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Errico Malatesta : Le suffrage universel

Article d’Errico Malatesta paru en deux parties dans Le Réveil socialiste-anarchiste, n° 161, 24 février 1906 et n° 162, 10 mars 1906.

Portrait of Errico Malatesta (Santa Maria Capua Vetere, 1853-Rome, 1932), Italian anarchist.

Cet article pourrait presque paraître un anachronisme, si la réaction social­démocratique n’avait pas opposé à l’agitation internationale pour les huit heures un mouvement en faveur du suffrage universel. Le piétinement sur place, qui a été le résultat le plus clair de tous les pratiques et savants programmes réformistes, devait nous réserver ce beau spectacle : le socialisme à l’aube du vingtième siècle n’ayant d’autre postulat à réaliser immédiatement que celui de la bourgeoisie radicale de 1848.

A l’heure où en Italie, en Autriche et en Allemagne se poursuit encore la lutte pour le suffrage universel, sans compter la Russie, dont les Plekhanoff voudraient réduire tout l’effort révolutionnaire à l’obtention du bulletin de vote ; à l’heure où nos socialistes suisses, réunis à Olten, ont proclamé une fois de plus que le salut est surtout dans l’augmentation des élus socialistes dons tous les Conseils du pays, l’article de notre camarade Malatesta est malheureusement d’actualité, et comme tel nous le donnons ici.


Pendant de longues années, les partisans de la démocratie (qui signifie gouvernement du peuple) ont soutenu que le suffrage universel est la source légitime du droit et le remède à tous les maux sociaux.

Quand tous auront droit de vote, disaient-­ils, le peuple enverra au pouvoir ses amis et fera triompher sa volonté. Si les institutions que fonderont les élus du vote populaire ne seront pas parfaites, si ceux-­ci trahiront les intérêts de leurs électeurs, ces derniers n’auront qu’à s’en prendre à eux-­mêmes, reconnaître leur faute et voter mieux une autre fois. Même, ajoutent les plus radicaux, pour plus de sécurité on peut préconiser la révocation du mandataire et établir le référendum, ce qui signifie que les électeurs sont toujours libres de destituer leur élu et d’en nommer un autre, et que les lois faites par les députés ne sont valables qu’après avoir été approuvées par un vote direct du peuple.

Mais ce suffrage universel fut en vigueur à diverses époques, dans presque tous les pays civilisés, même sous forme de plébiscite, qui est bien le vote direct de tous sur une question déterminée ; il fut donné comme une conquête du peuple insurgé, ou comme concession des vainqueurs qui crûrent utile de fortifier leur domination par une apparence de consentement populaire. En réalité il servit toujours à sanctionner toutes espèces d’usurpations ; il répondit toujours aux désirs de ceux qui avaient le pouvoir en main. Le suffrage universel fonctionne normalement depuis longtemps déjà en maints pays ; dans certains existe aussi le référendum et néanmoins le peuple continue à être esclave de la bourgeoisie, qui possédant seule les richesses sociales produites par les travailleurs, ne se trouve pas plus incommodée qu’auparavant.

Aux démocrates purs et simples, tombés en discrédit, se sont unis les socialistes qui se qualifient démocrates ; et ceux-­ci, de même, prétendent faire le bien de tous au moyen d’un gouvernement du peuple issu du suffrage universel. Et partout on s’agite pour la conquête de ce suffrage ­panacée, on s’efforce d’attirer les travailleurs par cette monstrueuse et mensongère affirmation : « Quand vous voterez, ce sera vous qui commanderez. »

Et bien, non. Le suffrage universel, quoique invoqué par les socialistes ne sera pas plus efficace que lorsque les démocrates le proclamèrent:


Pourquoi le suffrage universel n’a-­t-­il pas servi dans le passé à l’émancipation du peuple ? Pourquoi dans l’avenir en sera-­t-­il de même ?

Aux socialistes nous ne devrions pas avoir besoin de rappeler l’effet que produisent les conditions matérielles sur la mentalité des individus, ni pourquoi les travailleurs ne peuvent s’émanciper politiquement s’ils abandonnent le point de vue économique.

Pour des socialistes — qui n’ont pas cessé de l’être — le suffrage universel pourrait tout au plus servir pour organiser la société future ; mais il devrait, avant tout, être précédé de l’expropriation, faite révolutionnairement et de la mise à disposition de tous des moyens de production et de toute la richesse existante. Il pourrait être, pour des socialistes autoritaires, la sanction du droit dans une société basée sur l’égalité des conditions ; mais il ne pourra jamais être un moyen pour sortir des conditions présentes, non plus qu’un instrument d’émancipation.

Malgré cela, cette catégorie de socialistes réclame, aujourd’hui, le suffrage universel, comme moyen suprême pour conquérir l’égalité économique et réaliser le socialisme. Et si, en quelque pays, ils parlent de révolution et peut-être même la provoquent et la secondent, ce n’est qu’à seule fin de conquérir le suffrage universel, en proclamant la république, ou peut­-être en supportant même la monarchie, là où le souverain, pourvu qu’il puisse conserver le trône et sa liste civile, se résignera à laisser au suffrage universel pleins pouvoirs. Ce qui revient à dire que, pour tout socialisme, ils voudraient nous faire accepter les conditions politiques qui existent en France, en Suisse et dans certaines parties de l’Amérique, lesquelles depuis des années et des siècles n’ont pas été capables d’arriver au socialisme, ni même seulement de mettre un frein à l’accumulation capitaliste pas même capables d’empêcher les massacres de travailleurs récalcitrants !


Mais supposons même qu’il advienne que des conditions favorables se réalisent de façon que chacun puisse voter librement et convenablement ; supposons la révolution sociale chose faite ; tous bénéficient d’une indépendance économique absolue, ces nouvelles conditions ont élevé la mentalité de la masse, le peuple est instruit. Le suffrage universel, c’est­-à-­dire le gouvernement élu par le suffrage universel, serait impuissant quand même, pour des raisons inhérentes à sa nature, à représenter les intérêts de tous et à leur donner satisfaction.

Déjà, avant tout, le gouvernement « élu par le peuple » n’est en réalité élu que par ceux qui triomphent dans la bataille électorale : les autres, qui peuvent être une très grande minorité et même la majorité, restent sans représentant. Ce serait un régime dans lequel la majorité légale (qui n’est au fait majorité réelle que par hypothèse) aurait le droit de commander à la minorité.

Ce serait déjà une chose inacceptable, car les minorités peuvent avoir raison autant sinon plus que les majorités, et en tout cas les droits de chaque individu sont également sacrés, soit que celui­-ci appartienne à la majorité ou à la minorité, soit qu’il n’appartienne ni à l’une ni à l’autre. Mais la réalité est encore pire.

Les élus qui font la loi peuvent être nommés par la majorité des électeurs ; mais la loi est faite seulement par une majorité de ces élus, et de la sorte il en résulte que la plupart du temps ceux qui approuvent une loi ne représentent qu’une minorité d’électeurs par rapport au corps électoral entier. Donc, avec le système du suffrage universel, de même qu’avec n’importe quel système de gouvernement représentatif, même en supposant que les élus agissent réellement selon la volonté des électeurs, c’est toujours la minorité qui gouverne la majorité. Or, si la domination de la majorité est injuste et tyrannique, la domination de la minorité est encore plus injuste et dangereuse, d’autant plus qu’à travers l’alchimie de la politique ce n’est certainement pas à une minorité plus éclairée, plus progressive, meilleure en un mot, qu’échoit le pouvoir. Au contraire !

(A suivre.)

Errico MALATESTA.


Le suffrage universel

(suite et fin)

Mais, il y a encore d’autres considérations plus importantes qui prouvent combien est fallacieux non seulement le système représentatif, mais aussi le référendum, la législation directe et en général tout système qui n’est pas fondé sur la volonté individuelle, sur l’accord librement consenti par tous.

Veut-­on parler de peuple et d’intérêts populaires ; mais, le peuple n’est pas une unité ayant des intérêts uniques. Ce n’est simplement qu’un mot servant à désigner un ensemble d’individus ayant chacun des idées, des passions et des intérêts variés, différents et même opposés l’un à l’autre.

De quelle façon un gouvernement, un parlement pourrait­-il représenter et satisfaire des intérêts opposés ? Comment un corps électoral, lequel ne peut donner qu’une solution unique à chaque question, pourrait-­il satisfaire tous les individus qui le composent et qui sont différemment intéressés à la question ?

Dans un parlement, comme dans un pays, chaque intérêt se trouve en minorité par rapport à la somme des autres intérêts ; donc, si c’est la collectivité qui doit décider sur les intérêts particuliers, chaque intérêt se trouve être à la merci de ceux qui, soit par incompréhension, soit par indifférence, soit qu’ils aient d’autres intérêts différents et opposés, le sacrifient.

Dans certains cas, par exemple, la Sicile, le Piémont et toutes les régions d’Italie peuvent avoir des intérêts différents. Si le peuple italien tout entier doit décider pour tous, il arrivera nécessairement que chaque région devra subir la volonté des autres régions prises ensemble ; et chacune sera opprimée pendant qu’elle concourra à opprimer les autres. De cette façon les intérêts des ouvriers mineurs, par exemple, seront soumis aux décisions de la masse de la population en regard de laquelle cette corporation n’est qu’une petite minorité… et ainsi de même pour tous les métiers, pour toutes les localités, pour toutes les opinions.

II y a certainement l’intérêt général, commun à une collectivité nombreuse, à des nations entières et même à toute l’humanité, qui réclame par conséquent le concours et l’accord de tous les intéressés ; supprimez les antagonismes dérivant de la propriété individuelle, cet intérêt général et commun aura vite trouvé sa satisfaction.

Mais qui établit quels sont les intérêts exclusifs d’un individu ou d’un groupe, et quels sont les intérêts plus ou moins généraux ?

S’il s’agit d’un gouvernement, représentatif ou non, il doit nécessairement décider lui-même sur différentes juridictions et établir quels sont les intérêts de nature exclusivement individuelle, quels sont ceux regardant un groupement et quels doivent être ceux à soumettre aux décisions du gouvernement central ; car s’il n’en était ainsi, chacun nierait la compétence du gouvernement sur des questions où la loi qu’il ferait ne lui conviendrait pas et le gouvernement ne pourrait plus gouverner.

Et comme de fait, tout gouvernement, tout corps constitué a naturellement une tendance à élargir toujours plus sa sphère d’action, il arrive toujours à vouloir s’immiscer dans tout, sous prétexte que tout est d’intérêt général ; et de la sorte toute liberté est enchaînée, et les intérêts de chacun sont sacrifiés aux intérêts politiques ou autres des hommes au pouvoir. Le seul moyen de déterminer quels sont les questions d’intérêt collectif et à quelle collectivité il appartient d’en décider, le seul moyen de détruire les antagonismes, de réaliser l’accord entre des intérêts opposés et de concilier la liberté de chacun avec la liberté de tous, est l’accord librement consenti entre ceux qui sentent l’utilité et la nécessité de cet accord.

De cette façon seulement, allant de l’individu au groupement et de celui-­ci à la collectivité s’étendant de plus en plus, on pourrait arriver à une organisation sociale, dans laquelle la volonté et l’autonomie de chacun étant respectées, une véritable coopération sociale pourrait s’établir et les voies seraient toujours ouvertes à tous les perfectionnements, à tous les progrès.


Une dernière observation.

Dans chaque corps politique, il y a aujourd’hui des différences énormes dans les conditions matérielles le même que dans le développement intellectuel et moral d’une région à une autre, de ville à ville, de métier à métier, d’un parti à un autre ; comme entre cité et campagne, etc. — et la fraction la plus misérable, la plus arriérée et la plus réactionnaire est toujours la grande majorité.

C’est une question de faits vérifiable dans tous les pays du monde. Partout, à cause de l’Etat qui contraint les éléments les plus divers et les plus contraires à rester liés ensemble, à cause des lois auxquelles tous sont contraints d’obéir, partout ce sont les régions les plus arriérées qui donnent le pouvoir aux gouvernements respectifs de tenir dans l’obéissance celles plus avancées, empêchant celles-­ci de s’organiser d’une façon correspondant à leurs propres aspirations et au degré de leur développement matériel et moral ; ce sont les campagnes qui tiennent la bride aux villes ; ce sont les individus démoralisés par la misère, les illettrés, les lâches, les superstitieux qui servent d’instrument aux dominateurs pour opprimer les intelligents, les affranchis de la pensée, les révoltés.

Or, par le suffrage universel, les législateurs sont élus par la majorité ; puis c’est la majorité des législateurs, c’est-­à-­dire la partie la plus réactionnaire d’entre eux qui fait lia loi. Il en résulte donc que la loi est faite effectivement par la minorité, mais par la minorité la plus arriérée.


Qu’on ajoute à cela l’illusion qu’ont toujours les minorités les plus progressives de pouvoir pacifiquement devenir majorité, tout en se laissant paralyser par la légalité et on aura l’image de ce qu’est le suffrage universel, lequel loin d’être un instrument d’émancipation et de progrès est au contraire le moyen le plus efficace pour conserver et consolider l’oppression… quand il n’est pas le moyen d’aller de l’arrière.

Donnez, par exemple, le suffrage universel à l’Italie ; au lieu d’avoir réalisé un progrès, vous aurez instauré, pire encore qu’aujourd’hui, la domination des prêtres et des gros propriétaires ruraux.

Est-­ce à dire, cependant, que nous voulions la domination de la minorité ? Voulons­nous ce qu’on appelle le despotisme illuminé ?

Certainement non, d’abord parce que nous n’admettons pas que quelqu’un ait le droit de s’imposer aux autres même pour leur bien ; nous ne croyons pas au bien fait par force ; ensuite parce que chacun croit avoir la raison pour soi et qu’il manquerait un tribunal suprême pour décider duquel de l’un ou de l’autre a raison ; et finalement parce que quand il s’agit de s’imposer par la force et de dominer, ce ne sont pas ceux qui possèdent les qualités pour le faire et qui y réussissent qui sont les meilleurs, ce rôle est plutôt dévolu aux fourbes et aux sabreurs.

Nous croyons que le seul moyen d’émancipation et de progrès est que tous aient la liberté et les moyens de propager et de mettre en pratique leurs idées, c’est l’anarchie. Alors les minorités plus avancées persuaderont et remorqueront les plus arriérées par la force de la raison et de l’exemple.

D’ailleurs, n’est-­ce pas toujours ainsi que l’humanité a progressé, grâce à ce tantinet de liberté que les gouvernements ont toujours été impuissants à supprimer.


Mais, nous objecte­-t-­on souvent, s’il est vrai que le suffrage universel n’est pas un bienfait pour le peuple, comment se fait-­il que les gouvernements ne le concèdent jamais volontairement et même s’y opposent le plus qu’ils peuvent ?

Ceci s’explique un peu par l’ignorance, la peur et le conservatisme aveugle des classes dominantes, et surtout par le fait qu’avec l’avènement du suffrage universel, on observe un déplacement d’intérêts et un changement dans le personnel du gouvernement, lequel a plus à perdre qu’à gagner à ce changement.

Mais changer de gouvernants ne signifie pas pour les gouvernés une amélioration de leur sort.


Dans un seul cas le suffrage universel pourrait être utile, ce serait lorsque l’expérience finirait par en démontrer l’inanité à ceux qui en attendent un bénéfice effectif. Ce serait une autre illusion, une autre erreur démontrée ; car les hommes la plupart du temps n’arrivent à la vérité qu’après avoir passé par toutes les erreurs possibles.

Mais même ce dernier résultat ne peut s’obtenir qu’à la condition de combattre avec énergie contre ce mensonge, le pire parmi tous ceux qui servent à tromper le peuple.

Errico MALATESTA.

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