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Errico Malatesta : Comment concevoir la Révolution

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 791, 8 mars 1930.

Portrait of Errico Malatesta (Santa Maria Capua Vetere, 1853-Rome, 1932), Italian anarchist.

Comme contribution à la discussion que nous avons eue au Groupe de Genève sur le sujet : Comment concevoir la Révolution — nous donnons ci­-après un article de notre camarade Malatesta qui forme une réponse d’une très grande clarté et précision, tenant compte des conditions réelles à prévoir, sans leur rien sacrifier des idées, des moyens et des buts qui doivent constamment nous guider.

VERS L’ANARCHIE

Il est assez coutume de croire que par le fait que nous nous disons révolutionnaires, nous entendons que l’avènement de l’anarchie doive se produire d’un seul coup, com­me conséquence immédiate d’une insurrection, qui abattrait violemment tout ce qui existe et substituerait à cela des institutions vraiment nouvelles. A dire vrai, il ne manque pas de camarades qui conçoivent la révolution de telle façon.

Ce malentendu explique pourquoi parmi nos adversaires beaucoup croient, de bonne foi, que l’anarchie est une chose impossible ; et cela explique aussi pourquoi certains camarades, voyant que l’anarchie ne peut venir soudainement, étant donné les conditions morales actuelles de la foule, vivent entre un dogmatisme qui les met en dehors de la vie réelle et un opportunisme qui leur fait pratiquement oublier qu’ils sont anarchistes et, qu’en cette qualité, ils doivent combattre pour l’anarchie.

Maintenant, il est certain que le triomphe de l’anarchie ne peut être l’effet d’un miracle, pas plus qu’il ne peut se produire en dépit, en contradiction de la loi de l’évolution : que rien n’arrive sans cause suffisante, que rien ne peut se faire si la force nécessaire manque.

Si nous voulions substituer un gouvernement à un autre, c’est-à­-dire imposer notre volonté aux autres, il suffirait, pour cela, d’acquérir la force matérielle indispensable pour abattre les oppresseurs et nous mettre à leur place.

Mais au contraire, nous voulons l’Anarchie, soit une société fondée sur l’accord libre et volontaire, dans laquelle personne ne puisse imposer sa volonté à autrui, où tous puissent faire comme ils l’entendent et concourir volontairement au bien­-être général. Son triomphe ne sera définitif, universel que lorsque tous les hommes ne voudront plus être commandés ni commander à d’autres et auront compris les avantages de la solidarité pour savoir organiser un système social dans lequel il n’y aura plus trace de violence et de coercition.

D’autre part comme la conscience, la volonté, la capacité augmentent graduellement et ne peuvent trouver l’occasion et des moyens de se développer que dans la transformation graduelle du milieu et dans la réalisation des volontés au fur et à mesure qu’elles se forment et deviennent impérieuses, de même l’anarchie ne s’instaurera que peu à peu pour s’intensifier et s’élargir toujours plus.

Il ne s’agit dons pas d’arriver à l’anarchie aujourd’hui ou demain ou dans dix siècles, mais de s’acheminer ver l’anarchie aujourd’hui, demain et toujours.

L’anarchie est l’abolition du vol et de l’oppression de l’homme par l’homme, c’est-à-­dire l’abolition de la propriété individuelle et du gouvernement. L’anarchie est la destruction de la misère, des superstitions et de la haine. Donc, chaque coup porté aux institutions de la propriété individuelle et du gouvernement, est un pas vers l’anarchie, de même que chaque mensonge dévoilé, chaque parcelle d’activité humaine soustraite au contrôle de l’autorité, chaque effort tendant à élever la conscience populaire et à augmenter l’esprit de solidarité et d’initiative ainsi qu’à égaliser les conditions. Le problème réside dans le fait de savoir choisir la voie qui réellement nous rapproche de la réalisation de notre idéal et de ne pas confondre les vrais progrès avec ces réformes hypocrites, qui, sous pré texte d’améliorations immédiates, tendent à distraire le peuple de la lutte contre l’autorité et le capitalisme, à paralyser son action et à lui laisser espérer que quelque chose peut être obtenu de la bonté des patrons et des gouvernements. Le problème est de savoir employer la part de forces que nous avons et que nous acquérons de la façon la plus économique et la plus utile à notre but. Aujourd’hui dans chaque pays il y a un gouvernement qui, par la force brutale, impose la loi à tous, nous contraint tous à nous laisser exploiter et à maintenir, que cela nous plaise ou non, les institutions existantes, à empêcher que les minorités puissent mettre en action leurs idées et que l’organisation sociale en général puisse se modifier suivant les variations de l’opinion publique. Le cours régulier pacifique de l’évolution est arrêté par la violence et c’est par la violence qu’il faudra lui ouvrir la route. C’est pour cela que nous voulons la révolution violente aujourd’hui et que nous la voudrons toujours ainsi, aussi longtemps que l’on voudra imposer à quelqu’un par la force une chose contraire à sa volonté. La violence gouvernementale est supprimée, notre violence n’aurait plus sa raison d’être.

Nous ne pouvons pour le moment abattre le gouvernement existant, peut­-être ne pourrons-­nous pas empêcher demain que sur les ruines du gouvernement actuel, un autre ne surgisse ; mais cela ne nous empêche pas aujourd’hui de même que cela ne nous empêchera pas demain de combattre n’importe quel gouvernement en refusant de nous se soumettre à la loi chaque fois que cela nous est possible et d’opposer la force à la force.

Chaque fois que l’autorité est amoindrie, chaque fois qu’un plus grand nombre de liberté est conquise et non mendiée, c’est un progrès vers l’anarchie. Il en est de même chaque fois aussi que nous considérons le gouvernement comme un ennemi avec lequel il ne faut jamais faire trêve, après nous être bien convaincus que la diminution des maux engendrés par lui n’est passible que par la diminution de ses attributions et de sa force et non dans l’augmentation du nombre des gouvernants ou par le fait de les faire élire par les gouvernés eux-mêmes.

Par gouvernement nous entendons tout homme ou groupement d’individus, dans l’Etat, les Conseils, la Municipalité ou l’association, ayant le droit de faire la loi ou de l’imposer à ceux à qui elle ne plaît pas.

Nous ne pouvons pour le moment abolir la propriété individuelle, nous ne pouvons pour l’instant disposer des moyens de production nécessaires pour travailler librement ; peut­-être ne le pourrons­-nous pas encore lors d’un prochain mouvement insurrectionnel ; mais cela ne nous empêche pas aujourd’hui déjà, comme cela ne nous empêchera pas demain, de combattre continuellement le capitalisme. Chaque victoire, si minime soit-­elle, des travailleurs sur le patronat, chaque effort contre l’exploitation, chaque parcelle de richesse soustraite aux propriétaires et mise à la disposition de tous, sera un progrès, un pas sur la voie de l’anarchie, comme chaque fait tendant à augmenter les exigences des ouvriers et à donner plus d’activité à la lutte, toutes les fois que nous pourrons envisager ce que nous aurons gagné, comme une victoire sur l’ennemi et non comme une concession dont nous devrions être reconnaissants, chaque fois que nous affirmerons notre volonté d’enlever par la force, aux propriétaires, les moyens que, protégés par le gouvernement, ils ont enlevés aux travailleurs.

Le droit de la force disparu de la société humaine, les moyens de production mis à la disposition de ceux qui veulent produira, le reste sera le résultat de l’évolution pacifique.

L’anarchie ne serait pas encore réalisée ou elle ne le serait que pour ceux qui la veulent et seulement pour les choses où le concours des non anarchistes n’est pas indispensable. Elle s’étendra ainsi gagnant peu à peu les hommes et les choses, jusqu’à ce qu’elle embrasse toute l’humanité et toutes les manifestations de la vie.

Une fois le gouvernement disparu, avec toutes les institutions nuisibles qu’il protège, une fois la liberté conquise pour tous ainsi que le droit aux instruments de travail, sans lequel la liberté est un mensonge, nous n’entendons détruire toutes choses qu’au fur et à mesure que nous pourrons en substituer d’autres.

Par exemple : le service de ravitaillement est mal fait dans la société actuelle, il s’effectue d’une façon anormale avec un grand gaspillage de force et de matériel et seulement en vue des intérêts des capitalistes; mais en somme de quelque façon que s’opère la consommation, il serait absurde de vouloir désorganiser ce service, si nous ne sommes pas en mesure d’assurer l’alimentation du peuple plus logiquement et plus équitablement.

II existe un service des postes, nous avons mille critiques à en faire, mais pour l’instant nous nous en servons pour envoyer nos lettre ou pour en recevoir, supportons-­le donc comme il est tant que nous n’aurons pu le corriger.

Il y a des écoles, hélas, combien mauvaises, pourtant nous ne voudrions pas que nos fils restassent sans apprendre à lire ni à écrire, en attendant que nous ayons pu organiser des écoles modèles suffisantes pour tous.

Par là nous voyons que pour instaurer l’anarchie il ne suffit pas d’avoir la force matérielle pour faire la révolution, mais il importe aussi que les travailleurs associés selon les diverses branches de production, soient en mesure d’assurer par eux-mêmes le fonctionnement de la vie sociale sans le recours des capitalistes et du gouvernement.

On peut constater de même que les idées anarchistes, loin ­d’être en contradiction avec les lois de l’évolution basée sur la science, comme le prétendent les socialistes scientifiques, sont des conceptions qui s’adaptent parfaitement à elles : c’est le système expérimental transporté du terrain des recherches dans le champ des réalisations sociales.

Errico MALATESTA

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