une économie moderne, fortement industrialisée, capable d’asseoir les fondations d’une bourgeoisie qui se respecte et taille sa part dans le marché mondial, est pratiquement abandonnée. En dilapidant la rente pétrolière pour parer au plus pressé, l’Algérie s’enfonce dans la voie classique du « développement du sous-développement ».

De petits pas sont faits, en conséquence, dans le sens d’un démantèlement de la planification et d’une remise en cause du monopole du commerce extérieur (par exemple, autorisation d’importation postale de pièces détachées). C’est dans ce cadre que s’inscrivent les mesures de « décentralisation » administrative et économique mises en oeuvre.

Le terminal de Skikda d’où partent les méthaniers vers l’Europe. (DR)

Ainsi, le secteur d’Etat éclate en une centaine de sociétés nationales. La Société nationale des hydrocarbures (SONA­TRACH), qui regroupait à elle seule 85 000 salariés, est subdivisée en douze sociétés. Cette restructuration, opérée pour des raisons de gestion, affaiblit la résistance du secteur d’Etat, facilite la multiplication des liens avec le privé, la passation d’accords et la généralisation des mécanismes du marché. En même temps, le commerce extérieur voit un accroissement des importations de semi-produits ou de pièces nécessaires au montage (comme les tubes de téléviseurs).

Cette tendance s’accompagne d’un effort pour restaurer la productivité du travail. Le Statut général du travailleur (SGT) adopté par l’Assemblée nationale populaire (APN) en 1978 interdit le droit de grève dans le secteur public. Le gouvernement a purement et simplement décidé de ne pas tenir compte du vote par l’APN de la semaine de 40 heures. De nouvelles offensives sont à prévoir concernant les modalités de licenciement dans le secteur public ou la gratuité de la médecine. Les résolutions du Comité central du FLN, de décembre 1980, renvoient en apparence dos à dos les partisans du secteur public et ceux du libéralisme en matière de santé. Mais la gauche est évincée de la direction de l’Union des médecins et muselée dans le Syndicat des travailleurs de la santé…

La question agraire est également dans le collimateur du « cours nouveau ». La production agricole n’a augmenté que de 1% par an, de 1967 à 1973, et de 2% par an, de 1974 à 1977, malgré la « révolution agraire ». Les importations alimentaires ont été multipliées par cinq depuis 1967, jusqu’à représenter 16% des importations totales et 15% des exportations des hydrocarbures en 1979. L’agriculture a été fortement mécanisée, mais comme l’industrie, elle continue à fonctionner largement en dessous de ses capacités de production, faute de maîtriser les modèles technologiques choisis.

Pour l’agriculture aussi, le Plan quinquennal 1980-1984 marque donc un tournant. Sous couvert de « débureaucratisa­tion », il envisage un redécoupage des « domaines autogérés » et des coopératives nées de la « révolution agraire », pour former des exploitations plus petites et spécialisées. Depuis 1980, une directive autorise les exploitations du secteur agricole d’Etat à vendre leur production au plus offrant. Les organismes commerciaux d’Etat se trouvent ainsi de nouveau en concurrence avec les mandataires privés, qui n’avaient jamais réellement disparu. Cette mesure renforce la bourgeoisie commerçante, et les prix à la consommation des fruits et légumes, qui ne sont plus freinés par la politique de bas prix précédemment pratiquée par le secteur commercial étatique, s’envolent.

Slimane Bedrani, auteur de l’Agri­culture algérienne depuis 1966, écrit ainsi dans le Monde du 4 juillet 1982 : « Au sein de l’Etat, les partisans de la logique d’accroissement du profit semblent enfin l’avoir emporté sur les partisans de la logique de contrôle du profit. » Et d’après l’analyse du Plan quinquennal et de ses effets sur l’agriculture, il conclut :

« La croissance de la production restera bien en deçà des besoins d’une population qui croit bien trop vite et dont les exigences alimentaires augmentent … Elle se fera par l’augmentation de la dépendance technologique de l’agriculture de façon directe ou indirecte … Elle s’effectuera aux dépens des paysans pauvres et des travailleurs agricoles … Elle s’accompagnera de coûts écologiques élevés. »

La bureaucratie bourgeoise algérienne a pu accentuer son ascendant à la fois sur les autres secteurs de la bourgeoisie et sur le mouvement populaire, parce qu’elle prétendait briser la perspective néocoloniale d’associé mineur dans la répartition internationale du profit. La crise du capitalisme d’Etat débouche sur un processus insidieux d’« Infitah rampante », pour éviter une confrontation généralisée avec la classe ouvrière et les paysans pauvres. Le régime procède par petites mesures et grignotages dont la portée et la dynamique sont plus importantes que leur contenu intrinsèque immédiat.

La rente pétrolière a été le moyen de l’édification de ce capitalisme d’Etat. Elle a permis en même temps de jeter les bases de l’industrialisation et d’établir, entre le régime et les masses, un rapport paternaliste qui ne se réduit pas à la coercition brute. Mais les marges de manœuvre se restreignent aujourd’hui. La rente pétrolière tend à baisser irrésistiblement, du fait de la conjoncture internationale de réduction des prix, et plus fondamentalement du fait de la réduction des réserves. La bureaucratie bourgeoise est conduite à réagir par l’atomisation du secteur d’Etat et la libération des mécanismes marchands. Mais elle revient ainsi vers une structure néocoloniale et un renforcement des liens de dépendance envers l’impérialisme.

En effet, malgré l’ampleur des investissements engagés, la base industrielle lourde est restée très faible. Le coût élevé des installations industrielles, le retard énorme dans leur construction et le faible rendement de l’appareil productif ont freiné le développement de ces secteurs de base. En s’imposant comme principaux clients et fournisseurs du secteur d’Etat, les firmes multinationales ont fourni le financement, la technologie et leur assistance dans la gestion ou la maintenance de l’appareil industriel public. Elles se sont octroyé l’essentiel des contrats en facturant au prix fort leur technologie et en créant les conditions d’une étroite dépendance. Les firmes américaines dominent ainsi le secteur des hydrocarbures et de l’électronique, les firmes allemandes, la mécanique et la métallurgie, alors que les firmes françaises et italiennes sont très présentes dans l’industrie des biens de consommation (textile et alimentaire).

L’« Infitah rampante » avance donc à travers des mesures dosées et peu spectaculaires. Le régime s’est d’abord attaqué aux secteurs marginaux comme le tourisme (privatisation), la santé (ouverture de cabinets privés sans remise en cause directe de la santé gratuite), le logement (vente de biens vacants et de HLM, libéralisation de la construction privée). Il a encouragé la tendance à la privatisation dans l’agriculture. Les mandataires achètent désormais aux enchères les récoltes sur pied et supplantent dans la commercialisation les entreprises étatisées. Il est d’ailleurs significatif que la caporalisation de l’UGTA ait été suivie de l’annonce d’un nouveau Code des investissements favorisant encore plus le secteur privé.

Cependant, craignant les réactions du mouvement de masse, le pouvoir n’a pu avancer qu’avec prudence dans la voie qu’il a choisie. Il a bénéficié pour cela de circonstances lui permettant de différer certaines échéances importantes. Les bonnes récoltes de 1980 et 1981 (avec un niveau de production sans précédent depuis l’Indépendance, excepté en 1975), et le relèvement des prix pétroliers en 1979-­1980 (de sorte que la balance commerciale a connu un solde positif en 1979 et en 1980), lui ont permis de soutenir les prix et de mettre en oeuvre un programme anti-pénurie appuyé sur les importations.

Mais les prix du pétrole baissent à nouveau et la production agricole rechute en 1982 dans un contexte de récession in­ternationale.

Le pouvoir, avec la répression contre le mouvement kabyle et le mouvement étudiant, et surtout avec la caporalisation de l’UGTA, a infligé une défaite politique au mouvement de masse, qui connait depuis un recul relatif. Ayant repris l’initiative, il cherche à pousser son avantage, en réprimant les velléités de lutte, en supprimant ou réduisant les « bénéfices payés aux salariés dans les entreprises d’Etat (qui n’ont jamais été payés aussi bas), en appliquant des primes au rendement, en bloquant l’embauche.

Mais ces mesures sont encore insuffisantes. Pour modifier qualitativement les rapports de forces sociaux et s’engager plus loin et plus ouvertement sur la voie de la libéralisation économique, le pouvoir devra donc attaquer de front des acquis matériels de la classe travailleuse, comme la santé gratuite, le système des salaires, ou la protection de l’emploi, qui sont autant de verrous sociaux. Il ne sera alors pas à l’abri de vives réactions, voire d’explosions du mouvement de masse.

Claude DEVILLIERS
1er novembre 1982.


(1) Le texte des accords d’Evian affirmait que « l’Indépendance de l’Algérie en coopération avec la France répondait aux interdis des deux pays » ; il comprenait un engagement de la part de l’Algérie de garantir les intérêts français en contrepartie d’une aide économique et technologique de la France. Ces garanties concernant les droits acquis par les personnes physiques et morales d’origine française étaient contenues dans une « déclaration de garanties » qui représentait un des textes des accords d’Evian.

(2) Cahier Et Taliaa numéro 1, « La crise du capitalisme d’Etat et du bonapartisme en Algérie », p. 14, 1978.

(3) Ibid., p. 21.

(4) Ibid., p. 21.

(5) Le 25 janvier 1978, une grève générale, dirigée par l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) a éclaté. Le bilan en fut de 400 tués, plus d’un millier de blessés et 1 500 arrestations. Nous analysions alors cela comme « la dynamique de la radicalisation ouvrière et la montée de l’UGTT, en tant qu’organisation de masse, encadrée par une bureaucratie syndicale à caractère de collaboration de classe. » (Inprecor numéro 23 du 3 mars 1978.)

(6) Le 1er Juin 1981, les piquets de trêve de la SONATRACH de Béni-Mered étaient brutalement attaqués par la police. Le bilan était lourd : 3 morts. 80 blessés et 25 arrestations parmi les grévistes.

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