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Entretien avec un libertaire iranien

Entretien paru dans Front libertaire des luttes de classe, n° 105, 26 février 1979, p. 2-5


FL – Tu te revendiques comme anarchiste. Tu es Iranien et tu penses qu’actuellement, de par le fait que tu es anarchiste, cela ne sert à rien de retourner, pour toi, en Iran ?
R – Non, je ne dis pas que cela ne sert à rien, c’est-à-dire que pour retourner en Iran, il faut être au moins un groupe ; individuellement, mon action n’aurait pas une grande portée en Iran parce que je me retrouverais seul. La situation n’est pas claire, on ne sait rien, on ne sait pas si le régime va tenir ses promesses et s’il y aura un climat de liberté en Iran pour qu’on puisse mener une action, pour qu’on puisse faire une propagande réelle, introduire des idées anarchistes au sein des Iraniens
FL – Oui, visiblement le problème qui se pose, c’est qu’il n’y a pas de mouvement qui se revendique, peut-être pas comme anarchiste, mais au moins avec une sensibilité libertaire, ni en Iran, ni à l’étranger. Est-ce qu’il y a des groupes qui sont créés ou liés à l’étranger ?
R – J’étais pratiquement le seul à découvrir d’abord les idées libertaires. Peut-être qu’il y en a d’autres qui les ont découvertes auparavant, mais personne ne s’est engagé à faire quoi que ce soit dans ce sens. J’ai commencé à introduire certains textes dans le but de faire sympathiser les gens et de leur présenter ce qu’est l’anarchie mais, au cours de mon travail, j’ai contacté que certaines personnes plus ou moins sympathisantes ou qui avaient des connaissances un plus globales mais, jusqu’à présent, on est plus ou moins des individus qui se réclament des idées libertaires, mais il n’y a aucun lien actif entre eux, mais on ne peut pas ni en Iran, ni en d’autres pays, parler de mouvement anarchiste.
FL – Le travail de traduction des textes paraît la seule action faisable pour vous. A qui la destines-tu matériellement ? Qui devait la lire : des Iraniens en Iran ou des Iraniens qui étaient en exil ?
R – Jusqu’au renversement du Chah, il était impossible de faire quoi que ce soit en Iran, c’est-à-dire qu’il fallait que ce soit toujours clandestin. Je n’avais aucun moyen de faire de la propagande en Iran. Les publications étaient destinées aux étudiants qui se trouvaient à Paris, et on a pu faire quelques voyages à Londres, à Bruxelles ou ailleurs. Mais on n’a pas pu, du fait de n’avoir pas un soutien actif de la part des organisations libertaires, faute de moyens peut-être de leur part, faire une action de grande portée. Les publications étaient de tirage de 500 à 700 au maximum et destinées aux étudiants et aux Iraniens qui se trouvaient en Europe.
FL – Et au départ, c’est-à-dire il y a un an ou deux, quel soutien attendais-tu des organisations libertaires à l’étranger ?

R – C’était soutenir le mouvement inconditionnellement, loin des divergences théoriques. Personnellement, je n’appartiens pas à une organisation libertaire en France et je n’ai encore que quelques idées ou quelques tendances sur certains points ; je n’ai pas encore de position claire et le soutien que j’attendais, c’est d’abord faire publier ces publications à un niveau plus grand, plus vaste, et les distribuer au sein des Iraniens par leur propre groupe qui se trouvait en Europe et éventuellement s’il y avait moyen d’intégrer ces publications en Iran, de les envoyer sur place, mais je préfèrerais garder tout à fait l’indépendance à l’égard des organisations. Ce qui est difficile parce que je vois qu’actuellement toutes les organisations essaient de faire sympathiser les gens avec leur propre « chapelle ». Je voulais toujours garder l’autonomie en face de toutes les organisations. J’ai contacté diverses organisations en France ou ailleurs, en Italie, en Angleterre, mais j’ai souhaité que notre action soit tout à fait autonome et qu’il y ait une solidarité entre nous et les gens qui se réclament des idées libertaires, c’est-à-dire cela sera la voie et le but que je poursuivrai à l’avenir.

FL – Nous, en tant que libertaires en France, en Italie ou en Angleterre, quel travail aurait-on pu faire par rapport à une quelconque propagande vis-à-vis de ceux que tu veux toucher ?

 

R – C’est-à-dire au maximum d’essayer de faire sympathiser les gens avec les idées libertaires et de tirer au maximum possible les ouvrages et collecter au niveau des finances aussi, parce qu’au début on avait besoin d’un certain soutien matériel qui pourrait être remboursé et qui pourrait provenir de la vente de brochures ou publications, pour qu’on puisse mettre sur pied un journal ou un bulletin qui nous aiderait dans ce sens. Actuellement on n’a aucun moyen à part de maigres ressources personnelles. On n’a pas d’autre moyen de faire des publications à grand tirage. Je pense que la question des finances sera résolue du fait que toutes les publications seront vendues sur le marché assez rapidement, mais j’ai envoyé des colis et des lettres dans les groupes étrangers et malheureusement je n’ai eu que peu de réponses.

 

FL – Le soutien matériel et financier au sens large, c’est un fait. Une petite digression : si nous avions essayé, nous, libertaires français, de faire une propagande dirigée vers le milieu iranien exilé, c’est un peu comme le « travail » qu’essaie de faire le mouvement maoïste en France vis-à-vis des travailleurs immigrés en profitant que ce mouvement est actuellement en lutte pour essayer de le « maoïser ». Et, à la limite, qu’est-ce qu’on aurait pu faire de plus ? Ce n’est pas à nous de le faire. Le seul soutien que l’on peut apporter, c’est un soutien financier et matériel comme mettre nos moyens d’expression à votre disposition.

 

R – Dans le fond, vous avez raison, il est difficile de demander de faire sympathiser les Iraniens avec le mouvement libertaire en le gardant à l’écart de votre idéologie propre. C’est d’abord quelque chose de quasiment impossible, mais je pense que la seule différence entre les maoïstes et les libertaires, c’est que les libertaires n’ont jamais eu l’intention de canaliser le mouvement des diverses organisations étrangères pour leur propre objectif ; c’est-à-dire les immigrés ont toujours été un moyen pour les organisations marxistes  de les récupérer et de canaliser leur mouvement pour qu’il puisse constituer une certaine force marxiste, alors que cela ne doit pas être le but des libertaires. Je pense que les libertaires doivent surtout propager leurs idées par leurs moyens d’expression et laisser la possibilité à ces immigrés de s’informer eux-mêmes, de ne pas créer une quelconque organisation à partir de Paris, de Londres ou d’ailleurs.
FL – Est-ce que tu emploies le terme « immigré » dans le sens où on l’emploie ordinairement en France ? Est-ce que tu te considères comme un immigré simplement ou considères-tu que les Iraniens en France sont en exil politiquement ? J’explique la différence : c’est-à-dire que l’immigration en France est à l’origine due à une situation purement économique de pays ex-colonisés, tandis que le milieu iranien en France est considéré comme un milieu d’exilés « politiques ». Est-ce que toi tu fais la même différence ?

 

R – Étymologiquement, j’entends par immigrés les gens qui, pour diverses raisons ont été obligés de quitter leur pays, soit par désaccord avec le gouvernement, soit ne pouvant pas supporter le climat de répression et actuellement il s’agit des immigrés qui sont dans cette catégorie-là, mais il y a peut-être d’autres classes sociales qui quittent le pays volontairement, qui ont des moyens assez élargis et qui préfèrent profiter de certains avantages de la société occidentale, dans le cas des Iraniens.

 

FL – Et socialement, les Iraniens en France, c’est un milieu plutôt aisé, plutôt pauvre ?
R – Socialement, ceux qui se réclament des idées de gauche sont pour la plupart de la moyenne bourgeoisie qui tend vers la grande bourgeoisie mais, même ces gens-là constituent des couches hétérogènes ; c’est- à-dire qu’il y a des gens qui sont pauvres, qui dépendent de l’aide financière de l’État, mais il y a aussi des gens qui font partie de l’ancienne aristocratie iranienne qui a été lésée et ruinée par les événements de ces dernières années, mais y compris en France, beaucoup d’Iraniens appartiennent à la classe aisée et parvenue.

 

FL – Dans le milieu iranien actuellement en exil, il y a une partie de couches privilégiées sociales iraniennes ?

 

R – Ils faisaient partie de la haute bourgeoisie, de l’entourage du Chah, de la hiérarchie militaire et des autres institutions du pays. Ces gens-là ont dû quitter le pays dernièrement à cause des événements récents mais ces gens qui venaient auparavant, qui étaient apeurés par les mouvements de gauche, c’était le milieu de la petite et de la moyenne bourgeoisie tendant parfois vers la haute bourgeoisie. Ces gens-là faisaient aussi partie de couches hétérogènes, c’est-à-dire qu’il y avait des différences de moyens et de revenus familiaux entre ces gens ; par exemple ceux qui dépendaient de l’aide de l’Etat ou ceux qui pouvaient subvenir à leurs besoins par leur propre famille.

FL – Je ne comprends pas pourquoi alors ces gens qui sont riches (je ne parle pas des derniers immigrés qui sont partis parce qu’ils sentaient la merde en Iran), mais ceux qui sont en France depuis trois ou quatre ans, qui ont une position financière privilégiée en Iran, pourquoi viennent-ils en France, même en prenant en compte l’attrait du mode de vie occidental ?

R – Le fait d’avoir passé quelques années en Europe constitue un certain prestige quand on est de retour en Iran pour un certain milieu qui est le milieu occidentalisé ou le milieu qui prenait l’Occident comme exemple. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde parce qu’ils peuvent être rejetés par le milieu du Bazar et des religieux, mais il valait mieux étudier dans certaines facultés de Paris, de Londres ou d’ailleurs qu’être étudiant en Iran ; ainsi que d’autres avantages : certaine liberté qu’ils n’avaient pas en Iran.

 

FL – Liberté donnée par le mode de vie occidental ou liberté par rapport au régime politique de l’Iran sous le Chah, c’est-à-dire, par exemple, qu’est-ce que cela sous-entend pour la bourgeoisie iranienne comme liberté le mode de vie occidental ?

 

R – Le mode de vie occidental : c’est par exemple les rapports sexuels. Certains étaient attirés par les films érotiques ou les nuits du Lido ou des Folies Bergères. Les bourgeois sont attirés par ces choses-là qui n’existent pas en Iran.

 

FL – Les médias, tel qu’ils présentent actuellement la situation en Iran, disent qu’en fin de compte c’était, sous le régime du Chah, « beaucoup plus libéral » que cela ne peut être sous le régime religieux actuellement, au niveau des femmes, de la sexualité, de tous les autres comportements ?
R – La libéralisation des femmes était une fausse libéralisation. Par exemple, la prostitution en Iran a été très élargie du fait que les gens ne pouvaient pas constituer de famille, vu la cherté de la vie : donc la prostitution était favorisée et les femmes n’étaient pas tellement libres et même ici, la liberté dont on parle, c’est la liberté imaginaire, c’est un bonheur fabriqué par la société de consommation, et cette libéralisation elle est dans le même sens, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de liberté réelle et au niveau des femmes sous le régime du Chah, si l’on entend par liberté ce qui favorisait la prostitution
FL – Mais c’est l’image qu’essaient d’en donner les mass-média. C’est-à-dire, quand tu écoutes les informations en France, tu entends le commentateur qui verse une larme attendrie en disant : « Ah, les pauvres femmes, qu’est-ce qu’elles vont en baver sous le régime de l’Ayatollah ! », sous-entendant qu’avant, elles étaient heureuses.

R – Les femmes étaient davantage dans l’insécurité sous le régime du Chah, le viol devenait courant, et actuellement d’après les communications que j’ai eues avec l’Iran ce genre de pratique existe de moins en moins. Je ne partage pas l’avis des religieux qui veulent canaliser tous les rapports dans leur loi religieuse, mais je ne suis pas pour la libéralisation à « l’occidentale » qui n’est pas une liberté réelle mais fictive.

FL – C’est changer des chaînes par d’autres chaînes ?

 

R – Les gens vivaient dans l’insécurité sous le régime du Chah. Les femmes étaient violées, même des femmes possédant une voiture (signe de richesse). La misère des rapports sexuels était devenue très aiguë. Je ne sais pas comment résoudre ce problème.

 

FL – Est-ce que tu crois qu’un régime uniquement de type religieux peut vivre et survivre longtemps en Iran ? et sur quoi peut-il s’appuyer ?

 

R – Vivre et survivre ? Cela vient en Iran du fait que n’importe quel État a besoin de l’appui de la religion. Le gouvernement iranien avait fait le vide sous ses pieds en s’opposant aux religieux et maintenant l’Etat et la religion vont se donner la main… Cela va créer une stabilité pour un certain temps, mais, d’autre part, comme depuis ces dernières années la classe ouvrière commence à s’affirmer, les ouvriers vont déborder. A mon avis le gouvernement religieux n’arrivera pas à répondre aux revendications des ouvriers. Le mouvement ouvrier va se développer et va dépasser l’aspect religieux qu’il s’est donné ces derniers temps.
FL – Il semble que ces derniers temps, cela s’est déjà produit. Il semble qu’au sein même de ceux qu’on a présentés comme « Khomenystes » il y ait par exemple des gens qui étaient favorables à distribuer tout de suite les armes au peuple et qu’au sein même il y avait d’autres partisans qui disaient non. Il y avait une autre tendance qui refuse d’appeler à la guerre sainte, et qui voulait contrôler le mouvement qui s’est développé et qui trouvait que ce mouvement allait trop loin et, d’après ce qu’on lit même dans la presse de gauche et révolutionnaire en France, que le peuple allait chercher des armes dans les casernes, il trouvait aux portes des casernes des partisans de Khomeny qui déjà essayaient de récupérer les armes…
R – C’est-à-dire que pour que les institutions étatiques puissent contrôler la situation, il faut d’abord que le moyen de défense militaire soit récupérer par les institutions. Juste après le renversement de Baktiar, les religieux ont demandé que les gens rendent les armes et certains ont refusé. Il paraît que ces gens-là font en majorité partie des organisations de fedayins marxistes. Mais un peuple en armes est difficilement contrôlable par les institutions étatiques et l’objectif des religieux est d’instaurer une république islamique que contrôleraient les moyens juridiques, exécutifs et militaires.
FL – A un moment donné, pour asseoir la victoire de l’Ayatollah et de ses partisans sur Baktiar, il était nécessaire qu’il y ait un mouvement populaire qui se développe, mais est-ce que ça n’a pas été déjà pour les religieux trop loin, c’est-à-dire que l’insurrection qu’ils prévoyaient a dépassé leurs plus fortes espérances et cela les a un peu pris de court : dans la presse révolutionnaire, on a l’impression aussi que l’Ayatollah, pendant les insurrections de Téhéran, a été dépassé par les événements. Maintenant il y a un essai de reprise en main, mais les gens qui pillaient les armes pour leurs organisations ou pour des cas isolés ne les ont pas rendues.

 

Au niveau de la grève, il semble que malgré les appels à l’ordre de l’Ayatollah pour que le pays se remette en marche, et notamment au niveau des compagnies d’aviation se remettent en marche pour faire des sauvetages individuels, c’est pas aussi simple que ça de remettre en marche un pays, parce que le peuple n’a peut-être pas tellement envie de se remettre tout de suite dans les ordres des religieux, que de fait les données politiques sont à nouveau bouleversées ?

 

R – Je pense que l’Ayatollah n’a fait que suivre les événements, c’est-à-dire comme le font tous les dirigeants politiques, canaliser au moment opportun la colère de la masse. C’est la masse qui a pris l’initiative de renverser Baktiar. C’est la masse qui a pris d’abord l’initiative de renverser le Chah. A mon avis, les religieux sont dépassés par le mouvement, mais comme le mouvement n’a pas ses propres structures, les gens seront obligés de se mettre au service d’un quelconque État ; actuellement, il n’y a pas d’autres gens qui ont les moyens d’établir des institutions, vu que la plupart des anciennes structures du régime et les gens qui en faisaient partie se sont ralliés à Khomeny et qu’ils pourront contribuer à la création des institutions nouvelles sous la bannière de l’Islam. Mais ces institutions seront à leur tour dépassées par la masse. Mais le danger existe aussi que la masse soit canalisée par d’autres organisations. Par exemple, j’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup d’adhésions au parti Toudhé (Parti communiste iranien) et qu’il aurait une certaine mainmise sur les ouvriers, surtout dans les raffineries de pétrole, et ils ont rejeté certains appels de l’Ayatollah qui leur demandait de reprendre la production pétrolifère pour les consommations intérieures.

FL – Qu’est-ce que c’est, le mouvement ouvrier en Iran ? Quelles luttes y a-t-il eu sous le régime du Chah et quelle forme de lutte peut-il se donner maintenant ?

 

R – D’abord, les informations manquent à ce sujet. Sous le régime du Chah le mouvement ouvrier était canalisé par le syndicat jaune et la SAVAK était présente partout au sein de ce syndicat. Ensuite, pendant l’insurrection, il y a eu des mouvements de grève dans les raffineries de pétrole et il y a eu des négociations directes entre le Premier ministre de Khomeny, et les grévistes. Il est pratiquement sûr que les grévistes sont organisés dans des comités, mais la forme et les buts de ces comités reste plus ou moins une inconnue pour le moment. Est-ce qu’il y a déjà eu une politisation de ces ouvriers dans le sens de la création d’un parti ouvrier ? je l’ignore pour le moment.

 

FL – Tu parles souvent du Bazar comme d’une structure sociale très importante en Iran ; alors, qu’est-ce que c’est exactement ?

 

R – Je ne pense pas en avoir parlé comme d’une structure sociale. Le Bazar a contribué beaucoup financièrement au mouvement de ces dernières années, parce qu’il a été lésé par la mainmise des investissements étrangers sur le pays. Le Bazar c’est un centre commercial très vieux qui vendait des produits qui provenaient du pays-même, mais le Bazar a subi des attaques dures par l’introduction des produits étranger et il acceptait mal le mode de vie importé d’Occident. Le Bazar aidait énormément financièrement des gens comme Chariati qui est en quelque sorte le théoricien qui a donné un sang nouveau à l’Islam et qui attaquait durement le parallèle au mode de vie de l’Islam que constituait le mode de vie occidental. Chariati a été exclu d’une université où il enseignait parce qu’il était considéré comme subversif et le Bazar l’a aidé financièrement pour construire une mosquée qui est un centre culturel de propagande islamique. Et le Bazar a beaucoup contribué financièrement au mouvement de grève en soutenant les familles des grévistes. Mais je pense que le Bazar sera aussi lésé par les lois islamiques si elles sont vraiment appliquées, et c’est là que l’on voit la différence entre le Front National (les libéraux) et les koménistes. Le Bazar sera lésé parce que les lois islamiques interdisent l’usure sur les prêts et tout le système bancaire devra être changé. Et les lois islamiques auront des répercussions sur l’économie du pays qui pourraient même engendrer des mécontentements chez les partisans de Khomeny. Le Bazar a toujours été le soutien de la religion et les ressources des mosquées venaient en partie des gens qui payaient une partie de leurs revenus à l’Islam ; une sorte d’impôt. Le peuple était canalisé par les religieux parce qu’il n’avait pas d’autre moyen de s’affirmer qu’au sein des mosquées, et les religieux disposaient d’un cadre élargi de 18.000 mollahs aidés financièrement par le Bazar. Les anciens féodaux ou petits propriétaires ont aussi été lésés par l’économie de type occidental parce que la politique du Chah consistait à détruire l’agriculture, à rendre le pays dépendant de l’importation de vivres qui venaient principalement des Etats-Unis. L’Iran qui était avant un grand pays d’exportation est devenu complètement dépendant. Mais la politique du Chah était de favoriser l’émigration des petits propriétaires vers les centres industriels. Et les grands féodaux ont beaucoup investi dans l’industrie.

FL – On parle d’effondrement total de l’armée. Comment une armée qui est présentée comme la mieux entraînée de cette partie du monde a-t-elle pu arriver en l’espace de quarante-huit heures à une telle déroute ?

 

R – L’armée a toujours adopté une attitude de résistance. Elle n’a pas arrêté de tirer sur la foule. Mais il y avait réellement beaucoup d’agitation au sein de l’armée. Une grande partie des militaires, surtout dans l’armée de l’air s’est détachée du reste de l’armée. Mais la masse a beaucoup affaibli l’esprit de l’armée, par des moyens moraux, en appelant les soldats frères, en jouant sur l’esprit religieux – Khomeny les a appelés les enfants du peuple -, mais cela n’a pas été suffisant. La décomposition des institutions du régime a beaucoup contribué à la démoralisation de l’armée. Il y a eu aussi beaucoup de négociations entre le Premier ministre de Khomeny et les généraux.

 

FL – L’Iran est un des meilleurs clients du marché des armes françaises. L’armée y est totalement encadrée par les Américains ; elle est présentée comme l’armée la plus forte et la plus disciplinée de presque toute l’Afrique et comme le rempart contre l’infiltration soviétique en Afrique. Alors, tant que le peuple est désarmé en Iran, l’armée tire et arrive tant bien que mal à contenir l’insurrection, mais dès que le peuple s’arme, l’armée s’effondre. Ce n’est pas très logique…

 

R – Oui, mais l’armée n’était pas la bonne solution en Iran, même de la part des pays occidentaux. Un coup d’État de l’armée en Iran ne pouvait pas créer une situation stable. Alors la meilleure des choses était de rallier l’armée au nouvel État. Mais le fait que des forces en armes résistaient à l’armée a joué. Et Khomeny lui-même n’a pas donné l’ordre de la guerre sainte parce qu’il envisageait des concessions progressives pour conquérir la hiérarchie militaire. En plus, l’objectif de Khomeny n’était pas de détruire les structures de l’armée ; l’armée restera toujours « intègre » et gardera ses structures. Je ne crois pas à l’éventualité d’un putsch militaire d’une fraction de l’armée, au moins tant que le nouvel Etat n’aura pas présenté de programme. Un coup d’Etat contre qui ? pour le moment, l’armée n’a rien perdu. Peut-être que l’impérialisme de l’Union Soviétique va gagner quelque chose aux événements. A long terme, une république islamique, à mon avis, reste une utopie. Elle ne peut que se servir des anciennes institutions et garder le germe de sa corruption.

FL – Dans plusieurs journaux comme « Le Matin » et « Libération », on parle « d’un aspect totalitaire de Khomeny, mais avec des côtés anarchisants », essayant de reposer sur des structures locales, des comités de quartiers, des systèmes associatifs, le tout autour des mosquées. On a même parlé pendant l’insurrection d’une espèce d’autogestion « sur le tas »…

 

R – C’est que, depuis quelques années, Khomeny et son entourage essaient de trouver des solutions face au marxisme. Comme l’Islam n’avait pas son propre système adéquat à la situation, ces gens-là critiquaient à juste titre l’autoritarisme du marxisme, se sont emparés de certaines idées libertaires, et depuis l’apparition d’une certaine tendance libertaire, ils vont poursuivre l’étude des penseurs libertaires pour faire une salade anarcho-musulmane. Mais il est vrai qu’au début de toute révolution, celle-ci a certains aspects libertaires mais qui sont vite détruits.

 

FL – Et maintenir une image « anarchisante » permet à Khomeny de s’appuyer sur tout un réseau « fraternel » et de comités pour lutter contre une future emprise du Parti communiste iranien…

 

R – Oui, mais commencer à créer des associations ou des comités autonomes ne signifie pas la destruction du pouvoir tant que les structures économiques de la société ne sont pas transformées. Tant que les idées libertaires resteront récupérables, qu’elles n’iront pas à l’encontre de la religion directement, une partie de l’entourage de Khomeny s’en réclamera.. Mais Khomeny est en train de devenir un mythe. Les religieux vont récupérer les idées libertaires pour se donner une structure qui ne soit pas totalement en désaccord avec l’Islam, et l’Islam rejette une certaine forme de hiérarchie.

 

FL – Mais que représente exactement la religion en Iran dans la mesure où en Occident ça peut paraître une aberration qu’une révolution soit menée par des religieux. Est-ce que par exemple, les religieux chiites sont propriétaires de terres, de capitaux ou d’industries ?

 

R – Effectivement, ce n’est pas uniquement la fermeture du pays sur lui-même qui a contribué au développement actuel de la religion. Le peuple n’a pas trouvé pour le moment d’autres alternatives à son exploitation. Le peuple iranien a toujours été trahi par la politique des politiciens soviétiques ou chinois. Dès l’arrivée de Lénine au pouvoir en URSS, la trahison a été la reconnaissance par Lénine du père du Chah comme représentant de la bourgeoisie nationale. Et d’autre part, le retrait du soutien de l’Armée rouge par Staline à la République démocratique du Kurdestan en échange de concessions de zones pétrolifères dans le nord. Plusieurs communistes iraniens ont été massacrés par Staline. Pour toutes ces trahisons, le communisme a été quasiment rejeté et cela a contribué au ralliement des structures comme le Front National, plus ou moins social-démocrate, ou à la religion chiite.

FL – Mais tu nous as dit en fait que les Iraniens n’étaient pas des fanatiques de la religion, qu’il n y avait pas une forte pratique religieuse, mais il existe un pouvoir religieux. Y a-t-il un pouvoir matériel des religieux ?

 

R – Il y a d’abord le rapport des religieux avec le Bazar. Mais certains faisaient partie de la classe privilégiée et possédaient des biens. Certains disent même qu’un grand nombre de religieux sont passés dans l’opposition après la réforme agraire qui avait touché leurs terres. Mais même les religieux formant l’entourage de Khomeny font partie de couches tout à fait hétérogènes ; beaucoup de religieux vivaient des discours qu’ils prononçaient dans les villages où ils passaient, ou chez des particuliers. Ils recevaient des dons destinés à la redistribution parmi les pauvres et pour les rites religieux, une sorte d’impôt accordé. Mais les dons étaient accordés selon la confiance qu’on avait envers les religieux. Selon la loi islamique, tout le monde doit donner; par exemple, si l’on possède quelque chose en cinq exemplaires on doit en donner un.

FL – Est-ce que quand même, à une époque, il y a eu partage du pouvoir entre la monarchie et la religion ?

 

R – Non, Le Chah a dit que les Chiites ne peuvent s’affirmer politiquement que dans l’état de contestation. Le père du Chah a commencé par emprisonner et même assassiner un certain nombre de religieux.

 

FL – Et quelles sont les différentes couches sociales qui forment l’entourage de Khomeny ?

 

R – Le rôle de Khomeny a été de favoriser la création d’un « Front populaire » en Iran et autour de lui, mais ce front cache des intérêts totalement divergents et est, à mon avis, voué à l’échec. Mais dans l’entourage de Khomeny ou de son Premier ministre, il Y a des gens qui font partie de la noblesse iranienne, de l’intelligentzia social-démocrate, et aussi des nationalistes iraniens qui ont souvent été désignés comme des « nazis » iraniens.

 

6 février 1979

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