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Robert Desnos : Description d’une révolte prochaine

Texte de Robert Desnos paru dans La Révolution surréaliste, n° 3, 15 avril 1925, p. 25-27.


Issus de l’Est ténébreux, les civilisés continuent la même marche vers l’Ouest qu’Attila, Tamerlan et tant d’autres inconnus. Qui dit civilisés dit anciens barbares, c’est-à-dire bâtards des aventuriers de la nuit, c’est-à-dire ceux que l’ennemi (Romains, Grecs) corrompit. Expulsées des rives du Pacifique et des pentes de l’Himalaya, ces « grandes compagnies », infidèles à leur mission, se trouvent maintenant face à ceux qui les chassèrent aux jours pas très lointains des Invasions.

Fils de Kalmouck, petit-fils des Huns, dépouillez un peu ces robes empruntées aux vestiaires d’Athènes et de Thèbes, ces cuirasses ramassées à Sparte et à Rome et apparaissez nus comme l’étaient vos pères sur leurs petits chevaux, et vous, Normands laboureurs, pêcheurs de sardines, fabricants de cidre, montez un peu sur ces barques hasardeuses qui, par delà le cercle polaire, tracèrent un long sillage avant d’atteindre ces prés humides et ces forêts giboyeuses. Meute, reconnais ton maître ! Tu croyais le fuir cet Orient qui te chassait en l’investissant du droit de destruction que tu n’as pas su conserver et voici que tu le retrouves de dos, une fois le tour du monde achevé. Je t’en prie, n’imite pas le chien qui veut attraper sa queue, tu courras perpétuellement après l’Ouest, arrête-toi.

Rends-nous compte un peu de ta mission, grande armée orientale devenue aujourd’hui Les Occidentaux.

ROME ? Tu l’as détruite, d’un coup de vent ou du glaive de ton allié Brennus. Rome ? Tu l’as reconstruite, tu lui as même emprunté ses lois (Droit romain, comme disent tes vieillards des tribunaux) et tu lui as donné un Pape pour bien détourner l’esprit d’Orient de son but.

ATHÈNES ? Celle-là, tu l’as partagée comme de l’étoffe et tu as modelé tes visages sur les visages de ses statues brisées.

Tu as même détruit en passant THÈBES et MEMPHIS, mais tu te gardas bien de leur prendre quoi que cela soit. Tu ne ris pas si fort quand on parle de Touk ank Amon.

Quand l’arrière-garde rejoignit le gros de la foule, à ta tête Charles Martel, tu la combattis, comme aux Champs Catalauniques tu te heurtas aux archanges d’Attila. Les langues que tu parles sont celles de tes anciens adversaires. Depuis une petite vingtaine de siècles tu laisses des rhumatismes historiques gagner tes membres. Il est temps que tu demandes aux hommes du Levant le mot d’ordre que tu as perdu. La route que tu suis, malgré la rotondité de la terre, ne te montrera jamais que le couchant. Rebrousse chemin (1)…

Mais quoi ? Il me semble que tu te prends au sérieux ?

Ce tapis vert ? Ces messieurs impotents, cette stupide femme de lettres ? Société des Nations, comme tu dis, en omettant, naturellement, de dire à quel capital : dix millions de cadavres frais et ce qu’il faut pour entretenir les stocks. O diplomates véreux assemblés pour rendre impossible toute guerre examinons un peu votre travail de cochons.

Il me semble que votre Société a surtout pour but la lutte contre la liberté.

En vertu de quel monstrueux principe de conservation de l’espèce, admettez-vous encore que vos associés condamnent l’avortement. Du côté du crime, l’amour s’éveille et prépare ses couteaux ; il se pourrait qu’avant peu, et en son nom qui n’a jamais signifié Paix, il y ait du sang de répandu.

En vertu de quel droit interdisez-vous l’usage des stupéfiants (2) ? Bientôt, sans doute, ô gribouilles, condamnerez-vous à mort ceux qui tenteront de se suicider sans y réussir. J’entends, il faut des soldats pour vos généraux et des contribuables pour vos finances.

N’est-il pas odieux, en tous cas, ce contrôle exercé sur la façon de vivre et de mourir par ceux mêmes qui sont prêts à exiger le « sacrifice de la vie », « l’impôt du sang » pour une cause que personnellement je réprouve. Le soin de ma mort et de ma vie n’importe qu’à moi ; la patrie ? je vous demande un peu qu’est-ce que cela signifie maintenant ?

Cette même haine de l’individu et de ses droits vous a conduit à réglementer la « littérature pornographique ». Bonne occasion pour la vieille pucelle rancie qui représentait la France et les paralytiques qui représentaient les autres pays de se frotter le nombril par la pensée. Admirable spectacle : une femme de lettres, au seins tombants, discutant, avec quelle science, du crime de ces livres qui lui rappellent que voici longtemps déjà que sa décrépitude éloigne d’elle les amants vigoureux (3).

Société des Nations ! vieille putain ! Tu peux être fière de ton oeuvre. Demain, par les forêts et les plaines des soldats encadrés de gendarmes revolver au poing, s’entretueront de force. Ces mêmes soldats que tu fis naître à coups de lois et de décrets. Demain, l’Amérique protestante plus imbécile que jamais, à force de prohibition, se masturbant seulement derrière ses coffres-forts et la statue de la Liberté, aura puissamment secondé l’effort du Conseil des Prud’hommes européens.

Alors l’amant lyrique et le sage se diront que le temps de la révolte de l’esprit contre la matière est venu. Le mot d’ordre primitif enfin retrouvé, surexcitera la poignée des derniers survivants à l’inquisition utilitaire. Ce que sera cette révolte spontanée, casernes et cathédrales en flammes, ou prise de pouvoir irrésistible dans un monument public : devant une table, à tapis vert, un président de République, légion d’honneur en sautoir, et ses ministres en veston emmenés par des insurgés corrects, peu importe. Ce qui importe, c’est le régime auquel aboutira ce renversement, des pouvoirs.

J’ai toujours méprisé ces révolutionnaires qui, pour avoir mis un drapeau tricolore à la place d’un drapeau blanc, s’estimaient satisfaits et vivaient tranquillement, décorés par le nouvel Etat, pensionnés par le nouveau gouvernement.

Non, pour un révolutionnaire, il n’y a qu’un régime possible :

LA REVOLUTION,
c’est-à-dire
LA TERREUR

C’est l’instauration de celle-ci qui m’intéresse et son avènement seul aujourd’hui me fait encore espérer la disparition des canailles qui encombrent la vie. L’atmosphère infernale actuelle aura raison des plus nobles impulsions. Seule la guillotine peut, par des coupes sombres, éclaircir cette foule d’adversaires auxquels nous nous heurtons. Ah ! qu’elle se dresse enfin sur une place publique la sympathique machine de la délivrance. Elle sert depuis trop longtemps aux fins de la crapule.

Assassins, bandits, forbans, vous fûtes les premiers révoltés. Le parti immonde des honnêtes gens vous a consacré au dieu de la lâcheté et de l’hypocrisie. Ce que je n’aurai sans doute jamais le courage d’accomplir, vous l’avez tenté et vos têtes coupées, roulées par quelque invisible océan, s’entrechoquent ténébreusement, quelque part dans un coin de l’âme universelle.

Souhait puéril, enfantillage risible, il me plaît à moi de l’imaginer, ce « grand soir » tel qu’il sera.

Avec ses caravanes d’officiers enchaînés conduits vers l’estrade.

Avec vêtements noirs décorés de sang caillés, les diplomates et les politiciens décapités entassés au pied des réverbères. Et la trogne de Léon Daudet, et la tirelire creuse de Charles Marinas, pêle-mêle avec le gros mutile de Paul Claudel, celui de cette vieille connaissance, le maraischal de Castelnau, et tous les curés, oui tous les curés ! Quel beau tas de soutanes et de surplis, révélant des cuisses décharnées par le pou de corps de la luxure hypocrite et les sergents de ville, éventrés au préalable et ces messieurs « en bourgeois » châtrés, et les femmes de lettres depuis la Noailles jusqu’à Jean Cocteau, savamment martyrisées par les bourreaux que nous saurions si bien être.

Ah ! retrouver le langage du « Père Duchesne » pour te célébrer, époque, future. Je ne parle pas des réductions à entreprendre dans le matériel des musées et des bibliothèques, mesure accessoire où le plus radical sera le mieux.

Mais l’épuration méthodique de la population : les fondateurs de famille, les créateurs d’œuvres de bienfaisance (la charité est une tare), les curés et les pasteurs (je ne veux pas les oublier, ceux-là), les militaires, les gens qui rapportent à leur propriétaire les portefeuilles trouvés dans la rue, les pères cornéliens, les mères de famille nombreuses, les adhérents à la caisse d’épargne (plus méprisables que les capitalistes), la police en bloc, les hommes et les femmes de lettres, les inventeurs de sérums contre les épidémies, les « bienfaiteurs de l’humanité », les pratiquants et les bénéficiaires de la pitié, toute cette tourbe enfin disparue, quel soulagement ! Les grandes Révolutions naissent de la reconnaissance d’un principe unique : celui de la liberté absolue sera le mobile de la prochaine.

Toutes ces libertés individuelles se heurteront. Par sélection naturelle l’humanité décroîtra jusqu’au jour où, délivrée de ses parasites, elle pourra se dire qu’il existe des questions autrement importantes que la culture des céréales.

QU’IL EST TEMPS ENFIN DE S’OCCUPER DE L’ETERNITÉ.

ROBERT DESNOS.


1) Ainsi devais-tu faire quand, arrivé aux rives de l’Atlantique, après avoir ruiné le monde gréco-latin, tu transformas les bivacs en cités.

2) Il n’est pas inutile de signaler ici la conduite de certains mouchards bénévoles : J.-P. Liausu, Marcel Nadaud, qui mènent une immonde campagne de délation dans la presse. Plus que tous les autres ceux-là ont droit au mépris intégral. En l’espace, ces « messieurs » se conduisent comme des fripouilles accomplies.

3) La vague de pudeur chère aux journalistes n’est pas imaginaire. Elle fut la première manifestation de cet état d’esprit vulgaire qui a détourné de son sens le mot : morale, pour n’y plus voir qu’une distinction utilitaire entre un « bien » problématique et un « mal » arbitraire.

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