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Samira Fellah : Les ennemies du FIS

Textes parus dans Inprecor, n° 344, du 17 au 30 janvier 1992, p. 3-6


Alors que les résultats du premier tour des élections législatives n’ont fait que confirmer le rôle croissant du Front islamique du salut (FIS) sur la scène politique algérienne et l’effondrement du Front de libération nationale (FLN) au pouvoir, le président Chadli a présenté sa démission, le Il janvier 1992, et annoncé la dissolution de l’Assemblée populaire.

Il s’agit d’un coup d’Etat, fomenté par les militaires, qui met en veilleuse le processus démocratique, entamé sous la pression des émeutes d’octobre 1988.

Notre correspondant, Chawki Sahli, nous livre ses premières analyses.

INPRECOR : Est-ce que tu peux revenir sur ce qui s’est passé ? Comment interprètes-tu ce coup d’Etat qui se veut « constitutionnel » ?

Chawki SAHLI : Le Conseil constitutionnel avait des recours à examiner concernant de multiples irrégularités, mais qui n’auraient de toute évidence rien changé aux résultats prévisibles du second tour et à la victoire du FIS, à moins d’une solide campagne de peur orchestrée par le pouvoir (voir l’article en p. 5). Or, nous avons assisté à une mobilisation de gens qui se disent démocrates, et qui, dans un Comité de sauvegarde de l’Algérie, appelaient à l’annulation du second tour ; en fait, ils ne demandaient ni plus ni moins que la suspension du processus démocratique algérien.

Cela a contribué à légitimer la victoire du FIS au niveau populaire, au lieu de la combattre.

Cela dit, les déclarations officielles se voulaient plutôt rassurantes. Il n’y avait d’ailleurs certainement pas une unanimité dans la classe dirigeante quant à l’attitude à adopter face à la victoire du FIS. Ces derniers jours, nous avions même écarté la possibilité d’une issue violente par un coup d’Etat militaire – en fait, celle-ci était effectivement écartée, mais au profit d’une solution qui, sous couvert de légalité constitutionnelle, n’est ni plus ni moins qu’un coup d’Etat à peine déguisé, qui pour le moment se fait dans le calme. Selon certaines rumeurs, il y aurait eu une réunion de généraux dès le dimanche 5 janvier.

L’armée a démissionné le président ; mais, dans la Constitution, rien ne prévoit une telle démission – un décès est envisagé, mais pas une démission en l’absence d’une Assemblée.

Pour être dans le cadre légal, l’armée aurait dû interpréter cette démission comme un décès, et donc désigner un président provisoire au sein du Conseil constitutionnel, continuer le processus électoral et préparer des élections présidentielles. Mais ce qui a été choisi, c’est de jouer la crise constitutionnelle : puisque la Constitution ne le prévoit pas, alors le Conseil constitutionnel n’est pas tenu d’organiser des élections dans 45 jours, ce qu ‘il aurait pu faire. Ce qui a été décidé, et tel était l’objectif du régime, c’est l’arrêt du processus législatif ; même les élections présidentielles ne sont absolument pas garanties dans le délai prévu des 45 jours [elles ne devraient avoir lieu qu’en 1994, ndlr].

Le Conseil de sécurité se trouve soudainement obligé d’assumer la charge d’un président provisoire. La situation est fort bien résumée par le quotidien Le Matin, qui annonce en « une » : « Problématique intérim de Chadli, le Conseil constitutionnel se dessaisit, le Haut-Conseil de sécurité décide ». Or, s’il y avait réellement une intention légaliste, c’est le Conseil constitutionnel qui aurait dû assurer cet intérim.

C’est l’armée qui a pris provisoirement le pouvoir, sous un cache-sexe constitutionnel. Ce sont les généraux de l’armée des frontières qui ont recommandé à Chadli de s’éclipser, donnant satisfaction ainsi aux gens du FIS, qui demandaient son départ, afin d’apparaître comme une nouvelle équipe qui ne porte pas la responsabilité du bilan du régime précédent.

Un des facteurs de la crise du régime – auquel nous n’avions pas su donner toute son importance -, qui a conduit au coup d’Etat institutionnel est le fait que ce sont les militaires qui ont réprimé durement au mois de juin 1991 les émeutes, et donc les intégristes (1) ; ils envisageaient sans doute mal et beaucoup moins que Chadli – comment cohabiter avec le FIS, qui aurait pu réclamer la condamnation et la démission des têtes de la hiérarchie militaire.

Maintenant, le FLN risque d’être totalement balayé de ce pouvoir ; les militaires vont chercher à trouver d’autres moyens pour être représentés au sommet de l’Etat.

Quelles sont les réactions des partis, et surtout de la population ?

La situation est dramatique, car l’arrêt du processus électoral est la meilleure manière de légitimer le FIS. Au niveau de la population, l’option islamiste risque de se voir consolidée, voire de devenir réellement hégémonique.

Pourtant, cela ne veut pas dire que le FIS ait le moral au beau fixe. La démission de Chadli a été annoncée alors que se tenait un meeting du FIS, dans un stade d’Alger, sans y provoquer la moindre réaction – les participants sont rentrés chez eux, tranquillement. Le FIS a protesté contre l’annulation du second tour, soutenu en cela par les Iraniens (2).

Il ne faut pas se tromper, le fait que les forces intégristes se tiennent tranquilles aujourd’hui ne signifie pas qu’elles soient en recul dans la société ; au contraire, elles sortent grandies comme représentantes légitimes du peuple.

L’aile dure du FIS a, en fait, été liquidée, au niveau de la direction, au moment de l’Etat de siège. La direction actuelle est majoritairement composée de notables prêts à collaborer avec le pouvoir. Cependant, à la base du FIS, il y aura des mouvements radicaux incontrôlables, mais qui ne seront sans doute pas immédiats, car le Front islamique vient de subir plusieurs défaites successives : celle de juin 1991, une répression active, et celle de ces récentes élections annulées.

Les petits partis libéraux proches du pouvoir sont contents, même s’il ne pavoisent pas. Le Front des forces socialistes (FFS) d’ Aït Ahmed exprime sa surprise et son mécontentement, même s’il n’est pas très combatif dans son opposition au coup d’Etat.

Paradoxalement, une partie de la population semble rassurée, après la crise évidente de ces derniers jours, mais sans enthousiasme. Il semble que la campagne de peur autour d’un possible Etat intégriste ait eu un certain effet et les gens vivent le moment actuel comme un répit dans une situation confuse aux issues incertaines. En fait, les gens s’attendaient à une réaction sanglante de la part du régime ; la manière douce a provoqué une sorte soulagement.

A l’étranger, Aït Ahmed apparaît comme le seul dirigeant politique à condamner le coup d’Etat. Qu’en est-il exactement ?

La direction du FFS a réagi, mais ses militants sont comme les autres. Aït Ahmed voulait être une sorte de recours et il est présenté comme tel dans les médias occidentaux ; mais, au niveau de son électorat, il y avait une forte inquiétude car les gens ont compris que le FFS n’était pas une alternative nationale, et qu’il n’était que kabyle.

A ton avis, que peut-on prévoir maintenant ?

Il nous faut encore quelques jours pour savoir quelle tournure que prendra cette transition, qui peut être plus ou moins brutale ; cela dépend des réactions du FIS, mais surtout de la volonté des militaires – ils peuvent, par exemple, décider d’empêcher les partis de fonctionner.

Le plus probable c’est que l’armée essayera de se tourner vers une sorte d’ouverture où les partis pourront fonctionner sous haute-surveillance. Aujourd’hui, les militaires ont tous les moyens pour imposer leur volonté, et fixer les élections quand bon leur semblera.

Une des données essentielles de la situation est la faillite économique ; le régime aura besoin de prendre des mesures sociales draconiennes et il risque de profiter du choc provoqué par la nouvelle situation pour les imposer aux travailleurs. Dans l’hypothèse d’une réaction organisée de ceux-ci, l’armée n’hésitera pas à répondre par la violence.

Propos recueillis par Sophie Massouri
13 janvier 1992


1) Voir Inprecor n° 322 et 334 des 7 juin et 5 juillet 1991.

2) Cette interview a été réalisée à la veille de la première déclaration de la direction du FIS, appelant le peuple algérien à se « préparer à toute éventualité » pour sortir le pays de la « situation dangereuse dans laquelle ils se trouve » (Libération, 14 janvier 1992). Mais cette déclaration cherche plutôt à répondre à la base du FIS qu’à affronter l’armée. Après une réunion avec le FIS, le FLN a, par ailleurs, déclaré son opposition au coup d’Etat.


Le régime a échoué
La démission de Chadli est un aveu d’échec du pouvoir, qui tentait de réaliser l’ouverture économique libérale en la dissimulant derrière les concessions démocratiques accordées après octobre 1988 ; elle vient rappeler utilement que le pouvoir ne se donne pas après des élections, et que, dans les phases traversées à ce jour, il a toujours été détenu par la caste militaire. ( … )

Si les intégristes menacent les droits des femmes, l’expression des opinions et l’existence des partis, s’ils promettent un régime d’oppression, ce ne sont pas les chars qui garantiront les libertés.

L’action des prétendus démocrates en faveur de la mise entre parenthèses de la démocratie ne peut qu’offrir au FIS un statut de martyr et une stature d’opposition unique.

C’est pourquoi le PST réaffirme sa détermination à défendre les libertés menacées, sa disponibilité à constituer le front démocratique le plus large dans ce but.

Mais le seul moyen d’arracher les jeunes et les masses populaires au parti du désespoir, c’est la construction, dans les luttes de tous les jours, d’une alternative qui rassemble le plus grand nombre dans le refus de l’exploitation et de l’injustice sociale.
Déclaration du Parti socialiste des travailleurs, 12 janvier 1992.

L’urne de Pandore

C’est tard dans la soirée du 26 décembre 1991 que l’Algérie a découvert le résultat du premier tour des élections législatives (1) : le Front islamique du salut (FIS), grand vainqueur d’un vote qui a concerné 6,8 millions de personnes seulement sur 13 millions d’électeurs inscrits. Joie discrète des milieux intégristes, choc psychologique dans le camp adverse, silence et hésitation du pouvoir, agitation stérile d’appareils impuissants.

Cet article a été écrit au lendemain du premier tour dont il analyse les résultats.


LES RESULTATS du 26 décembre témoignent qu ‘en l’absence d’un grand parti des travailleurs, les chômeurs, les jeunes, les ouvriers victimes du libéralisme ont choisi, pour exprimer leur protestation, le drapeau d’une direction rétrograde, parce qu’elle a donné l’illusion d’une opposition radicale, puissante et efficace, capable de nous sortir de la misère.

Le mode de scrutin a poussé au vote utile, et renforcé, en l’absence d’alternative, le poids du vote FIS comme vote sanction contre le pouvoir du Front de libération nationale (FLN).

Le FIS emporte, dès le premier tour, 188 sièges sur 430 et reste en course dans la presque totalité des 199 sièges en ballottage. Il a obtenu 3,26 millions de voix sur 6,8 millions de suffrages exprimés et sur 13 millions d’électeurs inscrits. Si l’on ajoute les 150 000 voix du parti Ennahda, à peine différent du FIS, et les 368 000 voix de Hamas, intégristes plus modérés, les fondamentalistes ont remporté la majorité des voix. Il suffit donc de 28 sièges au second tour pour que le FIS obtienne la majorité à lui tout seul. Le succès du FIS conforte son hégémonie sur le camp populaire et le mode de scrutin injuste peut lui donner, au second tour, une majorité de députés avec une minorité de voix, puisqu’il a obtenu les voix de seulement 24% des inscrits.

Le Front des forces socialistes (FFS) d’Hocine Aït Ahrned a exprimé le consensus des masses opprimées dans leur droit à parler tamazight (la langue berbère) et suscité, dans le centre du pays, l’espoir des adversaires d’une mainmise fondamentaliste. Mais avec ses 510 000 voix et ses 26 députés, il n’est pas en course pour le pouvoir, même s’il remporte les 13 sièges en ballottage qui lui restent. Sa campagne aujourd’hui consiste seulement à conforter son leadership sur la mouvance démocratique et à élargir sa base hors du bastion kabyle.

Avec 1,65 million de voix, pour 15 députés au premier tour, le FLN a recueilli tant les voix des zones rurales, pas encore concernées par la tempête d’Octobre (2), que celles des couches inquiètes de la montée du FIS ; il est concerné par 172 ballottages. Son score important, en contradiction avec le lourd passif de trente ans de pouvoir, signifie que le vote FLN a servi de refuge pour nombre de ceux qui craignent le FIS dans les couches moyennes, mais aussi parmi les masses populaires.

Les élites intellectuelles et sociales semblent avoir choisi de voter pour la multitude de partis libéraux démocratiques, dont les voix sont rendues inutiles par le scrutin majoritaire. Le Rassemblement culturel démocratique (RCD), avec 200 000 voix, le Mouvement démocratique algérien (MDA) de Ben Bella avec 135 000, et 30 autres partis libéraux, qui totalisent 300 000 voix, avaient, dans l’ensemble, fait campagne pour le scrutin à deux tours, sous l’impulsion du pouvoir, qui savait qu’il recueillerait, au second tour, les voix cumulées de ces poussières de partis. Ils ont engouffré des sommes énormes pour présenter des milliers de candidats.

Elections ni propres ni honnêtes

Sur 40 partis, il en restera donc trois. Si le Parti socialiste des travailleurs (PST) peut être satisfait d’avoir, par sa campagne, intéressé les masses populaires, il n’est pas apparu, bien sûr, comme une force crédible capable d’apporter le changement tout de suite. Il a cependant commencé à bâtir une référence à contre-courant du libéralisme.

Le PST a toujours contesté la légitimité de ces élections, dont les règles étaient antidémocratiques : moyens financiers et organisationnels disproportionnés, mode de scrutin qui amplifie le score des grands appareils, campagne médiatique partiale : tout y contribuait. La complexité des procédures de vote, comme la confusion du champ politique, ont conduit à plus de 6 millions d’abstentions et de votes nuls.

La procédure de vote a été compliquée pour exclure les analphabètes, et seul le FIS a mis en oeuvre des moyens d’encadrement nécessaires pour récupérer le vote des femmes et des analphabètes ; il a organisé des cours pour entraîner ses sympathisants illettrés à cocher le bon numéro sans dépasser le cadre prévu. Les 924 000 votes nuls représentent les votes perdus des électeurs illettrés des adversaires du FIS qui n’avaient, eux, rien prévu.

Dans nombre de bureaux de vote majoritairement féminins, le FIS l’emporte largement. Le droit de vote des femmes, fraîchement conquis à la barbe des intégristes, tourne à l’avantage des ennemis du droit des femmes parce que les partis dits démocratiques n’ont pas tous sorti « leurs » femmes et ne les ont pas associées au débat politique, alors que les intégristes se mobilisaient avec leurs militantes.

Le Parti d’avant-garde socialiste (PAGS) stalinien et le Parti des travaillleurs (PT) lambertiste, les ont tous deux boycottées – le premier exigeant l’interdiction du FIS, et le second insistant sur la libération préalable des dirigeants du FIS emprisonnés. Au lendemain du vote, les lambertistes, plutôt gênés, s’abstenaient de parler du gouvernement FIS-FLN ou FIS-FFS qu’ils avaient réclamé auparavant. Le PAGS, lui, lançait ses forces militantes amoindries dans une campagne hystérique pour l’annulation du second tour.

Éventuel coup de force ?

En fait, le pouvoir ne s’attendait pas à la victoire du FIS ni au fort taux d’abstention. Le ministre de l’Intérieur a d’abord bredouillé que tout s’était déroulé dans le calme et que la participation était en progrès… Ensuite, devant l’ampleur de l’échec, il semble bien que la possibilité d’un coup de force ait pu être envisagée, l’écart en nombre de sièges obtenus entre le FIS et ses concurrents étant tel qu’il n’était pas possible de rêver à un retournement. La panique, qui s’est emparée notamment des couches moyennes, est utilisée dans une campagne folle pour l’annulation des élections. Des dirigeants de partis démocrates, le PAGS et des journaux démocratiques s’engouffrent dans un Comité de sauvegarde de l’Algérie, créé par l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) et des organisations patronales.

Cette agitation discrédite la démocratie et grandit le FIS, qui garde un calme olympien. La marche appelée par Ait Ahmed le 2 janvier, par son caractère massif, est le seul élément positif dans cette situation désastreuse, réconfortant les uns et forçant les autres au respect.

Il apparaît peu probable que le FLN puisse remonter la pente, même avec les circonscriptions qu’annulera le Conseil constitutionnel. Mais les jeux ne sont pas faits : coalition FLN-FIS, gouvernement Hachani islamo-technocratique (3), ou débordement rapide des ailes radicales ? De quoi demain sera-t-il fait ?

L’Occident financera-t-il un éventuel gouvernement FIS ou le laissera-t-il crouler sous le service de la dette ? Entre les possibilités réelles offertes par un régime de terreur pour écraser le pouvoir d’achat, fermer les entreprises publiques et ouvrir l’économie au marché mondial et la peur de déstabiliser sa domination sur toute une région, l’impérialisme hésite.

Le seul moyen de résister au FIS est la mobilisation pour la défense des acquis culturels et démocratiques. Seules seront perdues les libertés qui ne seront pas défendues, et la lutte peut être efficace quel que soit le gouvernement en place. Ceux qui défendent les libertés démocratiques doivent agir ensemble.

Mais pour vaincre l’intégrisme, il faut arracher aux intégristes la jeunesse des quartiers populaires, en continuant le combat contre le libéralisme et en résistant aux plans du Fonds monétaire international (FMI).

Alger, 7 janvier 1992

Chawki Salhi


1) Voir Inprecor n° 342 du 6 décembre 1991.

2) Référence aux émeutes d’octobre 1988 à Alger.

3) Abdelkader Hachani est le porte-parole provisoire du FIS, depuis l’arrestation d’Abassi Madani et d’Ali Belhadj.


Les ennemies du FIS

Les médias occidentaux ont récemment découvert le mouvement des femmes en Algérie, et surtout sa lutte contre les intégristes. Cependant, ce mouvement ne date pas d’hier, comme le rappelle ce témoignage d’une militante du Parti socialiste des travailleurs (PST) et du mouvement des femmes algérien (voir lnprecor n° 325 du 1er mars 1991).

DURANT la guerre d’Indépendance, les femmes ont pris part à la lutte de libération : certaines, les plus connues, ont posé des bombes mais il ne s’agissait que d’une minorité ; d’autres sont parties à la montagne rejoindre la guérilla ; cependant, la plupart ont participé à la résistance dans les villes, alors que les hommes partaient dans les montagnes. Leur participation à cette lutte a donné un fort sens de la légitimité historique aux femmes algériennes. Aujourd’hui encore, certaines d’entre elles investies dans la guerre d’Indépendance sont en première ligne du mouvement démocratique.

Le Front de libération nationale (FLN) au pouvoir n’a jamais accepté que les femmes prennent part à la guérilla. En 1958, il a donné l’ordre que toutes les femmes lut- tant dans les montagnes, et à la frontière tunisienne, soient renvoyées à la maison. Les femmes n’ont jamais été représentées dans les organes de direction du FLN ou de l’armée de libération.

Il était donc prévisible, qu’au moment de la déclaration d’indépendance, le FLN poursuivrait cette politique d’exclusion vis-à-vis des femmes. A Alger, plusieurs d’entre elles protestèrent contre cela, ce qui conduisit le président de l’époque, Ahmed Ben Bella, à favoriser la création d’une association des femmes algériennes, afin de canaliser leur mécontentement. Depuis sa création en 1963, cette association a toujours été dirigée par des hommes – certains d’entre eux se sont même permis de dire parfois « Nous, les femmes d’Algérie ».

La construction d’un mouvement autonome

Les racines du mouvement des femmes actuel viennent de l’extérieur de cette association, de femmes qui ont résisté aux tentatives du gouvernement de mettre en place une législation discriminatoire.

Le FLN était un mouvement de libération avec un programme national, mais sans programme social précis pour la construction d’une Algérie indépendante ; il a été influencé par les forces sociales les plus diverses, y compris les fondamentalistes.

Depuis l’Indépendance, le gouvernement a essayé à plusieurs reprises d’imposer une loi de la famille qui régisse le mariage, le divorce, l’héritage, etc., selon la loi islamique. Une telle loi était complètement inacceptable pour les femmes qui avaient pris part à la guerre de libération, et, dans les années qui ont suivi l’Indépendance, elles ont créé un mouvement des femmes informel.

Le tournant vers l’industrialisation de la fin des années 60 et du début des années 70 a permis aux filles d’aller à l’école et à l’université – les nouvelles industries avaient besoin de main-d’œuvre féminine. A cette époque, les femmes avaient la possibilité d’améliorer significativement leurs conditions sociales. Mais avec la fin de l’ « âge d’or », au début des années 80, la situation des femmes a recommencé à se détériorer. Les licenciements les ont touchées en premier.

Dans les années 80, des mouvements indépendants, tels celui des femmes et ceux des étudiants et des Berbères, ont été durement attaqués par le gouvernement. C’est le mouvement des femmes qui a opposé la résistance la plus acharnée ; les gens disaient : « Les femmes sont les seuls hommes qui restent dans ce pays. » Après les grandes manifestations de 1981, 1982 et 1983, le mouvement a connu un recul sévère en 1984, l’année où le gouvernement a présenté sa loi sur le Code de la famille.

En 1988, l’Algérie a connu une explosion sociale. Les jeunes (60 % de la population a moins de 20 ans et 75 % moins de 25 ans) ont occupé les rues de la capitale et attaqué toutes les institutions symbolisant le régime. Cette révolte a heurté le pouvoir et a eu pour conséquence l’apparition de plusieurs partis politiques.

En octobre 1988, la répression a été terrible. Des milliers de jeunes ont « disparu ». Des femmes ont assiégé les casernes, les commissariats et les prisons ; elles ont organisé des comités pour la libération de leurs fils, contre la torture et pour les libertés démocratiques. C’est à partir de ce mouvement que sont apparus des groupes de femmes organisés dans de nombreux endroits, surtout dans le Nord du pays.

Ces structures, qui avaient des buts largement identiques, ont ensuite construit une coordination nationale, à partir du travail en commun. Cette collaboration a été renforcée par la campagne haineuse lancée contre les femmes par les fondamentalistes, qui, au départ, s’est manifestée par des insultes verbales dans les rues, les médias et les mosquées.

La cible des intégristes

Le message essentiel des intégristes était que les seules causes de la crise de l’Algérie sont les femmes : elles sont responsables du déclin du système éducatif, car la plupart des enseignants sont des femmes ; responsables de l’augmentation de la criminalité, car elles ne sont pas là où elles devraient être, à la maison en train d’éduquer leurs enfants ; responsables, enfin, de la décadence morale du pays.

Au bout de quelques mois, tout le pays était dans un état de choc réel. Les femmes se faisaient attaquer dans les rues, les bus, au travail ou à l’université, en particulier, les femmes seules, veuves, divorcées ou célibataires.

A cette époque, les groupes de femmes organisaient des rassemblements, des manifestations et d’autres activités presque tous les week-end ; le mouvement semblait grossir après chaque attaque. Durant tout 1989 et le premier semestre 1990, le mouvement des femmes a été pratiquement la seule force à s’opposer activement aux fondamentalistes, et ce dans des conditions d’isolement social total. Certains partis incluaient l’émancipation des femmes dans leurs programmes, mais elles ne pouvaient pas compter sur leur appui – hormis les partis d’extrême gauche.

L’activité du mouvement des femmes amena le Front islamique du salut (FIS) à changer de tactique à l’occasion des élections municipales : ceux qui, auparavant, insultaient les femmes ont commencé à parler de salaire pour les mères au foyer. Quand on leur demandait avec quoi ils le payeraient, ils répondaient qu’ils supprimeraient la police – argument très populaire dans la jeunesse.

Depuis la révolte de 1988, un profond fossé s’est creusé entre la population et le régime corrompu du FLN. Face à la dramatique pénurie de logements – en moyenne, trois personnes vivent dans un 9 m2 -, les intégristes ont proposé des logements pour tous. Ils ont également annoncé une distribution équitable de l’eau, inégalement répartie entre quartiers riches et pauvres. De telles propositions ont été bien accueillies par les femmes. Cela explique pourquoi des femmes qui avaient participé aux manifestations contre les attaques intégristes ont voté pour eux, le 12 juin 1990, contribuant à leur victoire.

Batailles démocratiques et économiques

Le mouvement des femmes s’est battu contre la loi électorale en vigueur en juin 1990, qui permettait à un homme de voter pour lui, pour son épouse et pour trois autres personnes. Au départ, seuls le mouvement des femmes et l’extrême gauche ont lutté pour ce droit, puis ce front s’est amplifié et 28 partis ont demandé une réforme de la loi électorale, qui a finalement été octroyée.

Les femmes ne doivent pas seulement s’occuper des questions démocratiques ; elles subissent aussi la crise économique, qui a empiré ces derniers mois. L’accord entre le gouvernement et le Fonds monétaire international (FMI) a conduit à des suppressions d’emploi massives. Le pouvoir d’achat a été drastiquement réduit. Tout cela entraîne une profonde détérioration des conditions de vie des femmes. Auparavant, le système de santé était gratuit, mais il est redevenu payant, car l’Etat est en train de se retirer de ce secteur. Cela conduira à une importante augmentation du taux de mortalité des femmes.

Le prix des livres scolaires a beaucoup augmenté. Les familles devront bientôt choisir lesquels de leurs enfants (en moyenne sept par femme) iront à l’école, et ce sont évidemment les filles qui en feront les frais. Comme les premières licenciées sont des femmes, elles doivent rentrer dans le secteur informel, en vendant sur les marchés des produits faits à la maison pour augmenter le maigre revenu familial. La perspective d’un appauvrissement croissant risque de détruire toutes les possibilités d’émancipation des femmes en Algérie.

SOZ, Novembre 1991

2 réponses sur « Samira Fellah : Les ennemies du FIS »

Des hommes à la tête d’associations féminines qui de plus disent  » nous les femmes d’Algérie » .
Tout est résumé dans ces 2 phrases.
Le ridicule de la situation ne les a jamais interpellés…

Je suis bien d’accord avec toi. D’aucuns diraient qu’il y a comme un trouble dans le genre… Et ça continue !

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