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A. Richard : Fascisme et grand capital par Daniel Guérin (Gallimard)

Article d’A. Richard paru dans La Révolution prolétarienne, n° 231, 25 septembre 1936, p. 14-15

Le récent livre de Daniel Guérin, Fascisme et Grand Capital, est pour tous nos camarades d’un intérêt exceptionnel.

Il importe en effet d’opposer au fascisme autre chose qu’une haine instinctive, qu’un refus sentimental. Il ne suffit pas de s’en rapporter à une idéologie démocratique d’où l’esprit de classe serait absent. Si le fascisme se propose d’abattre nos institutions libérales, n’oublions pas qu’il menace avant tout le prolétariat. Cela est bien naturel, car cette gigantesque et sanglante supercherie laisse apparaître le vieil ennemi de la classe ouvrière, le grand capital qui inspire, qui paie et qui opère.

Notre camarade Guérin se propose essentiellement d’établir cette vérité. Son titre est choisi à propos. Ses raisonnements procèdent d’une rigoureuse logique prolétarienne. L’on ne saurait trop souligner les qualités de son œuvre par lesquelles il s’est haussé à la hauteur de son sujet. Il aura des lecteurs dans nos rangs, il faut qu’il en ait beaucoup. Il n’est que temps en effet d’établir le bilan du fascisme et d’en tirer des leçons bien arrêtées. Disons tout de suite que Fascisme et Grand Capital est d’une lecture facile. Il est clair, il inspire confiance par son information étendue, il sait convaincre. L’auteur de la Peste Brune, que nous lûmes à l’avènement d’Hitler, connaît ce dont il parle, à la fois comme témoin direct et comme lecteur diligent. Sa documentation est considérable. Il a puisé à toutes les sources et les utilise à bon escient pour éclairer une pensée persuasive, exercée à l’analyse et aux comparaisons.

L’un des mérites du livre est de faire la synthèse du fascisme italien et de l’hitlérisme. Sans se perdre dans la recherche des nuances par où se distinguent les deux phénomènes, Guérin est allé droit à l’essentiel : l’identité profonde des aspects nationaux divers. Les événements et les textes font voir la sûreté de cette méthode comparative et sa force de persuasion. En bref, sous des apparences diverses, le fascisme est bien au fond le même partout, le moyen suprême de défense du grand capital camouflé.


Appuyé sur ce double exemple, Guérin construit solidement son œuvre. Il analyse et explique plus qu’il ne raconte. Suivre son livre chapitre par chapitre est impossible. Lisez-le. Et qu’il en tire lui-même une brochure populaire qui est d’une nécessité pressante.

Signalons seulement ces deux points: la nature et l’évolution du fascisme.

Il est visible que le fascisme est une création du grand capital aidé par les gros agrariens. Les magnats de l’industrie lourde, réduits aux abois par la crise, ne peuvent réduire leurs énormes frais fixes (outillage, matière première) et visent surtout à diminuer les salaires, à détruire les lois sociales, à asservir le prolétariat. L’industrie légère pour laquelle le capital fixe compte moins, et qui subit de son côté le joug de l’industrie lourde, est moins pressée d’écraser la main-d’œuvre. Elle use plus volontiers des méthodes conciliantes de la collaboration des classes et s’attache à maintenir un certain équilibre social. Mais pour les magnats, il faut d’abord briser impitoyablement l’activité ouvrière indépendante en lançant les bandes fascistes contre les syndicats, les partis, les coopératives, avant de conquérir l’Etat lui-même et de l’asservir au grand capital.

Ces considérations sont devenues familières à nos camarades. Mais voici qui est plus délicat. Ce qui est nouveau dans le fascisme, ce qui le différencie des formes classiques d’exploitation capitaliste, c’est un nouveau groupement des classes et une nouvelle idéologie. Le but est d’incorporer le prolétariat lui-même dans une vaste formation politique à laquelle ne manquent pas de se joindre les classes moyennes instables par nature. Ainsi on propage l’illusion qu’il n’existe plus d’antagonisme entre exploiteurs et exploités. Plusieurs mythes sont créés, des mystiques sont propagées à grand renfort de moyens théâtraux : celles de l’unité nationale et de la race, avec la mission historique et autres balivernes, celle du sauveur providentiel : un duce, un führer dont les origines populaires flattent les masses. Au degré voulu de l’évolution du phénomène, le parti fasciste s’empare de l’Etat qui dès lors absorbe tout, devient totalitaire. Tout cède à cette duperie tragique, les adversaires étant exterminés.

Mais l’évolution se poursuit et Guérin la voit avec lucidité. Il a d’abord pris soin de décrire le groupe de ceux qu’il appelle les « plébéiens » du fascisme. Ce sont des déclassés, des affamés qui croient en la vertu du socialisme national nouvelle formule. On les a dressés, par l’appât des sinécures, contre le capital et la banque. Inassouvis, ce sont les chefs d’un parti, fasciste ou nazi, qui se croit et se dit révolutionnaire. Mais le grand capital bailleur de fonds ne saurait tolérer longtemps leur démagogie. Mussolini et Hitler se sont débarrassés de leurs séides compromettants et le parti fasciste lui-même est mis au pas. L’armée régulière supplante les sections d’assaut ou se les incorpore. Les contradictions entre les « plébéiens » et l’industrie lourde se résolvent, en définitive, au profit de celle-ci qui parvient à établir une sorte de dictature militaire du type ancien, où il ne reste de l’idéologie fasciste que juste ce qu’il faut pour illusionner encore les masses.

Ainsi le vieil ennemi, le grand capital, apparaît alors dans son cynisme. Il a vaincu à l’aide du fascisme et triomphe du fascisme lui-même. Le livre de Guérin nous éclaire sur ce dernier stade du fascisme où celui-ci paraît se résorber dans un impérialisme vieille manière, socialisme national et corporatisme n’étant plus que de vains mots. Le grand capital n’est plus alors que férocité, régression et barbarie.


Dans un dernier chapitre, Guérin tire pour nous, sobrement, quelques enseignements. Et nous réfléchissons avec lui, l’esprit mis sur la voie ; nous songeons à la France, à l’Espagne. Nous songeons même à la Russie, victime d’une autre sorte d’oppression, où une oligarchie bureaucratique a institué un régime qui a plus d’une des caractéristiques du fascisme : destruction de la démocratie ouvrière et asservissement du parti, nationalisme exacerbé, croyance au sauveur providentiel.

Nous sommes convaincus avec Guérin que le fascisme n’est pas du tout spécial aux pays à développement industriel insuffisant, comme l’Italie, puisqu’une Allemagne surindustrialisée l’a accepté et le subit à son tour. L’on peut se demander si un pays comme la France pourrait en être protégé par sa forte tradition démocratique. Ne nous attardons pas à dire : le fascisme chez nous, ne passerait pas. Il passerait bel et bien si la classe ouvrière ne lui barrait pas la route. Tout quiétisme trop confiant serait désastreux, car le grand capital peut fort bien chez nous se décider à l’emploi de cet expédient qui ne ferait d’ailleurs que retarder sa ruine.

Ôtons aussi de notre esprit, si c’est nécessaire, l’illusion que le fascisme prépare la révolution communiste. De malencontreux stratèges le dirent avant la venue d’Hitler; ils se sont cruellement trompés. Dans les conditions les moins mauvaises de son règne, le fascisme écarte toute possibilité pour le mécontentement des masses de se manifester dans un sens prolétarien. Toute révolte sérieuse serait brisée. Le fascisme ruine en effet l’esprit de classe et empoisonne le cerveau des générations successives, au point de rendre impossible tout retour révolutionnaire, pour un nombre d’années que nous ne pouvons évaluer. C’est un recul tragique peut-être définitif. N’ayons pas trop l’espoir de voir tourner en révolte salvatrice le mécontentement des masses dont le conflit entre les « plébéiens » fascistes et les magnats se fait l’écho. Car jusqu’à présent le fascisme est parvenu à résoudre ses contradictions internes.

Il est une autre illusion à dissiper dont on voudrait nous rendre prisonniers : le fascisme c’est la guerre. Guérin a raison de nous mettre en garde. Le fascisme, c’est peut-être la guerre, dans la mesure où le grand capital la veut, mais l’impérialisme à face démocratique la veut et la prépare aussi bien, la déclenche quand il le juge à propos. Il se peut aussi que les « plébéiens » du fascisme, poursuivant l’usage de leur démagogie nationaliste, veuillent aller jusqu’au bout d’une politique belliqueuse. Ayant besoin de la paix, les magnats pourraient briser ce courant et ce sont eux qui, en définitive, l’emporteraient. Il y a dans le capitalisme, selon les moments, la guerre ou la paix. En tout cas, pas de croisade militaire contre l’hitlerisme. Combattons plutôt nos propres fascistes.


Sur ce point, le livre de Guérin nous apporte une leçon précieuse. Là où s’est installé le fascisme, il a pu le faire à cause de la passivité des syndicats et des partis. Les uns et les autres ont trop compté sur la protection légale, sur la police, sur l’armée, sur les classes moyennes. Or, la police suit le plus fort et l’armée, manœuvrée comme en Espagne, peut passer en partie au fascisme. Quant aux classes moyennes oscillantes, leur répugnance au fascisme, qui sait flatter leur manie nationaliste, n’est pas insurmontable. Elles iront au fascisme si la classe ouvrière, son ennemie-née, n’a pas l’initiative de la lutte et ne les entraîne pas dans sa marche.

Le meilleur antidote du fascisme, c’est en effet une politique audacieuse, constructive, de la classe ouvrière, c’est aussi une auto-défense énergique, en attendant la contre-offensive nécessaire avant qu’il soit trop tard. Quand on vient nous dire : défendons avant tout la République, il ne s’agit pour le moment que de cela, on recommande en réalité une politique de passivité funeste dont le fascisme saurait profiter. Il faut contre lui une hardie politique de classe, prudente certes à l’égard des alliés, mais vigilante à l’égard des adversaires et progressive dans ses réalisations. Une politique capable de donner de nouveaux espoirs et de les justifier, qui attire dans son orbe les classes moyennes, classes d’appoint. En tout cas, comme le dit Guérin, il faut choisir résolument entre fascisme et socialisme.

Chacun peut prolonger en soi ces réflexions. L’ouvrage dont nous avons parlé les y aidera. Il n’est pas, je pense, de livre plus actuel, à une époque où il dépend de la classe ouvrière elle-même que le Front populaire soit chez nous un front de bataille contre le fascisme et non pas une formation politique hésitante, défaillante, prête aux compromissions. Son inertie, sa quiète confiance feraient le jeu des factieux et des grands capitalistes leurs bailleurs de fonds.

A. RICHARD.

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