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Appel en faveur d’un cercle international des intellectuels révolutionnaires (1956)

J’ai choisi de partager cet appel daté de novembre-décembre 1956 et paru en mai 1957 dans la revue dirigée par Maurice Nadeau, Les Lettres nouvelles. Parmi ses initiateurs, on retrouve Jean Duvignaud et Edgard Morin. Le premier était membre du bureau du Comité pour la libération de Messali Hadj et des victimes de la répression. Le second s’est insurgé contre les calomnies visant les messalistes et a eu l’occasion de revenir sur son engagement dans de nombreuses publications. Je suis revenu sur certains enjeux de ce microcosme anticolonialiste dans mon article « Face à la guerre d’Algérie : transactions anticoloniales et reconfigurations dans la gauche française ».


Le rôle propre des intellectuels dans le mouvement révolutionnaire

Des événements d’une immense importance, ceux de Hongrie au premier rang, viennent de bouleverser le monde ; ils nous mettent en face de nos responsabilités. En Pologne, en Hongrie, aux côtés des travailleurs en mouvement, les écrivains, artistes, professeurs, étudiants se sont engagés sans réserve dans le combat pour la vérité. Ils ont réussi à briser les tabous qui interdisaient, sous le couvert de la défense du communisme, toute revendication véritablement communiste. Leur contribution à la lutte révolutionnaire a été décisive. Ils ont fait la preuve à nouveau que la pensée et la parole sont une action.

Ces événements dont l’importance n’est comparable qu’à celle de la Commune ou de la Révolution Russe, nous délivrent d’une véritable oppression que nous subissions tous plus ou moins. Ils rendent les intellectuels révolutionnaires à leur tâche propre d’intellectuels : chercher la vérité et la dire publiquement sans tenir compte d’aucun interdit, soumettre les événements contemporains à un examen critique rigoureux, dénoncer les falsifications d’où qu’elles viennent, les mystifications où qu’elles soient, mettre en question le présent dans la perspective d’un changement radical des conditions existantes. Compte tenu de l’oppression dont se ressentait la pensée elle-même, il n’est pas exagéré de nommer cette tâche : libération de la pensée révolutionnaire, démocratisation de la pensée socialiste.

Il dépend de nous de précipiter la défaite d’un mensonge qui n’est plus tout-puissant. Nous appelons tous ceux qui n’ont pas renoncé au projet révolutionnaire à reprendre ce combat longtemps déserté et que Saint-Just appelait « l’insurrection de l’esprit humain ».

Principe d’une entente

L’union que nous souhaitons ne comporte aucune exclusive. Elle se fonde simplement sur la reconnaissance de certains principes.

L’exploitation de l’homme par l’homme pose le problème fondamental de notre époque.

Ce problème n’a été résolu par aucun des régimes existants, qu’ils soient capitalistes ou se disent socialistes. Bien au contraire. D’une part – tandis que persiste l’oppression coloniale sous sa forme traditionnelle – se développent de nouvelles formes de domination impérialiste, et d’autre part, dans le monde entier, apparaissent de nouvelles formes d’exploitation des travailleurs.

Cette exploitation qui sévit partout dans le monde, nous savons que de simples réformes ne visant qu’à aménager les structures socialistes actuelles sont impuissantes à la supprimer.

Fonction, action et extension du cercle

Nous appelons à nous rejoindre dans un Cercle, non seulement les intellectuels libres de toute appartenance politique, mais aussi ceux qui militent dans les organisations, groupes ou partis d’extrême gauche – et qui sont disposés à participer sans préjugé à un travail commun.

Notre tâche n’est pas de créer un parti nouveau, ou de définir un programme politique complet. Il serait insensé de croire qu’une telle initiative puisse revenir à un groupement d’intellectuels. Le Cercle que nous fondons se propose essentiellement, dans un nouveau climat de pensée, d’instituer un débat permanent entre les intellectuels révolutionnaires, de tous les pays et de toutes les cultures, sans aucune exception. Ceux qui s’exposeraient à la répression du régime sous lequel ils vivent en se manifestant ainsi pourront garder l’anonymat dans leurs travaux.

Ce Cercle se réserve d’intervenir chaque fois que les événements l’exigeront, contre les propagandes officielles, leurs dissimulations, leurs déformations, leurs mensonges. Mais son principal effort portera sur un travail plus radical et de plus longues haleine : l’étude de toutes les questions que suscitent la théorie, la pratique et les perspectives révolutionnaires.

Les problèmes nés du mouvement ouvrier attendent, non pas d’être définitivement résolus, mais d’être solidement posés et clarifiés. En tout premier lieu nous nous consacrerons à ceux qui paraissent commander aujourd’hui la réflexion révolutionnaire.

_ Le problème du Pouvoir (dictature du prolétariat et démocratie ; fonction des Conseils de travailleurs ; destin de l’appareil d’Etat).

_ Le problème de l’organisation socialiste de l’économie (conditions et contenu d’une planification socialiste ; ce que signifie une gestion ouvrière de l’économie).

_ Le problème du ou des partis révolutionnaires.

_ Le problème de l’évolution actuelle du capitalisme (comment apprécier les changements survenus dans l’économie, dans la technique et dans les couches sociales).

_ Le problème de l’exploitation coloniale et des formes nouvelles de domination impérialiste.

_ Le problème de la fonction sociale de la pensée et de l’art (liberté de recherche et de création et orthodoxie ; le totalitarisme idéologique ; la culture dans une société socialiste).

Que ceux qui partagent nos refus, nos exigences et nos espoirs – quelles que soient leurs opinions sur des points politiques particuliers – sachent trouver la voie que nous ont ouverte les intellectuels hongrois et polonais.

Paris, novembre-décembre 1956.


Depuis cet appel, le CIIR a pris forme. Voici comment se présente son activité au début de mai :

Trois sous-groupes sont déjà constitués et se sont mis au travail ; ils se proposent d’exposer et de confronter leurs résultats, en les soumettant à la discussion, au cours de séances publiques.

Le premier sous-groupe (autour de Claude Lefort et de Dionys Mascolo) étudie le problème des conseils ouvriers et du pouvoir ; le second (autour d’Edgar Morin et de Hubert Damisch) aborde les questions ayant trait au colonialisme ; le troisième (autour de Kostas Axelos et de Jean Duvignaud) se propose l’examen critique de l’idéologie marxiste.

Le CIIR entretient des liens avec les revues : Les Lettres Nouvelles, Arguments, Socialisme ou Barbarie, Le Surréalisme même.

Pour tous renseignements s’adresser aux Lettres Nouvelles (CIIR), 30, rue de l’Université, Paris-7e (Tél. Bab. 17-90).

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