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William Shakespeare : Jules César

Extrait de la tragédie de William Shakespeare, Jules César, Paris, Librairie Poussielgue frères, 1884, p. 73-83.

LES CITOYENS.

Vive Brutus, vive Brutus !

PREMIER CITOYEN.

Conduisons-le en triomphe à sa maison.

SECOND CITOYEN.

Donnons-lui une statue avec ses ancêtres.

TROISIÈME CITOYEN.

Qu’il soit César.

QUATRIÈME CITOYEN.

Les meilleures qualités de César vont maintenant être couronnées dans Brutus.

PREMIER CITOYEN.

Nous allons le conduire chez lui avec des applaudissements et des acclamations.

BRUTUS.

Mes concitoyens !

SECOND CITOYEN.

Paix, silence Brutus parle.

PREMIER CITOYEN.

Paix, holà !

BRUTUS.

Bons concitoyens, laissez moi partir seul, et par égard pour moi, restez ici avec Antoine rendez honneur au corps de César et honorez son discours qui a pour but la gloire de César ; Marc-Antoine, par notre permission, est autorisé à lu faire ; je vous en supplie, que pas un de vous ne parte, excepté moi seul, avant qu’Antoine ait parlé.

(Il sort.)

PREMIER CITOYEN.

Restez, holà et écoutons Marc-Antoine.

TROISIÈME CITOYEN.

Qu’il monte à la tribune publique nous voulons l’entendre. – Noble Antoine, montez.

ANTOINE.

Je vous suis bien obligé de m’écouter en considération de Brutus.

(II monte.)

QUATRIÈME CITOYEN.

Que dit-il de Brutus ?

TROISIÈME CITOYEN.

II dit qu’il nous est bien obligé à tous de l’écouter en considération de Brutus.

QUATRIÈME CITOYEN.

Il serait mieux qu’il ne dit pas de mal de Brutus ici.

PREMIER CITOYEN.

Ce César était un tyran.

TROISIÈME CITOYEN.

Oui, c’est certain nous sommes bien aises que Rome soit débarrassée de lui.

SECOND CITOYEN.

Paix ! écoutons ce que peut dire Antoine.

ANTOINE.

Aimables Romains !

LES CITOYENS.

Paix, holà ! écoutons-le.

ANTOINE.

Amis, Romains, concitoyens, prêtez-moi vos oreilles je viens pour ensevelir César, et non pour le louer. Le mal que font les hommes vit après eux, le bien est souvent enterré avec leurs os ; qu’il en soit ainsi de César. Le noble Brutus vous a dit que César était ambitieux s’il en était ainsi, c’était un défaut grave, et César l’a expié gravement. Ici, avec la permission de Brutus et des autres (car Brutus est un homme honorable, et ils le sont tous, des hommes honorables), je viens pour parler des funérailles de César. Il était pour moi un ami fidèle et juste ; mais Brutus dit qu’il était ambitieux et Brutus est un homme honorable. Il a amené ici à Rome beaucoup de captifs dont les rançons remplirent les coffres publics en ceci César parut-il ambitieux ? Quand les malheureux ont crié, César a pleuré l’ambition devrait être faite d’une plus rude étoffe cependant Brutus dit qu’il était ambitieux, et Brutus est un homme honorable. Vous avez vu tous qu’à la fête des Lupercales je lui présentai trois fois la couronne royale, et qu’il la refusa trois fois était-ce de l’ambition ? Cependant Brutus dit qu’il était ambitieux, et certainement il est un homme honorable. Je ne parle pas pour désapprouver ce qu’a dit Brutus, mais je suis ici pour dire ce que je sais. Tous vous l’aimiez jadis, et ce n’était pas sans raison quel motif vous empêche donc de le pleurer ? O jugement, tu t’es réfugié chez des brutes, et les hommes ont perdu la raison! — Pardonnez-moi ; mon cœur est dans le cercueil ici avec César, et il faut m’arrêter jusqu’à ce que je revienne à moi.

PREMIER CITOYEN.

Il me semble qu’il y a beaucoup de raison dans ses paroles.

SECOND CITOYEN.

A bien considérer la chose, César a eu de grands torts.

TROISIÈME CITOYEN.

Vraiment, mes maîtres ? Je crains que quelqu’un de pire ne vienne prendre sa place.

QUATRIÈME CITOYEN.

Avez-vous remarqué ses paroles ? Il ne voulut pas accepter la couronne ; donc certainement il n’était pas ambitieux.

PREMIER CITOYEN.

Si cela est prouvé, il y en a qui le payeront cher.

SECOND CITOYEN.

Pauvre âme ! ses yeux sont rouges comme du feu à force de pleurer.

TROISIÈME CITOYEN.

Il n’y a pas dans Rome d’homme plus noble qu’Antoine.

QUATRIÈME CITOYEN.

Faisons attention, il recommence à parler.

ANTOINE.

Hier encore un mot de César aurait pu arrêter le monde : maintenant le voilà gisant, et il n’y a pas un homme, même les pauvres, pour lui donner une marque de respect. O mes maîtres ! si j’étais disposé à exciter vos cœurs et vos esprits à la révolte et à la fureur, je ferais tort à Brutus, je ferais tort à Cassius, qui, vous le savez tous, sont des hommes honorables je ne yeux pas leur faire tort ; je préfère faire tort au mort, me faire tort à moi-même et à vous, plutôt que de faire tort à des hommes si honorables. Mais voici un parchemin, avec le sceau de César ; je l’ai trouvé dans son cabinet, c’est son testament. Que les hommes du peuple entendent ce testament, que, pardonnez-moi, je n’ai pas l’intention de lire, et ils iront baiser les blessures de César mort et plonger leurs mouchoirs dans son sang sacré ; bien plus, ils demanderont de ses cheveux comme souvenir, et à leur mort ils les mentionneront sur leur testament, comme un legs précieux à leur postérité.

QUATRIÈME CITOYEN.

Nous voulons entendre le testament lisez-le, Marc-Antoine.

LES CITOYENS.

Le testament, le testament ! nous voulons entendre le testament de César.

ANTOINE.

Ayez patience, aimables amis, je ne dois pas le lire : il n’est pas bon que vous sachiez combien César vous aimait. Vous n’êtes pas de bois, vous n’êtes pas de pierre, mais vous êtes des hommes ; et étant des hommes, si vous entendiez le testament de César, il vous enflammerait, il vous rendrait fous : il est bon que vous ne sachiez pas que vous êtes ses héritiers. Car, si vous le saviez, oh ! qu’en adviendrait-il ?

QUATRIÈME CITOYEN.

Lisez le testament nous voulons l’entendre, Antoine ; vous devez nous lire le testament, le testament de César.

ANTOINE.

Voulez-vous être patients ? Voulez-vous attendre un moment ? Je me suis laissé entraîner à vous parler de cela : je crains de faire tort aux hommes honorables dont les poignards ont frappé César ; je le crains.

QUATRIÈME CITOYEN.

C’étaient des traîtres, ces hommes honorables !

LES CITOYENS.

Le testament ! le testament !

SECOND CITOYEN.

C’étaient des scélérats, des meurtriers ; le testament ! lisez le testament !

ANTOINE.

Vous voulez donc me forcer à lire le testament ? Faites donc un cercle autour du corps de César et laissez-moi vous montrer celui qui fit le testament. Dois-je descendre ? et voulez-vous m’en donner la permission ?

LES CITOYENS.

Descendez.

SECOND CITOYEN.

Descendez.

TROISIÈME CITOYEN.

Vous avez la permission.

(ANTOINE descend.)

QUATRIÈME CITOYEN.

Un cercle ; rangez-vous en rond.

PREMIER CITOYEN.

Éloignez-vous du cercueil, éloignez-vous du corps.

SECOND CITOYEN.

Place pour Antoine, le très noble Antoine.

ANTOINE.

Allons ! ne vous pressez pas ainsi sur moi tenez-vous à l’écart.

LES CITOYENS.

Arrière, place ; portez-vous en arrière.

ANTOINE.

Si vous avez des larmes, préparez-vous à les répandre maintenant. Tous vous connaissez ce manteau : je me rappelle la première fois que César le revêtit ; c’était un soir d’été, dans sa tente ; ce jour il avait vaincu les Nerviens regardez, voici où traversa le poignard de Cassius voyez quelle déchirure a fait l’envieux Casca ; c’est par cette autre que le bien-aimé Brutus l’a assassiné ; et comme il retirait son acier maudit, voyez comme le sang de César le suivit, se précipitant au dehors, pour s’assurer si c’était Brutus ou non qui frappait si cruellement car Brutus, vous le savez, était l’ami de César. Jugez, ô dieux combien César l’aimait tendrement ! Ce fut pour lui le coup le plus cruel de tous ; car, quand le noble César le vit frapper, l’ingratitude, plus forte que les armes des traîtres, le vainquit tout à fait c’est alors que se brisa son grand cœur ; et, cachant son visage dans son manteau, le grand César tomba à la base même de la statue de Pompée, qui pendant tout ce temps versait du sang. O quelle chute ce fut, mes concitoyens ! Alors vous et moi, et nous tous, nous tombâmes pendant que la sanglante trahison éclatait au-dessus de nous. Oh ! maintenant vous pleurez ; et je m’aperçois que vous ressentez l’impression de la pitié ce sont de généreuses larmes. Bonnes âmes, quoi pleurez-vous, alors que vous ne voyez que les plaies du manteau de César ? Regardez-le ici, le voici, lui-même, défiguré, comme vous le voyez, par les traîtres.

PREMIER CITOYEN.

O spectacle digne de pitié !

SECOND CITOYEN.

O noble César !

TROISIÈME CITOYEN.

O jour malheureux !

QUATRIÈME CITOYEN.

O traîtres, scélérats !

PREMIER CITOYEN.

O sanglant spectacle !

SECOND CITOYEN.

Nous voulons être vengés.

LES CITOYENS.

Vengeance, – en avant, – cherchons, — brûlons, – incendions, – tuons, – massacrons, – que pas un traître n’échappe !

ANTOINE.

Arrêtez, concitoyens.

PREMIER CITOYEN.

Paix ici écoutez le noble Antoine.

SECOND CITOYEN.

Nous voulons l’entendre, nous voulons le suivre, nous voulons mourir avec lui.

ANTOINE.

Bons amis, aimables amis, que je ne vous excite pas à un tel courant subit de révolte ; ceux qui ont fait cet acte sont des hommes honorables ; je ne connais pas, hélas les griefs particuliers qui les ont poussés à agir ainsi ils sont sages et honorables, et répondront sans aucun doute à vos raisons. Je ne viens pas, amis, pour surprendre vos cœurs, je ne suis pas orateur comme Brutus ; mais je ne suis, comme vous le savez tous, qu’un homme simple et sans esprit qui aime mon ami et ils le savent très bien ceux qui m’ont donné permission de parler publiquement ; car je n’ai ni esprit, ni talent de paroles, ni mérite, ni action, ni éloquence, ni pouvoir de parler, pour exciter le sang des hommes je ne fais que parler tout simplement ; je vous dis ce que vous-mêmes vous savez je vous montre les blessures de l’aimable César, pauvres, pauvres bouches muettes, et je leur ordonne de parler pour moi mais si j’étais Brutus et Brutus Antoine, il y aurait un Antoine qui agiterait vos esprits et mettrait dans chaque blessure de César une langue qui exciterait les pierres de Rome à se lever et à se révolter.

LES CITOYENS.

Nous nous révolterons.

PREMIER CITOYEN.

Nous brûlerons la maison de Brutus.

TROISIÈME CITOYEN.

En avant donc ! allons chercher les conspirateurs.

ANTOINE.

Cependant écoutez-moi, concitoyens ; écoutez-moi parler.

LES CITOYENS.

Paix ! holà ! écoutons Antoine, le très noble Antoine.

ANTOINE.

Mais, ainsi, vous ne savez pas ce que vous allez faire ; en quoi César a-t-il mérité ainsi votre affection ? Hélas vous ne le savez pas ; il faut donc vous le dire vous avez oublié le testament dont je vous parlais.

LES CITOYENS.

C’est vrai, le testament : arrêtons et écoutons le testament.

ANTOINE.

Voici le testament cacheté du sceau de César ; à chaque citoyen romain, à chaque homme particulier, il donne soixante-quinze drachmes.

SECOND CITOYEN.

Très noble César ! nous vengerons sa mort.

TROISIÈME CITOYEN.

O royal César !

ANTOINE.

Écoulez-moi avec patience.

LES CITOYENS.

Paix, holà !

ANTOINE.

De plus il vous a laissé toutes ses promenades, ses vergers particuliers, ses jardins nouvellement plantés, du côté du Tibre il les a laissés à vous et à vos héritiers, pour lieux de plaisance publics, pour sortir et vous récréer. Voilà un vrai César quand en viendra-t-il un autre semblable ?

PREMIER CITOYEN.

Jamais, jamais. Allons, en avant, en avant ! Nous brûlerons son corps sur le terrain sacré et avec les brandons nous incendierons les maisons des traîtres. Emportez le corps.

SECOND CITOYEN.

Allons chercher du feu.

TROISIEME CITOYEN.

Arrachons les bancs.

QUATRIÈME CITOYEN.

Arrachons les banquettes, les fenêtres, tout.

(Sortent les citoyens avec le corps.)

ANTOINE.

Maintenant laissons aller les choses ; génie du mal, tu es sur pied, prends le cours que tu voudras !

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