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Les révolutionnaires et les mots d’ordre démocratiques en Algérie

Article paru dans Travailleurs immigrés en lutte, n° 28, 15 janvier-15 février 1979, p. 5-8.

Dans un pays soumis à une sévère dictature comme l’Algérie, la lutte pour les « libertés démocratiques » des masses opprimées, c’est-à-dire le droit pour les ouvriers, paysans pauvres, chômeurs de s’organiser, de se réunir, de s’exprimer, de faire grève, manifester, est un problème de première importance. Cette lutte ne se sépare d’ailleurs pas de la lutte pour la révolution socialiste et l’instauration de la dictature du prolétariat. Elle correspond en effet aux aspirations et aux besoins profonds de tous les exploités et les révolutionnaires et la classe ouvrière doivent se faire l’expression de cette aspiration pour prendre la tête de la lutte contre la dictature.

Refuser de mettre en avant ces mots d’ordre « démocratiques » sous prétexte qu’ils ne sortent pas du cadre du système capitaliste, reviendrait à renoncer à se faire les portes-paroles des intérêts des exploités. Cependant, le but des révolutionnaires est de dépasser cette lutte « démocratique » pour abattre l’Etat bourgeois et instaurer la dictature du prolétariat. Nous savons d’ailleurs que ce n’est que dans le cadre d’un Etat ouvrier que les masses anciennement opprimées pourront pleinement et durablement bénéficier de ces droits. Ceci, d’autant plus que dans un pays sous-développé, la bourgeoisie ne peut se payer de façon durable le luxe de la démocratie.

En avançant les mots d’ordre démocratiques, les révolutionnaires ne doivent donc cacher ni cette situation, ni leurs objectifs. Ils doivent également lutter pour la complète indépendance de classe du prolétariat et bien montrer ce qui distingue ses intérêts de ceux des autres classes sociales ou fractions de classes et politiciens qui pourraient reprendre à leur compte ces revendications.

D’autres groupes sociaux que le prolétariat peuvent en effet reprendre les mots d’ordre démocratiques, d’une part parce qu’ils souhaitent bénéficier pour eux-mêmes de la démocratie, d’autre part, – quand la population se mobilise sur ces questions -, pour prendre la tête de la lutte, la dévoyer, la cantonner dans le cadre du système capitaliste dont ils tirent leurs privilèges. Ils cherchent ainsi à utiliser le prolétariat et les couches pauvres de la population comme masse de manœuvre pour leurs propres objectifs. Quand ils ont atteint ces objectifs, ils s’efforcent rapidement d’empêcher les opprimés de bénéficier des droits pour lesquels ils ont lutté.

C’est très nettement le cas en Algérie, où à l’occasion de l’ouverture de la succession de Boumédiène, on a pu voir diverses cliques de politiciens exilés promettre ou réclamer ces libertés pour essayer de proposer leurs services.

Les révolutionnaires doivent donc dénoncer ces politiciens avec une vigilance toute particulière, même si à un moment donné, certains de nos objectifs et de nos mots d’ordre peuvent superficiellement coïncider avec les leurs ou être repris par eux à des fins démagogiques. Car ce n’est pas sur l’alliance avec ces cliques bourgeoises que nous comptons pour mener la lutte, – même dans les limites « démocratiques » -, mais sur la mobilisation des masses opprimées.

L’attitude face à ces questions est un test pour les organisations qui se réclament de la révolution socialiste. Nous allons examiner ici de quelle façon deux groupes qui se prétendent révolutionnaires – le CLTA (Comité de Liaison des Trotskystes Algériens) et le PRS (Parti de la Révolution Socialiste ») posent ces problèmes.

« Courant d’opinion » ou mobilisation révolutionnaire ?

Fin 1978, le PRS a diffusé un « plan en cinq points » pour « imposer une solution démocratique de gauche en Algérie ». Ces cinq points décrivent un régime bourgeois démocratique traditionnel comportant un parlement et les libertés démocratiques. On peut remarquer que dans ces cinq points, le PRS met très peu l’accent sur le sort des travailleurs, mais n’oublie pas de faire appel à la petite bourgeoisie privée en lui promettant de libérer l’économie des « carcans bureaucratiques ».

Le PRS (ancienne scission du FLN) reste fidèle à ses traditions nationalistes : il promet de « revaloriser l’esprit patriotique ». (Il aura d’ailleurs du mal à faire plus de démagogie patriotarde que le régime actuel…).

Mais ce qui est encore beaucoup plus caractéristique des véritables objectifs du PRS, c’est son appel à « tous les Algériens épris de libertés, sans distinction, les membres de l’armée ou de l’administration patriote… etc » à « mener une campagne, énergique en vue de créer un courant d’opinion favorable à une solution démocratique ».

Autrement dit, malgré toute la démagogie populiste du PRS, c’est sur une fraction de la bourgeoisie, de la bureaucratie et de l’armée qu’il compte en réalité pour démocratiser l’Algérie. D’autant plus que ces libertés seraient garanties selon le PRS par un « Pacte National ». Un tel pacte signifie un accord entre les classes qui, au nom de la défense de la démocratie, lierait les mains aux classes exploitées.

Loin de proposer une mobilisation radicale des masses opprimées pour imposer les libertés dont elles ont besoin, elles, pour poursuivre la lutte pour la révolution socialiste, le PRS propose un front démocratique, une alliance entre toutes les classes pour permettre aux bourgeois et petits bourgeois de s’appuyer sur les exploités pour imposer leurs propres libertés, libertés du commerce, de disposer d’une assemblée permettant de régler démocratiquement les problèmes entre bourgeois, etc. Dans ce front, interclassiste de toute évidence, ce n’est pas le prolétariat qui a le rôle déterminant, mais les bureaucrates et les militaires patriotes.

Ce n’est d’ailleurs nullement un hasard si le PRS, bien qu’il ait caractérisé l’Etat algérien comme bourgeois, ne parle nullement de détruire cet Etat, de dresser pour cela les soldats issus des couches exploitées contre leurs officiers, etc…

Une Constituante peut-elle exprimer les intérêts des exploités ?

Le CLTA, comme le PRS, met en avant le mot d’ordre de « Constituante Souveraine » élue au suffrage universel. Le CLTA en fait même l’axe central de sa propagande.

Ce problème est sensiblement différent de celui de la lutte pour le droit d’association, de grève, d’organisation, d’expression, etc… En effet, ceux-ci sont vitaux pour le prolétariat s ils lui sont indispensables, aussi bien dans sa lutte quotidienne pour résister à l’exploitation capitaliste, que pour s’éduquer et s’organiser et préparer la révolution socialiste. Par contre, l’existence d’une Assemblée Constituante n’est en aucune façon indispensable pour le prolétariat et elle ne peut en aucun cas exprimer ses intérêts, et encore moins réaliser son pouvoir de classe.

Le suffrage universel est le mode caractéristique de domination de la démocratie bourgeoise qui permet aux bourgeois de traiter démocratiquement leurs affaires et d’entretenir la fiction du peuple souverain qui, toutes classes confondues, envoie ses représentants gouverner selon sa volonté. Il est inutile de s’étendre sur le caractère mystificateur de la démocratie bourgeoise qui a été maintes fois dénoncée par les révolutionnaires marxistes.

Une telle Assemblée Constituante peut donc tout au plus être utilisée par les révolutionnaires, dans certaines circonstances, comme tribune pour s’adresser à la population. Les révolutionnaires peuvent éventuellement et avec prudence participer à la lutte pour sa convocation, dans la mesure où cela correspond aux aspirations des masses exploitées qui n’ont pas encore fait l’expérience de la démocratie bourgeoise. Il va sans dire que nous ne devons pas pour autant idéaliser une telle Assemblée et faire croire qu’elle serait susceptible de résoudre les problèmes des prolétaires. Nous devons au contraire dénoncer par avance sa nature réelle et ses limites.

Il faut d’ailleurs rappeler que le mot d’ordre d’Assemblée Constituante est, d’une manière générale, inspiré de la tactique des révolutionnaires bolchéviks qui l’avançaient dans la mesure où ils pensaient que la révolution russe passerait par une étape bourgeoise. On doit noter également que Lénine a toujours pris soin de relier ce mot d’ordre à celui de constitution d’un gouvernement de révolutionnaires s’ appuyant sur la mobilisation révolutionnaire des masses exploitées. Lénine fixait également un certain nombre de tâches à ce gouvernement révolutionnaire, tâches correspondant aux circonstances concrètes de la Russie que nous ne développerons pas.

Or ce n’est nullement ce que font le PRS et le CLTA. Pour le PRS, c’est parfaitement compréhensible puisque cette organisation populiste nationaliste ne distingue jamais la classe ouvrière du « peuple » en général. Une assemblée représentant le « peuple » est donc tout à fait conforme à ses ambitions qui ne sortent pas de la démocratie bourgeoise.

Par contre le CLTA prétend lutter pour l’indépendance de classe du prolétariat. Mais cela ne l’empêche nullement d’écrire : « Elle (la Constituante) sera l’émanation et l’expression des masses exploitées dans la mesure où celles-ci représentent la multitude, le nombre, le poids décisif » (L’Etincelle N°4 page 47).

Voilà une affirmation tout à fait conforme aux mensonges que les réformistes répandent traditionnellement parmi les travailleurs : ceux-ci seraient les plus nombreux, donc ce sont eux qui devraient envoyer le plus grand nombre de représentants dans les parlements, etc. C’est un langage que ne désavouerait nullement le PCF…

Rappelons donc encore une fois que les élections ne sont pas le terrain de classe des prolétaires, et que seuls des organes de classe comme les soviets ou conseils ouvriers peuvent véritablement exprimer leurs intérêts et leur permettre d’exercer leur pouvoir. (Le CLTA fait certes de temps à autre des références aux soviets, mais cela ne l’empêche pas de confier leur rôle à la Constituante). Précisons qu’il ne s’agit nullement d’une citation isolée de son contexte : le CLTA précise d’ailleurs qu’il réclame un gouvernement responsable devant l’Assemblée Constituante et qu’il compte sur ce gouvernement pour résoudre les problèmes du pays.

Un interview d’un militant péruvien dans une autre publication du CLTA (« Tribune Algérienne » n° 16) doit également nous ôter toute illusion. Celui-ci explique que « l’Assemblée Constituante doit satisfaire les revendications populaires, s’affirmer ouvertement anti-impérialiste, etc. »

En fait, pour les trotskystes du CLTA, l’Assemblée Constituante est un véritable gadget à tout faire utilisé en toutes circonstances. Le CLTA cherche à décalquer les mots d’ordre des bolchéviks sans chercher à comprendre leur méthode. Le résultat pratique de cette politique est que le CLTA, comme le PRS, fixe pour seul objectif aux travailleurs d’Algérie un régime de démocratie bourgeoise.

Ni l’un ni l’autre ne cherche à montrer aux exploités la barrière de classe qui les séparent des démocrates bourgeois et des politiciens libéraux de tout poil. En agissant ainsi, loin d’aider les prolétaires à prendre la tête de la lutte pour les libertés démocratiques, ils se placent de fait à la remorque des démocrates bourgeois.

Dans de prochains articles, nous nous efforcerons d’examiner quel langage doivent tenir les révolutionnaires aux travailleurs sur cas questions dans les circonstances actuelles.

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