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Georges Fontenis : Le révolté de Camus est-il des nôtres ?

Article de Georges Fontenis paru dans Le Libertaire, n° 296, 4 janvier 1952.

Nous ne pouvons manquer d’admirer ceux qui ont pu lire d’une seule traite ou en très peu de temps le nouveau livre d’Albert Camus. C’est sans doute qu’ils avaient déjà sur le sujet une opinion bien arrêtée et qu’ils pouvaient voir de haut – et de loin – une étude de laquelle ils refusaient d’avance d’apprendre quelque chose. Nous nous sommes sentis plus modestes.

Albert Camus ne peut manquer d’accorder à l’opinion du « Libertaire » une importance exceptionnelle sur un sujet comme « L’Homme révolté ». Qu’il sache que la présente critique est le fruit de confrontations entre nombre de nos militants. S’il nous trouve sévères, c’est que nous vivons une période où se jouent trop de vies pour que nous puissions être académiques. Il s’agit en définitive de l’Homme et de son destin, nous ne pouvons accepter de nous taire si on l’invite, avec la meilleure foi du monde, à prendre une voie que notre analyse anarchiste juge funeste ou si on sort mal de l’équivoque.

Camus constate d’abord que l’absurde ne peut donner de règle d’action mais, écrit-il : « Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri et il me faut au moins croire à ma protestation » et ainsi est-il conduit à examiner la révolte, plus particulièrement sous l’angle de « l’orgueil européen ». C’est donc sur deux siècles de révolte métaphysique ou historique que Camus se penche. Pour lui, la révolte est la part « de l’homme informé qui possède la conscience de ses droits » et l’homme enfermé dans les sociétés sacrées ne peut connaitre la révolte. Ainsi, le problème de la révolte n’aurait de sens « qu’à l’intérieur de notre société occidentale ». Cela ne nous paraît pas aussi évident. Nous ferons aussi à Camus le reproche – et tout se tient – de ne concevoir la révolte qu’au moment où elle s’exprime, au moment où une limite dans la souffrance ou l’humiliation est marquée par le « non » de l’esclave. Pour nous, il y a révolte déjà avant l’impatience, lorsque l’esclave rejette en lui-même les ordres, même s’il se tait.

Sa distinction entre révolte et ressentiment ne nous convainc pas. La révolte peut ne pas être exprimée, le ressentiment peut s’exprimer, il est au-dessous de la révolte : c’est la révolte des cœurs bas.

Mais Camus nous rallie à sa pensée lorsqu’il montre que la révolte est un « oui » en même temps qu’un « non », car elle manifeste une valeur, elle implique un bien qui dépasse la propre destinée du révolté, un bien commun, quelque chose qui fait le prix, la dignité de l’homme. La révolte n’est pas égoïste, elle exprime une solidarité, elle fait renaître une solidarité alors que la disparition du sacré avait séparé les hommes. La révolte est collective, « elle est l’aventure de tous », elle tire l’individu de sa solitude. Nous ne pouvons que reprendre cette formule claire et forte « Je me révolte, donc nous sommes », par laquelle Camus rejoint Bakounine. Camus semble trouver, dès le départ de son enquête, la voie du communisme libertaire, lorsqu’il écrit : « Apparemment négative, puisqu’elle ne crée rien, la révolte est profondément positive puisqu’elle révèle ce qui, en l’homme, est toujours à défendre ». On comprend d’autant moins que Camus, au cœur de son ouvrage, dans quelques pages sur Bakounine, n’ait voulu voir en lui que l’homme « de la négation totale ». C’est trop ignorer l’aspect le plus important du génie de Bakounine et il n’est pas vrai que « dès l’Instant où il définit lui-même la société de l’avenir, il la présente comme une dictature ». On comprend que Camus ait voulut donner de l’unité à son chapitre, mais il nous appartient de protester lorsqu’il mutile Bakounine ou se contente d’affirmations mal fondées. On pourrait d’ailleurs reprocher à Albert Camus, à plusieurs reprises, d’utiliser des citations trop brèves, sans références, ou de seconde main. Mieux vaut se reporter, surtout pour un ouvrage comme « L’Homme Révolté », aux sources (œuvres complètes de Bakounine ou de Cœurderoy) que d’utiliser une histoire de l’anarchie, fut-ce celle de Sergent et Harmel, qui ne peut donner qu’une vue très générale des hommes et des doctrines.

L’analyse proprement dite de Camus commence par la révolte métaphysique et après d’intéressants développements sur Prométhée et Caïn, vient l’étude de la négation absolue. On ne voit pas bien pourquoi, à propos de Sade et de ses vingt-sept années de prison, Camus décide qu’ « une si longue claustration engendre des valets ou des tueurs et parfois, dans le même homme, les deux ». N’y a-t-il pas, dans notre mouvement, de magnifiques exemples contraires ? Camus passe de la révolte absolue de Sade, puis de la révolte des dandys, au Karamazov de Dostoïevski, en montrant que la révolte lorsqu’elle aboutit au « tout est permis » conduit au nihilisme. Avec Stirner, du non absolu sort la divinisation de l’individu et du crime. Avec Nietzsche, on passe à l’affirmation absolue, et bien que Camus détache le nazisme du nietzschéisme, il n’en conclut pas moins que l’œuvre de Nietzsche peut être utilisée en faveur du meurtre. Quelque chose nous choque lorsque nous voyons Camus condamner Stirner et Nietzsche à travers ceux qui les ont interprétés à la lettre ou en choisissant bien curieusement dans leur œuvre. Pour Stirner, l’égoïsme doit se manifester la plupart de temps par l’amour et la fraternité ; cela, Camus n’en dit mot. Ne pourrait-on dire qu’il y a complicité de Camus envers les disciples abusifs et cela dans le but inconscient d’étayer une thèse séduisante ?

Toujours poursuivant le but de montrer les méfaits et les horreurs de la révolte absolue, Camus s’attaque à la poésie révoltée, s’en prend à Lautréamont dont les poésies feraient succéder au non-absolu des « chants », un « conformisme sans nuances », annonçant « le goût de l’asservissement intellectuel qui s’épanouit dans notre monde ». D’abord, Camus ne s’est pas préoccupé de savoir si les poésies devaient être prises à la lettre ou s’il y entrait un jeu. Et rien de la vie même de Lautréamont ne semble justifier ses conclusions. On éprouve la pénible impression d’une mauvaise humeur, d’une querelle dont on n’aperçoit pas nettement les motifs.

Pour Rimbaud, il semble que Camus touche plus juste lorsqu’il écrit « grand et admirable poète, le plus grand de son temps », mais que s’appuyant sur les lettres d’Abyssinie, il ajoute : « Mais il n’est pas l’homme-dieu, l’exemple farouche, le moine de la poésie qu’on a voulu nous présenter ». Il resterait à savoir qui veut faire de Rimbaud cet homme-dieu et si de l’exemple de Rimbaud on peut tirer une loi générale. Les pages qui suivent, sur l’évolution du surréalisme, semblent montrer, au contraire, que l’on peut partir du refus total du monde présent vers la révolte positive et l’amour.

Abandonnant la révolte métaphysique, A. Camus tente dans l’étude de la révolte historique de retrouver cette marche de la révolte nihiliste vers la volonté de puissance. De Spartacus à Lénine, en passant par Saint-Just, le régicide (à ce sujet, notre surprise a été grande de voir Louis XVI affirmé par Camus « comme faible et bon » !) Hegel, et surtout ses successeurs comme Feuerbach, déicides, Bakounine et Netchaïev et les terroristes russes, A. Camus voit le cynisme politique sortir du nihilisme ou de la révolte. Et cependant, il excepte un Saint-Just ou ces terroristes russes sentimentaux et bouleversants qui savent mourir. Mais avec la naissance du terrorisme d’Etat, A. Camus aborde le fond du problème. Il précise d’abord que l’esprit de révolte est étranger à la croissance des Etats modernes, en particulier des Etats fascistes, mais cependant il fait remarquer que Mussolini et Hitler, se réclamant le premier de Hegel, le second de Nietzsche appartiennent par là à l’histoire de la révolte et du nihilisme. Puis, A. Camus, en un long chapitre, analyse le terrorisme d’Etat basé sur la terreur rationnelle et commence par étudier la pensée de Comte et surtout de Marx. Cela nous donne l’occasion de raccourcis saisissants et de critiques éblouissantes. En une page (1), Camus résume parfaitement la théorie économique de Marx. Il montre lumineusement le caractère bourgeois du messianisme de Marx, la vanité de sa dialectique dans laquelle s’introduit la notion mystique de « fin ». Il semble qu’on soit loin, maintenant, du nihilisme. Mais A Camus nous rappelle que le nihilisme, non la révolte vraie, a pris l’aspect de la puissance, a couvert ses négations d’une « scolastique obstinée ». La tragédie de la révolution de Lénine, c’est « celle du nihilisme, elle se conforme avec le drame de l’intelligence contemporaine qui, prétendant à l’universel, accumule les mutilations de l’homme ».

Ainsi, écrit Camus, Prométhée, devant les hommes faibles ou lâches, a voulu les commander. « Il n’est plus Prométhée, il est César ». Nous pouvons objecter que cela n’est vrai que d’une révolution, non forcément de toutes, mais Camus lui-même n’y pense-t-il pas ? Va-t-il abdiquer lui aussi dans une sorte de désespérance ou de conformisme ?

Il va achever son étude, justement, en posant de nouveau le problème « Révolte-Révolution », mais d’une façon générale cette fois.

Camus, maintenant, s’appuie sur ses démonstrations : la révolution des principes a tué Dieu, la révolution du XXe siècle a tué ce qui reste de Dieu dans les principes, et le nihilisme, parce qu’il nie toute règle morale, recrée César. Ainsi, les révolutionnaires « se ruent dans l’histoire » contre les enseignements de la révolte elle-même.

Si l’intention du communisme russe est toute différente de celle des fascismes, leur cynisme politique est identique et fils du nihilisme moral.

Deux remarques s’imposent. D’une part, nous acceptons les vues de Camus : la révolte, lorsqu’elle conduit au nihilisme, mène à la terreur ou à l’individualisme forcené, mais nous ne pensons pas que tous les exemples choisis par Camus l’aient été heureusement. Stirner, Bakounine et même Lautréamont sont schématisés ou défigurés.

D’autre part, Camus oublie toute une masse de faits historiques qui montrent au contraire que la révolte peut rester elle-même et vivifier la révolution. Sans doute, Camus finit-il par dire que « la révolution pour être créatrice ne peut se passer d’une règle, morale ou métaphysique, qui équilibre le délire historique », bien entendu contre la morale formelle et mystificatrice de la société bourgeoise.

Et A. Camus, dans les dernière pages, oppose la révolution libertaire de la « mesure » à la révolution totalitaire de la « démesure ». Le syndicalisme révolutionnaire et la Commune lui paraissent les points d’application de la volonté libertaire, seule fidèle à la révolte parce que respectueuse de l’homme. Nous respirons enfin dans ces dernières pages, les plus belles d’ailleurs, extraordinairement intenses, où l’on sent un souffle. Nous respirons car nous voyons Camus, non pas tiré vers la « grâce », mais fidèle à la révolte ; nous respirons car le langage équivoque de certains passages s’efface : parfois, on pourrait penser que Camus oppose à la révolte pure une sorte de révolte « modérée », de radical-socialisme en quelque sorte (2). Il apparaît, au contraire, en fin de lecture – je parle de lecture sérieuse – qu’à la démesure barbare conduisant à la terreur et qui n’est que ressentiment exprimé et non révolte, Camus oppose la révolte authentique, la révolte de la mesure (à la mesure de l’homme, devrait-on dire) qui n’est nullement une révolte limitée, mais une révolte lumineuse, une révolte qui ne disparaît pas dans la révolution mais doit l’animer. Mesure n’est pas médiocrité ou modération petite bourgeoise. Camus, là, nous retrouve. Son mérite est de dire admirablement ce que nous avons toujours dit, si mal, lorsque nous parlons des rapports du révolutionnaire et du révolté, lorsque nous écrivions il y a quelques semaines encore que la révolution ne peut être si elle n’est habitée par la révolte, mais que la révolte telle quelle est impuissante sans l’Idée révolutionnaire.

Quant à l’opposition midi-minuit, Méditerranée-Germanie, elle est très belle, très séduisante. Trop, car elle n’est pas absolument convaincante et risque d’être dangereuse.

Nous ne dirons rien du chapitre sur « Révolte et Art », sinon qu’il est particulièrement chargé de réflexions avec lesquelles il sera difficile de ne pas être d’accord.

Refermé le livre de Camus, on ne peut s’interdire de repenser aux impressions parfois pénibles éprouvées au cours de la lecture. De longs développements, obligeant à penser, riches de nombreux aperçus souvent inattendus, mais où le langage logique fatigue parfois. Impression de redites même ou de complications dont on ne volt pas toujours la raison. Je pense principalement à certains passages sur « Révolte et Meurtre ». Là encore, Camus ne se méfie pas de l’équivoque. « Qu’un seul maître soit, en effet, tué, et le révolté, d’une certaine manière n’est plus autorisé à dire la communauté des hommes dont il tirait pourtant sa justification », écrit-il, alors qu’il admet plus loin le meurtre insurrectionnel s’il est payé de l’acceptation de la mort par celui qui frappe et si la révolte va vers la fin des meurtres. Je vois bien nos militants s’étonner de ces subtilités et se poser tout bonnement la question de savoir si le maître qui opprime de telle sorte que le révolté est porté à le tuer, est encore un homme ou s’il est seulement le maître. Que dirait Camus d’un terrorisme qui ne serait ni celui d’un Etat, ni celui d’un nihilisme, mais celui d’une libération, n’oubliant rien de la révolte et de la valeur qu’elle contient ?

Est-ce impensable ? En vérité, Camus qui n’a pas oublié l’attitude libertaire, vers la fin de son livre surtout, fait le silence sur beaucoup de choses. Lorsqu’il écrit que la révolution, pour être digne de son nom, « doit retrouver la source créatrice de la révolte », il exprime un souhait. Il parle du syndicalisme révolutionnaire et cite… les réalisations scandinaves. Là encore, il donne prétexte à ceux qui voudront, par « révolte de la mesure », entendre « compromis » ou « tiédeur ». Mais pas un mot de l’action incontestablement terroriste (mais d’un terrorisme nullement nihiliste) des anarchistes et des syndicalistes espagnols. Pas un mot des réalisations populaires russes de 1917, de la Makhnovtchina, de l’Espagne libertaire de 36. Pourquoi ?

Ainsi, tout un pan du terrorisme et de la révolution liber­taire échappe à l’analyse de Camus. Franchement, c’eût été plus important que les querelles à propos de Lautréamont et cela eût peut-être évité de longues pages où la révolution était vue de façon unilatérale, parce qu’on ne pensait qu’à la Russie moderne officielle, cette vue inclinant à la désespérance.

Camus a longuement travaillé à son « Homme Révolté » sans doute. Nous y trouvons cependant trop de hâte. Un essai sur un tel sujet devait faire hésiter et s’informer davantage. Car il s’agit, tout de même, du drame de notre temps. Et nous n’aurions pas voulu regretter des affirmations trop rapides, telle celle qui fait de la société de Godwin une « société d’inquisition ».

Le livre contient par ailleurs d’admirables pages, surtout dans les derniers chapitres, où la pesanteur qui se dégage parfois des développements fait place à la ferveur, à la tension aux images éblouissantes.

Nous savons bien que Camus ne peut être à nos côtés qu’en applaudissant les actions et réalisations libertaires, sans pour cela se rallier à nos vues intransigeantes sur l’Etat. Mais déjà par son livre, il est descendu dans l’arène. Il lui faudra bien préciser, éclairer encore. En tout cas, nous ne pouvons croire que tout soit dit sur la révolte, et dit de cette façon qui permet à la bourgeoisie et à ses critiques d’approuver sans comprendre. Cela peut être grave.

En tout cas, Camus a choisi la révolte. On ne se tire pas à bon compte d’un pareil engagement.

En vente : 500 fr. (franco : 635 fr.)


(1) Page 251.
(2) L’équivoque du langage est flagrante parfois : « Tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique ».

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