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Algérie : La sharia au nom de la guerre

Entretien avec Samira Fellah et Nawel Zien réalisé par Cecilia Garmendia et Gaëlle Lucy paru dans Inprecor, n° 325, du 1er au 14 mars 1991, p. 13-15.

Le 12 juin 1990, le Front islamique du salut (FIS) remportait une large victoire aux élections municipales, les premières élections pluralistes en Algérie (voir lnprecor n° 312 du 29 juin 1990). Sept mois plus tard, la guerre du Golfe ouvre d’autres brèches, dont aimeraient bien profiter les islamistes, un peu déstabilisés, au départ, par la configuration des pays impliqués de part et d’autre. Les femmes algériennes n’ont cessé, depuis des années, de lutter pour la reconnaissance de leurs droits ; aujourd’hui, de même, elles exigent le respect des droits des populations arabes et dénoncent l’agression dont est victime le peuple irakien, car, pour elles, « la dignité des femmes est inséparable de celle des peuples ». Nous avons rencontré Samira Fellah et Nawal Zien, membres du Parti socialiste des travailleurs et militantes du mouvement des femmes en Algérie *.


INPRECOR : Comment la population a-t-elle réagi par rapport à la guerre du Golfe ?

Samira FELLAH : Cette guerre a provoqué un véritable choc en Algérie. Au cours des jours qui ont précédé l’ultimatum, plus personne ne dormait. On écoutait les informations jusqu’à 4 ou 5 heures du matin. Le pays tout entier se trouvait dans une situation particulière, tout le monde était tendu. Dès l’annonce du déclenchement de la guerre, il y a eu des manifestations spontanées, principalement de jeunes, chômeurs et lycéens. A Constantine, par exemple, les lycéens ont été à l’initiative de la première mobilisation, rejoints par des jeunes chômeurs qui s’en sont pris au consulat et au centre culturel français de la ville. Ensuite, ont eu lieu des manifestations un peu plus organisées. Mais tous les jours ou presque, des cortèges se forment spontanément – par exemple, à la sortie des établissements scolaires – en soutien au peuple irakien. Les jeunes brandissent toujours le portrait de Saddam Hussein, comme symbole de la résistance arabe face aux États-Unis.

Au départ, ces actions exprimaient avant tout un fort sentiment anti-américain et anti-occidental. Mais, peu à peu, le mouvement se politise, des positions plus clairement anti-impérialistes se développent. La question du pétrole, par exemple, comme instrument de domination des puissances occidentales dans la région, revient dans toutes les conversations.

Dès les premiers jours, le mouvement de protestation contre la guerre a été divisé en deux camps : celui des partis démocratiques, d’une part, et celui des intégristes, de l’autre. Les premiers avaient appelé à manifester tôt le matin, le vendredi 18 janvier 1990, au lendemain de la déclaration de guerre. Les intégristes, eux, ont une marche l’après-midi, après la prière, à la sortie des mosquées.

Jusqu’au déclenchement de la guerre, ils sont restés très vagues sur la question de l’Irak, et n’ont jamais pris position vis-à-vis de l’Arabie saoudite, ni de Saddam Hussein. Et pour cause : le régime des émirs était leur principal bailleur de fonds. La participation de ce pays au camp occidental leur a donc posé un réel problème, au début. C’est la radicalisation de la rue qui les a obligés à prendre clairement position.

Aujourd’hui, le FIS se démarque ostensiblement de l’Arabie saoudite, il prétend n’avoir jamais reçu d’aide de ce pays et appelle même à renverser le régime, pour le remplacer par un vrai pouvoir islamique. Il tente de transformer cette guerre en guerre confessionnelle, mais, pour l’instant, cela ne fonctionne qu’en partie, puisqu’il y a des deux côtés dans ce conflit, un drapeau sur lequel est inscrit une formule islamiste.

En fait, le FIS cherche avant tout à se démarquer des autres partis traditionnels et à se positionner contre le gouvernement algérien, en vue des prochaines échéances électorales, les législatives. Il reproche très violemment au gouvernement de ne pas avoir engagé directement l’Algérie aux côtés de l’Irak et réclame l’ouverture de camps d’entraînement pour envoyer des milices populaires dans le Golfe, cherchant avant tout, par cette proposition, à répondre à la colère de ces jeunes qui descendent tous les jours dans la rue. Nous ne sommes pas contre cette idée, au niveau des principes, mais nous refusons l’armement de milices partisanes comme celles que veut constituer le FIS, car elles risqueraient de se retourner contre les démocrates et contre nous, plutôt que contre Bush.

En face, les partis démocratiques semblent malheureusement très frileux. Ils ont annoncé qu’ils gelaient toutes leurs activités politiques à cause de la guerre, ralliant, dans les faits, le camp du gouvernement. La guerre devient ainsi, pour le pouvoir, l’occasion inespérée de réaliser un quasi consensus (hormis le FIS) autour de ses réformes économiques, dans une situation de crise économique croissante, d’inflation galopante et de difficultés de toutes sortes (1). Par cette attitude, ces partis se discréditent totalement aux yeux de la population. Ce jeu profite bien sûr aux intégristes, qui apparaissent comme les plus radicaux par rapport au gouvernement.

Et les femmes, comment réagissent-­elles ? Le mouvement des femmes a-t-il pris position ?

Nawal ZIEN : Les femmes sont présentes dans les grandes manifestations, mais de façon minoritaire. A Sétif, toutefois, une manifestation rejointe par les lycéens et les lycéennes a donné un cortège très mixte. Il y a aussi des femmes dans les comités de soutien au peuple irakien, comme à Alger.

Dans le mouvement des femmes, nous avons défendu l’idée que les femmes devaient être partie prenante de tous les combats politiques.

Samira FELLAH : Nous pensons que les femmes qui se battent pour la citoyenneté, en Algérie, sont forcément concernées par un problème politique de cette taille, et que la lutte pour la dignité des femmes est liée à la lutte pour la dignité des peuples, en l’occurrence celle du peuple irakien. Nous savons quelle est la place des femmes dans les situations de guerre, quelles sont leurs conditions de vie, ce qu’elles doivent endurer. Les Irakiennes, aujourd’hui, ont donc besoin de notre soutien particulier, en tant que femmes.

Mais certaines militantes du mouvement, notamment des intellectuelles, étaient très réticentes, au départ, à cause de la situation qui est faite aux femmes en Irak – en particulier cette loi adoptée l’an dernier, en mars 1990, qui autorise tout homme à tuer une femme accusée d’adultère. Cette question a provoqué des remous dans le mouvement sur la question du soutien au peuple irakien.

Nawal ZIEN : Dans l’Association pour l’émancipation de la femme, le débat a porté sur les mots d’ordre à mettre en avant. Certaines femmes voulaient avancer seulement celui de paix. Mais pour nous, et pour d’autres, on ne pouvait en rester là : de quelle paix s’agit-il, au profit de qui ? Nous sommes finalement arrivées à un consensus pour dénoncer l’agression impérialiste contre l’Irak.

A Alger, les Moudjahidates (les anciennes combattantes de la guerre de libération nationale) ont pris l’initiative d’appeler à une marche de femmes. Les autres associations de femmes ont soutenu cet appel. Cette manifestation, le 24 janvier 1991, a regroupé entre 5 et 6 000 femmes, ce qui, pour nous, est important, d’autant que quelques jours auparavant, une marche de femmes intégristes n’avait regroupé que quelques centaines de personnes.

Cette manifestation du 24 est la première démonstration de femmes qui a réussi à gagner la sympathie des jeunes dans la rue alors que, dans les précédentes manifestations, comme celle du 8 mars, nous avions souvent ressenti de l’agressivité à notre égard. Cette fois, il y avait une certaine complicité.

La mobilisation contre la guerre a-t-elle donné lieu à une coordination des associations de femmes pour des actions communes ? Que comptez-vous faire pour le 8 mars, cette année ?

Nawal ZIEN : Il existe déjà une coordination nationale. C’est cette structure qui a pris en charge la préparation du 24 janvier. Pour ce 8 mars, il est prévu une rencontre nationale des femmes le matin, une marche l’après-midi et sûrement un meeting le soir. Cette date va être importante, puisque les intégristes ont demandé que la journée internationale de la femme ne soit pas ce jour-là, et qu’ils vont sans doute essayer d’empêcher nos activités. Nous discutons encore du thème central à mettre en avant. Il est fort probable que le mot d’ordre sera la solidarité entre toutes les femmes arabes, contre la guerre.

Avez-vous des informations sur les femmes des pays impliqués dans la guerre, de l’Arabie saoudite ou d’ailleurs ?

Samira FELLAH : La seule information que nous ayons, c’est cette manifestation de femmes en Arabie saoudite, en novembre 1991, contre l’interdiction qui leur est faite de conduire des voitures. Il semble que ce soit l’arrivée, dans ce pays, des femmes réfugiées du Koweït, qui ait provoqué cette réaction. Ces deux pays sont soumis à la sharia, la loi islamique, et les Saoudiennes se sont rendu compte, pour la première fois, que la loi islamique n’était pas partout la même : au Koweït, les femmes ont le droit de conduire, mais pas en Arabie saoudite. Toutes celles qui ont osé manifester sont aujourd’hui menacées de lapidation, certaines ont perdu leur travail ; le mari de l’une d’elles, qui les avait soutenues, a perdu lui aussi son emploi. Ces femmes nous ont envoyé une lettre, en nous lançant un appel désespéré à les soutenir et à envoyer des messages à l’ambassade d’Arabie saoudite, à essayer, au moins, de faire quelque chose pour elles.

Le fait que la manifestation des femmes contre la guerre ait rencontré plus de sympathie dans la population va-t-il modifier, selon vous, la façon dont est perçu le mouvement des femmes ?

Samira FELLAH : Il en restera sans doute quelque chose, mais, à mon avis, cela ne va pas modifier fondamentale-ment la perception qu’a la société algérienne du mouvement organisé ; notamment le fait que la direction de ce mouvement soit perçue comme pro-occidentale.

Comment les femmes ont-elles réagi devant la montée du FIS, lors des élections municipales de juin 1990 ? Quelles mesures les nouveaux élus islamistes ont-ils prises dans ces mairies ?

Nawal ZlEN : Après les élections du 12 juin 1990, la peur et la démoralisation ont gagné beaucoup de femmes. Même dans les associations, on a ressenti un certain découragement. Mais la peur en a poussé d’autres à réagir. Peu de temps après, par exemple, notre association a organisé un gala, à Alger : 700 femmes y ont participé. C’était moins que ce qu’on pouvait rassembler auparavant, mais toutes les femmes qui étaient là voulaient adhérer, faire quelque chose.

Samira FELLAH : Les femmes des couches moyennes, y compris dans les milieux militants, étaient effrayées par la victoire du FIS et parlaient d’ « iranisation ». La coordination des associations des femmes qui a eu lieu fin juin, juste après les élections, ressemblait à un psychodrame. Il y soufflait un vent de panique générale. Le débat et la discussion ont ramené un peu de sérénité et une plus juste appréciation des rapports de forces.

Il faut bien comprendre que les femmes algériennes n’ont pas toutes la même conscience du danger que représente le courant intégriste. Il est certain que, parmi les intellectuelles, dans les couches moyennes, les atteintes au droit au travail, au droit à la scolarisation, à la mixité, au sport féminin, sont vécues de façon dramatique. Pour les femmes au foyer, en revanche, la perception de ce danger est beaucoup moins forte. Les intégristes promettaient un logement pour tout le monde, un partage équitable de l’eau (dans beaucoup de villes, la distribution de l’eau est tout à fait aléatoire – une fois tous les quinze jours). Ils promettaient, d’autre part, un salaire pour les femmes au foyer. Comment voulez-vous que les femmes ne perçoivent pas cela comme positif pour elles ? Pour la première fois, un parti prenait en compte leurs conditions de vie. Des femmes qui ne sortent pas de leur maison, qui sont dépendantes économiquement de leur mari, ne peuvent pas rester insensibles à une organisation qui leur parle de retrouver leur dignité dans le cadre de l’islam. Le salaire pour les femmes au foyer représente pour elles une reconnaissance. Les tâches domestiques, en Algérie, où n’existent pas les mêmes commodités et le même confort qu’en France, sont une charge encore plus lourde. Dans les couches populaires, le discours du FIS a donc une réelle emprise sur les femmes.

Bien sûr, la politique du FIS dans les municipalités qu’il a gagnées n’est pas à la hauteur de ses promesses électorales. Les problèmes de l’eau, du logement, du chômage des jeunes, n’ont pas reçu le moindre début de solution, les inégalités demeurent. Beaucoup d’électeurs du FIS sont aujourd’hui très déçus. Mais cette déception ne va pas se traduire forcément aux élections, dans les votes.

Le succès des intégristes aux municipales n’est-il pas dû aussi en partie, à la façon dont les élections se sont déroulées, favorisant la fraude électorale ?

Samira FELLAH : On peut parler de fraude électorale, au bénéfice du FIS, c’est certain. Mais c’est la loi mise en place par le Front de libération nationale (FLN) lui-même qui a favorisé tous les abus : elle autorise tout électeur à avoir trois procurations. En outre, la veille des élections, le ministre de l’Intérieur avait affirmé à la télévision qu’il n’y aurait pas de vérification d’identité dans les bureaux de vote. Effectivement, il n’y a pas eu de contrôle : certains ont voté pour les morts, ou pour ceux qui avaient changé de ville. Les procurations n’étaient absolument pas contrôlées. Ces fraudes ont été dénoncées. Mais est-ce que, sans les fraudes, les résultats auraient été très différents ? Je ne le crois pas.

A la suite de ces élections, les associations de femmes ont décidé d’engager, toutes ensemble, une grande campagne contre la loi électorale et contre les procurations. Déjà, bien avant les municipales, les femmes avaient été les seules à poser ce problème. Après les résultats du 12 juin, beaucoup de partis démocratiques se sont solidarisés avec nous, donnant ainsi un plus grand écho à notre campagne. Le FLN a annoncé une révision de la loi électorale. Nous, les femmes, avons obtenu le droit de participer à la commission juridique chargée de réviser cette loi. Malheureusement depuis, cette discussion est reportée de jour en jour, et la loi électorale n’a toujours pas été rediscutée.

Les associations de femmes ont élaboré un texte, qui sera la base des négociations avec le gouvernement. Celui-ci se montre maintenant favorable à la suppression du fameux article sur les procurations, il accepte l’idée de les réduire à une par personne, dans des conditions exceptionnelles. Il accepte notre slogan : « Un homme, une femme, une voix », ou plutôt : « Une présence, un bulletin, une voix ». Mais pour nous, le débat doit porter égale-ment sur un autre point de la loi : aujourd’hui, un mari a le droit de voter pour sa femme sur simple présentation du livret de famille. En réalité, la loi est extrêmement insidieuse, elle ne fait pas référence au « mari », elle ne parle que de « conjoint ». Mais compte tenu de la réalité sociale algérienne, et comme le vote aux élections, dans le cadre d’un régime de parti unique, n’a jamais représenté quelque chose de décisif, ce sont d’abord les hommes qui vont voter. Pourquoi les femmes se sentiraient-elles concernées ?

Notre activité a deux objectifs : d’une part, la révision de la loi électorale, sur la base des amendements que nous avons proposé, d’autre part, une campagne pour le vote effectif des femmes, notamment lors des prochaines élections législatives (dont la date n’est pas encore fixée). Il faut expliquer aux femmes que toutes les difficultés de leur vie quotidienne, leurs problèmes de santé, ceux de leurs enfants, les problèmes d’approvisionnement, etc., dépendent de la politique décidée à l’Assemblée populaire nationale : d’où l’importance pour elles de participer elles-mêmes à son élection. Nous essayons de montrer le lien entre ce qu’elles vivent au quotidien et les prochaines législatives. Je crois que notre campagne a eu un véritable écho, au point de déstabiliser, en partie, les intégristes.

Nawal ZIEN : Nous n’appelons pas à voter pour tel ou tel parti, mais nous appelons les femmes à se responsabiliser, à se sentir concernées, et à choisir, en toute conscience, les programmes qui sont susceptibles de les défendre. Bien sûr, nous combattons en tant que féministes le programme des intégristes, mais c’est une autre campagne.

Avez-vous constaté un comportement différent, vis-à-vis des élections et du FIS, de la part des jeunes femmes ?

Samira FELLAH : Les jeunes femmes semblent plus sensibles aux élections. Mais il ne faut pas perdre de vue que c’est parmi elles, aussi, que se recrutent les militantes intégristes. On assiste aujourd’hui à des tentatives sérieuses d’organiser un mouvement de femmes intégristes. Un autre parti islamiste, directement lié au mouvement international des Frères musulmans, tente de regrouper les femmes sur des revendications telles que le droit au travail, le droit à l’instruction, le droit de circuler. Mais, bien sûr, il les appelle à s’organiser dans le cadre de la loi islamique, la sharia. De même, le syndicat islamique du travail – pas des travailleurs, bien sûr, puisqu’il s’agit d’éradiquer toute notion de lutte de classes -, qui s’est créé en juillet 1990, appelle les femmes à se syndiquer et à lutter pour faire reconnaître leur spécificité en tant que femmes, toujours dans le cadre de la loi islamique.

Nawal ZIEN : Il y a quinze ans, une femme qui marchait avec un foulard dans la rue était très mal vue. Aujourd’hui, il faut comprendre que c’est l’inverse. En arabe, une femme non voilée, se traduit par « femme nue ». Mais la vision présentée par les médias occidentaux est souvent fausse. Malgré la montée de l’intégrisme, il y a un nombre impressionnant de femmes qui sont dans la rue, et certaines dirigent même des grèves.

Propos recueillis par Cecilia Garmendia et Gaëlle Lucy le 10 février 1991


* Cette interview a été réalisée conjointement pour les Cahiers du féminisme n° 56 et lnprecor.

1) Voir Inprecor n° 322 du 18 janvier 1991.

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