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Chawki Salhi : Algérie. Qu’est-ce que l’intégrisme ?

Article de Chawki Salhi paru dans Inprecor, n° 345, du 31 janvier au 13 février 1992, p. 9-10


Né d’abord dans la petite bourgeoisie, parmi des intellectuels issus de milieux populaires et des petits commerçants, soutenu par des secteurs traditionalistes de la moyenne bourgeoisie, l’intégrisme s’est développé comme phénomène de masse en Algérie, lorsqu’il est devenu un refuge pour nombre de marginalisés et de déshérités des zones urbaines qui, en l’absence d’un parti ouvrier de masse, croyaient rejoindre le parti de la contestation sociale, le plus radical contre le régime de l’oppression.

L’IDEE banale selon laquelle les intégristes se sont construits sur la base de l’Islam, est démentie par l’histoire concrète, celle qui a vu le Front islamique du salut (FIS) gagner à la pratique religieuse les jeunes qu’il gagnait politiquement. En supposant une essence islamique propre à la société algérienne, on ne dit pas pourquoi le phénomène intégriste a attendu les années 80 pour se manifester sur le plan politique. On ne prend pas en compte la simultanéité de phénomènes comme la remontée des pratiques magiques, le succès de l’horoscope, si peu arabo-musulman, et l’engouement pour le loto. L’intégrisme, c’est le parti du désespoir, il prend sa source dans l’échec apparent des solutions rationnelles présentes dans l’humanité et l’absence d’alternative porteuse d’espoir.

L’intégrisme est-il le fascisme ? Au sens banal de ce terme, qui signifie violence et répression, certes oui. Mais le débat est plus complexe si l’on prend en compte l’analyse marxiste du fascisme.

Oui, l’intégrisme peut réaliser une transformation qualitative des rapports entre les classes sur laquelle bute le régime depuis la fin des années 70. Il peut réduire brutalement le salaire réel, liquider les acquis sociaux, fermer et vendre les entreprises publiques, changer les cadences de travail, toutes transformations qui sont des conditions minimales pour permettre l’intégration au marché mondial.

Oui, l’intégrisme est admis à contrecœur par la grande bourgeoisie qui hésite entre coup d’Etat et cohabitation. Mais l’impérialisme ne sait pas encore s’il vaut mieux laisser s’écrouler, sous le poids de la dette, un pouvoir qui menace la stabilité de sa domination sur toute la région ou collaborer pour permettre à un régime de terreur de réaliser en urgence le plan d’ajustement du Fonds monétaire international (FMI).

L’intégrisme fait appel au nationalisme

Mais, c’est le nationalisme d’une nation opprimée, dominée et qui se trouve trop proche des griffes de la Communauté économique européenne (CEE) pour être laissée libre de se développer. Cela dit, ce ne seront pas des interdictions ou des massacres qui le feront intervenir, c’est la menace d’un écroulement des régimes vassaux.

Oui, l’intégrisme FIS projette la disparition des partis socialistes comme le disait Sahnouni, un des porte-parole de l’intégrisme, à Sétif en mai 1991 ; oui, il est hostile à l’idée syndicale, puisque son syndicat, le Syndicat islamique des travailleurs (SIT), prône la collaboration et rejette l’opposition travailleurs-patronat. Il n’est pas né à côté du mouvement ouvrier, il s’est développé plutôt en son absence comme un monstrueux produit de remplacement. Il n’a pas forgé ses milices dans la lutte contre la protestation sociale et sa « nuit des longs couteaux » en sera plus compliquée.

Il est bien entendu un mouvement de la petite bourgeoisie et s’appuie d’abord sur la masse grandissante des déclassés, des rejetés par la société capitaliste en crise. L’Islam n’est pas la religion d’un ordre ancien combattu par la révolution démocratique, il est, au contraire, un substitut de l’identité nationale face à l’Occident colonialiste impérialiste. La montée du FIS permet, enfin, d’envisager de séparer le politique du religieux.

L’intégrisme n’est pas le fascisme, même s’il lui ressemble par certains aspects. Ceux qui l’appelleraient ainsi s’obligeraient à un traitement si spécifique que ce concept perdrait son caractère opérationnel.

La campagne du Comité national de sauvegarde de l’Algérie, mobilisant les démocrates contre la démocratie, légitime le FIS aux yeux de son électorat (1).

Le seul moyen de résister à l’instauration d’une dictature intégriste, c’est la mobilisation pour la défense des acquis culturels et démocratiques.

Ce qui est spécifique dans la situation algérienne, c’est qu’à l’inverse du credo des révolutionnaires d’ailleurs, le front unique ouvrier n’a pas de portée pratique. Il n’y a pas de parti de masse et le syndicat aujourd’hui ne s’est jamais vraiment autonomisé de la bourgeoisie, sans qu’on puisse identifier, à toutes les époques, la direction de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) comme une annexe du Front de libération nationale (FLN).

Comment vaincre le FIS ?

Comme ailleurs, la compromission avec le pouvoir responsable de l’échec ne peut réussir qu’à gonfler les rangs de l’intégrisme à une étape ultérieure. Pour vaincre l’intégrisme, il faut arracher aux intégristes la jeunesse des quartiers populaires, en continuant le combat contre le libéralisme et en résistant aux plans du FMI. Il faut que l’entreprise redevienne le centre de la lutte des opprimés ; la révolte des jeunes marginalisés des quartiers doit être la force de frappe et non la direction des masses populaires.

Nous ne sommes pas indifférents devant l’arrivée du FIS au pouvoir qui supprimerait nos libertés. Avant sa « campagne sourire », aux dernières élections législatives, il nous avait été donné d’entendre plusieurs fois de la bouche de ses dirigeants que notre parti serait interdit, voire notre droit de vivre contesté – et lutter contre une telle proclamation peut être très bien défendu devant l’histoire. Au contraire, on ne nous pardonnerait pas la désinvolture qui nous ferait négliger d’informer les masses de ce danger imminent.

Mais soutenir le régime [du FLN, ndlr] responsable de tout ce désespoir, c’est abandonner le peuple à ce parti, alors même que la politique économique libérale ne fera qu’augmenter la misère et donc grossir le rang des intégristes.

La compromission de Benhammouda, secrétaire général de l’UGTA, nous coûtera cher. Le SIT qui n’arrivait pas à se stabiliser comme alternative, peut se trouver, ainsi légitimé. Déjà, les grèves seront plus difficiles à mener.

Il est temps pour nous de prendre les initiatives pour bâtir un pôle de référence syndical, embryon de la direction syndicale nécessaire. Il s’agit de faire émerger une alternative de lutte qui arrache l’hégémonie aux intégristes.

Alger, 23 janvier 1992


(1) A l’initiative de I’UGTA et d’organisations patronales, le comité demandait l’annulation du second tour des élections législatives ; il regroupait des dirigeants de différents partis démocrates dont le Parti communiste algérien.


Un répit transitoire

Abdelkader Hachani, leader provisoire du Front islamique du salut (FIS), arrêté le 22 janvier 1992, les partis menacés de suspension. Si le spectre de la dictature intégriste semble s’éloigner, celui de la dictature militaire se précise ; et la fenêtre démocratique ouverte par la révolte d’octobre 1988 continue à se refermer (voir Inprecor n° 344 du 17 janvier 1992).

Les militants du FIS sont les plus inquiets et toute la jeunesse vit avec une colère sourde ce coup qui frustre le FIS de la victoire.

Aucune réaction n’est à attendre du FIS qui a pris, en juin 1991, la mesure de son impuissance face à l’armée. « Prenez patience, jeûnez, priez, l’heure n’est pas venue… » C’est le discours que tient le FIS. Le pouvoir est à l’offensive, pressant les intégristes pour les pousser à la faute, arrêtant leur chef actuel pour une déclaration appelant les soldats à la voie de Dieu…

En fait, il semble que les militaires tiennent à maintenir un semblant d’ouverture politique, mais il leur faut démanteler le FIS ou, au minimum, le réduire. Au passage, ils veulent remodeler le paysage politique pour se doter d’un parti à même de rivaliser avec le FIS. Le Front de libération nationale (FLN) sera peut-être enterré, le Front des forces socialistes (FFS) contenu, le FIS laminé.

Mais quelle crédibilité peut avoir leur conseil consultatif quand les urnes ont déjà désigné qui est représentatif ? Quel crédit peut leur donner le personnage de Boudiaf, chef historique du FLN, importé à la hâte de son exil marocain, pour jouer les sauveurs de la nation à la tête du comité d’Etat ?

Il est clair que le pouvoir dispose d’un répit temporaire et que les échéances sociales vont bientôt sonner. Le FIS, ou plutôt l’intégrisme, est le vainqueur moral de ce coup qui le légitime comme représentant du peuple. La direction du FIS apparaît peut-être impuissante à changer le cours des choses, mais, dans quelques mois, quand la situation évoluera et mettra en évidence l’incapacité du pouvoir à résoudre les problèmes économiques, qui d’autre que l’intégrisme pourra se prévaloir de représenter le peuple démuni ?

Alger, 23 janvier 1992

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