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Albert Camus : L’artiste et son temps

Extrait de la conférence prononcée par Albert Camus à l’Université d’Uppsala le 14 décembre 1957 et reproduite dans ses Œuvres, Paris, Gallimard, 2013, p. 1344-1346


Depuis un siècle environ, nous vivons dans une société qui n’est même pas la société de l’argent (l’argent ou l’or peuvent susciter des passions charnelles), mais celle des symboles abstraits de l’argent. La société des marchands peut se définir comme une société où les choses disparaissent au profit des signes.

Quand une classe dirigeante mesure ses fortunes non plus à l’arpent de terre ni au lingot d’or, mais au nombre de chiffres correspondant idéalement à un certain nombre d’opérations d’échange, elle se voue du même coup à mettre une certaine sorte de mystification au centre de son expérience et de son univers. Une société fondée sur des signes est, dans son essence, une société artificielle où la vérité charnelle de l’homme se trouve mystifiée. On ne s’étonnera pas alors que cette société ait choisi, pour en faire sa religion, une morale de principes formels, et qu’elle écrive les mots de liberté et d’égalité aussi bien sur ses prisons que sur ses temples financiers. Cependant, on ne prostitue pas impunément les mots. La valeur la plus calomniée aujourd’hui est certainement la valeur de liberté. De bons esprits (j’ai toujours pensé qu’il y avait deux sortes d’intelligence, l’intelligence intelligente et l’intelligence bête), mettent en doctrine qu’elle n’est rien qu’un obstacle sur le chemin du vrai progrès. Mais des sottises aussi solennelles ont pu être proférées parce que pendant cent ans la société marchande a fait de la liberté un usage exclusif et unilatéral, l’a considérée comme un droit plutôt que comme un devoir et n’a pas craint de placer aussi souvent qu’elle l’a pu une liberté de principe au service d’une oppression de fait. Dès lors, quoi de surprenant si cette société n’a pas demandé à l’art d’être un instrument de libération, mais un exercice sans grande conséquence, et un simple divertissement ? Tout un beau monde où l’on avait surtout des peines d’argent et seulement des ennuis de cœur s’est ainsi satisfait, pendant des dizaines d’années, de ses romanciers mondains et de l’art le plus futile qui soit, celui à propos duquel Oscar Wilde, songeant à lui-même avant qu’il ait connu la prison, disait que le vice suprême est d’être superficiel.

Les fabricants d’art (je n’ai pas encore dit les artistes) de l’Europe bourgeoise, avant et après 1900, ont ainsi accepté l’irresponsabilité parce que la responsabilité supposait une rupture épuisante avec leur société (ceux qui ont vraiment rompu s’appelaient Rimbaud, Nietzsche, Strindberg et l’on connaît le prix qu’ils ont payé). C’est de cette époque que date la théorie de l’art pour l’art qui n’est que la revendication de cette irresponsabilité. L’art pour l’art, le divertissement d’un artiste solitaire, est bien justement l’art artificiel d’une société factice et abstraite. Son aboutissement logique, c’est l’art des salons, ou l’art purement formel qui se nourrit de préciosités et d’abstractions et qui finit par la destruction de toute réalité. Quelques œuvres enchantent ainsi quelques hommes tandis que beaucoup de grossières inventions en corrompent beaucoup d’autres. Finalement, l’art se constitue en dehors de la société et se coupe de ses racines vivantes. Peu à peu, l’artiste, même très fêté, est seul, ou du moins n’est plus connu de sa nation que par l’intermédiaire de la grande presse ou de la radio qui en donneront une idée commode et simplifiée. Plus l’art se spécialise, en effet, et plus nécessaire devient la vulgarisation. Des millions d’hommes auront ainsi le sentiment de connaître tel ou tel grand artiste de notre temps parce qu’ils ont appris par les journaux qu’il élève des canaris ou qu’il ne se marie jamais que pour six mois. La plus grande célébrité, aujourd’hui, consiste à être admiré ou détesté sans avoir été lu. Tout artiste qui se mêle de vouloir être célèbre dans notre société doit savoir que ce n’est pas lui qui le sera, mais quelqu’un d’autre sous son nom, qui finira par lui échapper et, peut-être, un jour, par tuer en lui le véritable artiste.

Comment s’étonner dès lors que presque tout ce qui a été créé de valable dans l’Europe marchande du XIXe et du XXe siècle, en littérature par exemple, se soit édifié contre la société de son temps ! On peut dire que jusqu’aux approches de la Révolution française, la littérature en exercice est, en gros, une littérature de consentement.À partir du moment où la société bourgeoise, issue de la révolution, est stabilisée, se développe au contraire une littérature de révolte. Les valeurs officielles sont alors niées, chez nous par exemple, soit par les porteurs de valeurs révolutionnaires, des romantiques à Rimbaud, soit par les mainteneurs de valeurs aristocratiques, dont Vigny et Balzac sont de bons exemples. Dans les deux cas, peuple et aristocratie, qui sont les deux sources de toute civilisation, s’inscrivent contre la société factice de leur temps.

Mais ce refus, trop longtemps maintenu et raidi, est devenu factice lui aussi et conduit à une autre sorte de stérilité. Le thème du poète maudit né dans une société marchande (Chatterton en est la plus belle illustration) s’est durci dans un préjugé qui finit par vouloir qu’on ne puisse être un grand artiste que contre la société de son temps, quelle qu’elle soit. Légitime à son origine quand il affirmait qu’un artiste véritable ne pouvait composer avec le monde de l’argent, le principe est devenu faux lorsqu’on en a tiré qu’un artiste ne pouvait s’affirmer qu’en étant contre toute chose en général. C’est ainsi que beaucoup de nos artistes aspirent à être maudits, ont mauvaise conscience à ne pas l’être, et souhaitent en même temps l’applaudissement et le sifflet. Naturellement, la société, étant aujourd’hui fatiguée ou indifférente, n’applaudit et ne siffle que par hasard. L’intellectuel de notre temps n’en finit pas alors de se raidir pour se grandir. Mais à force de tout refuser et jusqu’à la tradition de son art, l’artiste contemporain se donne l’illusion de créer sa propre règle et finit par se croire Dieu. Du même coup, il croit pouvoir créer sa réalité lui-même. Il ne créera pourtant, loin de sa société, que des œuvres formelles ou abstraites, émouvantes en tant qu’expériences, mais privées de la fécondité propre à l’art véritable, dont la vocation est de rassembler. Pour finir, il y aura autant de différence entre les subtilités ou les abstractions contemporaines et l’œuvre d’un Tolstoï ou d’un Molière qu’entre la traite escomptée sur un blé invisible et la terre épaisse du sillon lui-même.

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