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Safia Bentayeb : Code de la famille et luttes des femmes

Article de Safia Bentayeb paru dans et-Thaoura, organe révolutionnaire marxiste d’Algérie, n° 3, mai 1982, p. 27-29.

Le code de la famille est une question qui traîne depuis l’indépendance. Sa promulgation a toujours été retardée sous prétexte que son contenu n’a jamais pu réunir le consensus des fractions du pouvoir.

Cela démontre en fait, s’il en était, l’intérêt du pouvoir (qui n’a pas hésité à fissurer son unité de façade quand il s’était agi d’autres enjeux) pour, comme il le proclame si souvent, « l’émancipation » des femmes.

Il y a eu plusieurs tentatives de promulgation qui furent chaque fois rejetés par les femmes, et pour cause. Qu’il s’agisse des avant-projets de 1966, de 1973 ou de 1980, le contenu est toujours le même dans ses grandes lignes. Inspiré de la « Chariâ », il consacre à la femme le statut de mineure à vie, ne lui reconnaît que le rôle d’épouse obéissante et de mère, reconduit la répudiation et la polygamie, interdit l’adoption…

Celui de 1981 n’est guère différent. Son dépôt par le gouvernement sur le bureau de l’APN pour discussion et adoption le 21 septembre 1981 sous le nouveau titre de « Statut personnel » va cristalliser une lutte des femmes qui se développe en Algérie depuis environ trois ans et qui apparaît ainsi au grand jour.

Ces luttes, et principalement les rassemblements de rue, marquent un moment important dans le mouvement naissant des femmes algériennes. Cet article ne peut prétende cerner ce « mouvement » [1] dans toute sa complexité et sa richesse. Il se propose seulement, à travers quelques éléments-clefs, d’entamer une analyse susceptible de déboucher sur des enseignements et de faire avancer la réflexion sur les perspectives concrètes.

Les mérites du mouvement

D’abord, ces luttes ont sorti la question des femmes du cadre étroit de l’université et des réunions et regroupements restreints pour la poser dans la rue.

Ce faisant, elles ont eu une portée non négligeable, non pas tant pour avoir directement mobilisé un grand nombre de femmes, mais pour avoir suscité de larges débats sur la condition féminine, au moins au niveau des intellectuels et des lecteurs d’El Moudjahid, ce qui est malgré tout appréciable. Surtout, elles ont eu des répercussions indéniables sur les femmes travailleuses, provoquant nombre d’initiatives et prises de position, aussi modestes soient-elles, sur les lieux de travail.

Ensuite, poser les problèmes dans la rue revêt un double mérite. D’une part le fait de s’adresser directement au pouvoir dans une conjoncture de répression et de recul du mouvement de masse et où le pouvoir incite au dialogue et à la concertation au sein des « institutions de la révolution » (appel à la « démocratie responsable » qui rencontre pas mal d’écho au niveau des intellectuels). D’autre part, par la charge subversive que recèle la présence collective, contestataire et relativement organisée des femmes dans la rue.

Cela est important dans un pays où, du côté du pouvoir, le discours sur les femmes est sous-tendu par une négation de leur oppression, puisque les textes fondamentaux leur garantissent les mêmes droits que les hommes et qu’il leur reste seulement (sic) à « faire leurs preuves » en « démontrant » qu’elles sont « capables » d’exercer ces droits… Et où, du côté de la société, tout ce qui touche aux femmes relève du domaine privé. De ce fait, exprimer publiquement sa révolte revient à entamer le pilier de leur oppression qu’est l’isolement/enfermement dans la propriété de l’homme.

Posée ainsi, la question des femmes se réapproprie son caractère politique puisqu’elle pose un problème de société et de pouvoir.

Enfin, et c’est le plus important, ces luttes ont donné de la force aux femmes et aux féministes qui mènent une lutte ingrate et obscure depuis des années. Elles montrent les grandes potentialités et capacités de mobilisation qui existent au niveau des femmes.

Les composantes du mouvement

La majorité des femmes ayant activement participé au mouvement (présence aux rassemblements, organisations de réunions, rédaction de textes, de pétitions…) sont des intellectuelles de formation francophone (cadres, enseignantes, professions libérales).

Du point de vue socio-professionnel, la sous-représentation des ouvrières et des employées d’une part, et des femmes au foyer d’autre part est remarquable.

Si l’absence des secondes se justifient par la difficulté de leur situation et le niveau de maturité actuel du mouvement des femmes, celles des premières pose de lourdes questions quant à la nature sociale et politique de ce mouvement de l’automne 1981.

Ce caractère largement petit-bourgeois influera d’ailleurs sur le contenu des revendications et facilitera les mécanismes de récupération mis en place par le pouvoir ou agissant à son profit.

Du point de vue de la formation culturelle, le caractère francophone du mouvement (les pétitions, textes, étaient rédigés en français, les réunions se déroulaient dans cette langue) constitue une limite sérieuse en réduisant davantage le nombre de femmes susceptibles d’être touchées. Ce nombre réduit d’arabophones dans ce mouvement explique le peu d’écho dans la presse de même langue.

Configuration politique

Une des particularités de ce mouvement, eu égard à son histoire relativement récente, est sa richesse politique. Il s’y dessine d’ores et déjà plusieurs courants. Nous en distinguerons trois, qui semblent les principaux à l’étape actuelle.

1 – Un courant légaliste réformiste. Il choisit la voie de la négociation avec le pouvoir. Soit directement : démarche de la coordination des femmes travailleuses [2] à la Présidence, lettre des anciennes moudjahidates à Chadli « garant du respect de la constitution »… Soit indirectement en « interpellant » les organisations dites de masse et notamment l’UNFA dans l’espoir que la pression exercée par les femmes à l’extérieur, se conjuguant à celle d’une partie de la base de l’organisation, entraîne une dynamique susceptible de favoriser une prise en charge par l’UNFA des problèmes des femmes et dans l’immédiat du Code de la Famille.

L’action, pour ce courant, se pose en termes de pétition, lettres et délégations en direction des institutions du pouvoir (APN, Présidence, Ministère de la Justice).

Ce courant est politiquement hétérogène. S’il est soutenu par le PAGS il regroupe une partie des anciennes moudjahidates et autres légalistes. Il se caractérise par les positions suivante :

_ Par rapport aux droits des femmes, il considère qu’ils sont garantis par la Charte Nationale et la Constitution. La lutte consiste à ne pas laisser passer des textes de lois qui les contredisent, comme le « Statut personnel ».

_ Par rapport à l’organisation des femmes en Algérie. Elle est le fait de mentalités rétrogrades et obscurantistes et non du système économique et politique dont l’option garantit « l’émancipation des femmes ».

_ Par rapport à l’organisation des femmes. Celles-ci ayant des problèmes spécifiques, il leur faut un cadre spécifique pour les poser. En l’occurrence l’UNFA qu’il faut investir pour la rendre progressiste.

_ Par rapport au code de la famille. Il est revendiqué un débat « populaire » à l’instar de ceux déjà organisés sur d’autres questions (culture, santé…) [3]. La lutte pour un code de la famille « progressiste » est considérée comme déterminante pour l’avenir des femmes. Que ce code soit « arraché » pr une minorité d’intellectuelles ne semble leur poser aucun problème.

2 _ Un courant activiste radical. Il est radical par ses méthodes : rassemblements de rue, pétitions comme support de la lutte, organisation dans des cadres autonomes du pouvoir et des organisations de masse.

Nous le qualifions d’activiste en référence à sa démarche négatrice de tout travail politique en profondeur. Par travail politique nous entendons : la lutte sur le front idéologique par le développement de l’expression et de la réflexion sur leurs problèmes, sur leur auto-organisation sur les lieux de travail et d’étude, autour de leurs problèmes socio-professionnels spécifiques. Tout cela dans la perspective d’un vaste mouvement de femmes.

Ce courant a une conception très étroite de la lutte politique. Celle-ci se réduit à créer et à maintenir une agitation contre le pouvoir en se basant sur le mécontentement des masses. Pour cela, il n’hésite pas à exploiter n’importe quel problème d’actualité pour mener autour une lutte seulement agitatrice (ponctuelle et conjoncturelle) comme sur la liberté de circulation des femmes hors du territoire national en février 1981, code de la famille).

Son opportunisme l’amènera à des alliances qui lui coûteront cher. Par exemple avec les anciennes moudjahidates, ses mots d’ordre sont notamment « Non aux textes qui tournent le dos à la Charte Nationale et à la Constitution » (Rassemblement du 23 décembre 1981 à la Grande poste d’Alger). Quelle contradiction pour un courant qui conteste la légitimité même du pouvoir en tant que pouvoir de la bourgeoisie !

L’analyse de nombreux textes diffusés par ce courant soutenu par l’OST (voir la presse de cette organisation) fait ressortir les éléments suivants :

_ Aucune position claire n’est exprimée quant aux droits des femmes. On demande seulement que les femmes, ou plutôt le peuple, puisse donner son avis. Ni la forme, ni le fond de ce débat (puisqu’il s’agit de débat) ne sont explicités. En fait, la revendication essentielle est le report du projet de code et ce n’est que lorsque ce dernier sera reporté qu’une revendication toujours aussi claire (sic) est formulée : un code civil.

_ La contestation quant au projet de code est axée sur le caractère anti-démocratique de son élaboration. A travers des formules comme « le peuple doit donner son avis », « un texte élaboré en dehors du peuple ne saurait… », ce qui est revendiqué, ce sont les libertés démocratiques. Ce n’est pas pour rien que la cible désignée aux femmes soit l’APN, assemblée censée représenter le peuple…

Combattre pour les libertés démocratiques est un noble objectif. Mais c’est un autre combat, dont les femmes sont certes partie prenante, mais en fonction de leurs intérêts et de leurs objectifs propres et en fonction du niveau de conscience politique de la masse des femmes.

Tous les mouvements populaires, à l’étape actuelle de la lutte des classes en Algérie, convergent nécessairement vers le combat pour les libertés démocratiques. Mais ce combat ne saurait se réduire à la revendication de l’Assemblée Constituante sur les tracts. La lutte des femmes pour leur organisation fait partie de la lutte conséquente pour les libertés démocratiques. Et ce, même si cette lutte n’apparaît pas clairement aux yeux des femmes qui la mènent, comme la lutte contre le patriarcat est partie prenante du combat contre le capitalisme.

Il ne s’agit pas, comme le fait ce courant, d’établir des priorités au nom de positions théoriques aujourd’hui fort discutables et de dresser de fausses séparations : lutte du prolétariat/lutte des femmes ou, pour l’Algérie, mouvement populaire/ »mouvement » des femmes et de considérer ce dernier comme secondaire.

Ces deux courants, qui dominent largement le mouvement actuel, ne peuvent constituer une alternative pour les femmes car ils sont profondément anti-féministes.

Le premier tente, par des manœuvres plus ou moins subtiles (participation au rassemblement du 16 novembre 1981) d’enfermer le mouvement des femmes naissant dans l’anti-démocratie étouffante des organisations du pouvoir.

Le second l’affaiblir en le confrontant directement au pouvoir, sans mener en corollaire un travail de sensibilisation au niveau des femmes. Travail susceptible de les armer politiquement contre toute forme de récupération et d’élargir leur mouvement.

La façon dont ces deux courants posent le problème du code de la famille (comme atteinte formelle à l’égalité des sexes pour le premier et comme atteinte aux libertés démocratiques pour le second) n’a pu mobiliser qu’une catégorie minoritaire des femmes : cadres, enseignantes, étudiantes, …

Il est en effet utopique d’espérer toucher les femmes des quartiers populaires, les petites employées ou les ouvrières sinon en posant le problème du code de la famille avec leurs problèmes quotidiens.

Or, c’est avec ces femmes que se construira le mouvement des femmes et seul ce mouvement est en mesure de créer le rapport de forces nécessaire pour changer leur condition.

Enfin, un troisième courant, minoritaire, qui, tout en rejoignant le deuxième quant aux moyens d’actions, s’en démarque totalement, notamment par son orientation résolument féministe.

Son objectif principal est la construction d’un grand mouvement de femmes en rupture avec le pouvoir. Celui-ci passe par l’auto-organisation des femmes à la base dans les structures qu’elles se donneront elles-mêmes.

Pour cela, les noyaux de femmes existant doivent être soucieux d’avancer les revendications les plus unificatrices. C’est-à-dire les revendications susceptibles de mettre en mouvement un maximum de femmes ou de créer une dynamique dans ce sens. La lutte pour les droits n’est pas pour ce courant prioritaire sur les autres aspects de l’oppression des femmes. En effet, le front juridique ne peut prétendre à une portée réelle s’il n’est pas renforcé par d’autres fronts de lutte.

Ce courant est le seul qui pose le problème du code de la famille par rapport aux répercussions concrètes qu’il peut avoir sur la vie des femmes. Ceci, tout en relativisant l’importance d’un texte de lois, dans un pays caractérisé par un décalage entre les textes et leur application.

C’est pourquoi ce courant refuse de se laisser enfermer dans le cadre étroit du code de la famille et pose le problème en termes de droits des femmes : droits « juridiques » (égalité devant le mariage et le divorce, majorité effective…). Mais aussi droits socio-économiques (droit effectif au travail, prise en charge par la société de la maternité et de l’éducation des enfants…).

Ces droits seraient posés en termes de revendications et constitueraient pour les femmes une base d’action et d’organisation.

La consécration de ces droits par des textes législatifs ne constitue en elle-même qu’un instrument aux mains des femmes pour changer leur condition, la seule garantie étant un mouvement puissant de femmes, capables d’assurer une lutte permanente contre toutes les discriminations. En organisation la lutte globale contre le patriarcat et contre la société bourgeoise qui permet son maintien et son renforcement.

Ce courant, contrairement aux premiers, ne subordonne pas l’élaboration des droits des femmes à un quelconque débat (même populaire) organisé par le pouvoir ni à un débat mixte en général.

La faiblesse et la jeunesse du mouvement des femmes ainsi que ses divisions ; l’enfermement de la majorité des femmes et leur exclusion millénaire de la parole et de l’action ; l’aliénation idéologique de la majorité des hommes toutes classes confondues ; le cadre anti-démocratique des débats organisés par le pouvoir ; sont autant d’handicaps à l’émergence des aspirations des femmes dans ces débats. Ceux-ci ne peuvent que servir de cautions aux projets anti-féministes du pouvoir.

Ce courant présente un intérêt indéniable, et la faiblesse de son impact est plutôt due à la composante actuelle du mouvement des femmes. Il lui reste cependant à dépasser ses faiblesses, notamment en rassemblant ses énergies dispersées autour d’un « programme d’action » concret. Celui-ci devant comporter des perspectives claires, en prenant en charge l’auto-organisation des femmes à la base non seulement à l’université mais surtout dans le monde du travail, en participant à tout travail de sensibilisation (activités culturelles, débats sur les problèmes vécus par les femmes, réflexions sur les fondements de leur oppression).

Car il ne suffit pas de vivre l’oppression pour en prendre conscience et le plus grand obstacle à la libération des femmes reste leur aliénation par l’idéologie patriarcale.

Mars 1982

Safia BENTAYEB


[1] Les guillemets expriment la réserve quant à l’importance quantitative et qualitative (impact) de ce mouvement.

[2] Structure née le 12 novembre 1981 à la Salle Amirouche (siège de la CNE-UNJA, ex. CVU) regroupant des étudiantes, des enseignantes de l’université et des travailleuses de divers secteurs. Elle ne coordonne guère que des individus.

[3] Ces débats sont étroitement encadrés par le F.L.N.

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