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Luigi Bertoni : Le mensonge nationaliste

Article de Luigi Bertoni paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 364, 9 août 1913.

La passivité des humains est bien le fait le plus incroyable qui s’offre à nos méditations. La grandeur de l’Etat nous a valu plus que l’amoindrissement, l’anéantissement de l’individu. Au rebours de ce que tous les maniaques du centralisme nous affirment, le fait d’appartenir à cette énorme entité, l’Etat, dominant et disposant à son gré des forces immenses d’un pays, a détruit et non augmenté la puissance de chaque sujet. L’individu ne sait plus être par et pour lui-même ; il ne garde que la valeur d’un instrument plus ou moins perfectionné et dont le rendement est proportionné à l’habileté et à la chance de celui qui aura à s’en servir.

Faut-il que tous les « chers citoyens » de nos libres démocraties soient arrivés à un degré inouï de dépression pour que le spectacle s’offrant présentement à nos yeux soit devenu possible ?

Dussions-nous être accusés de nous répéter trop souvent, il est impossible de ne pas refaire certaines constatations, à moins d’en avoir pris son parti et d’accepter le fait accompli.

Une crise économique intense frappe le monde entier. Nous ne dirons pas qu’elle est plus grave que celles qui l’ont précédée, mais, en tout cas, les différents peuples paraissent la ressentir davantage. Le spectacle de l’accroissement continuel des richesses, d’une part, les espoirs entretenus dans le peuple par tous les partis de la possibilité d’une augmentation générale de bien-être, d’autre part, voilà qui suffirait à nous expliquer pourquoi les foules deviennent de plus en plus sensibles aux privations qu’elles endurent. Mais les cas de révolte restent quand même trop rares, insuffisamment étendus et témoignent surtout d’un manque de décision, dû au fait que l’on ne conçoit pas encore d’une façon tant soit peu précise un régime autre que le régime bourgeois.

Toutefois, pour grave que soit cette crise, ce n’est pas à son égard que la passivité populaire nous étonne et nous émeut le plus.

Chaque pays gaspille des centaines de millions en armements et paraît se préparer à la guerre, sans que ceux qui en souffrent déjà et seraient appelés à donner non seulement leur dernier sou mais encore leur vie, paraissent mettre le holà au plus monstrueux et sanglant des crimes pour la perpétration duquel rien n’est négligé !

Comment ! ces millions d’hommes qui par eux-mêmes n’osent rien faire, rien entreprendre, rien risquer, accablés par une discipline aussi universelle qu’absurde, se mettraient demain, sur l’ordre de quelques diplomates, rois ou gouvernants, tous en marche, prêts à accomplir n’importe quelle action qui leur serait demandée ? Quelle que soit leur ignorance, ils connaissent néanmoins les horreurs qui les attendent, les détresses et les deuils qui s’abattront sur eux, mais, à part la protestation de quelques isolés, le plus souvent sans écho, un aussi formidable danger ne paraît émouvoir presque personne.


Pourquoi donc ce fatalisme, pourquoi ce manque de résistance, qui permettrait à nos maîtres, si jamais le besoin s’en faisait sentir, de retourner de beaucoup en arrière ?

L’éducation étatiste a sans doute fait son œuvre ; les hommes ne craignent rien plus que d’être, ils veulent à peine paraître pour satisfaire une vanité quelconque, mais chacun s’ingénie, lors même qu’il n’ose prononcer le moindre mot, esquisser le moindre geste, à prouver qu’il le croyait autorisé par des exemples précédents ! Ceux-là mêmes qui s’intitulent révolutionnaires chercheront toujours dans le passé ou dans des cas analogues permis une justification à leur apparente audace !

Il y a aussi, et c’est une compression plus importante encore, la dépendance économique, si grande pour d’aucuns, que leur situation n’est vraiment pas supérieure à celle des esclaves de l’antiquité.

Ce n’est pourtant pas tout. Nulle domination n’est possible sans la croyance à un principe moral quelconque. Or, il faut l’avouer, la bourgeoisie qui ne pouvait plus se réclamer d’aucune idée supérieure, comprenant très bien que les contraintes matérielles ne peuvent se maintenir qu’en les justifiant par une contrainte morale, a habilement su exploiter ce sentiment d’affection pour tout ce que l’on connaît le mieux, son village natal, sa langue, ses mœurs, et une foule de souvenirs particuliers qui s’y rattachent, pour en faire un devoir, le plus sacré d’entre tous.

L’amour de la patrie s’affirma surtout par la haine de toute patrie qui ne fût pas la sienne propre ; le droit à la liberté nationale se transforma en la soumission à l’esclavage militaire ; la participation à l’œuvre de civilisation universelle devint le prétexte des guerres de conquêtes les plus atroces ; le principe nationaliste eut des applications qui en étaient l’entière négation, nous donnant le renversement des valeurs mêmes qu’il prétendait représenter.

Bien n’est plus menteur que la littérature nationaliste. Voici, par exemple, quelques définitions que nous empruntons à l’un des écrivains les mieux cotés du nationalisme italien.

Il faut voir la suprême valeur morale de la guerre dans cet effort le plus élevé de donner sa vie pour quelque chose bien loin de soi, pour la grandeur future de la nation. L’homme dépassant son égoïsme avare, réussit à fournir son rendement maximum. Il se dépouille, pour ainsi dire, entièrement de lui-même, pour remplir l’avenir d’autrui.

Une lumière doit exister, un « au-dessus » doit exister. Il doit y avoir… le commerce, l’industrie, la ploutocratie, le socialisme, la prospérité des individus, des classes, des villes, des nations ; il doit y avoir le travail, les affaires, la production, l’accumulation, et malheur si tout cela venait à manquer ! Mais il doit exister un «au-dessus », qui le dépasse, telles la flamme et la lumière s’élevant au-dessus du combustible.

De même que la musique, l’art et la religion, la nation est un effort de l’homme pour s’évader de l’individu et se propager dans le temps et dans l’espace. Dans la musique l’homme s’oublie, dans la religion et l’art il se transfigure et s’éternise, dans la nation il s’incarne en une vaste société et dans le cours des générations.

Le but est évident. La bourgeoisie comprenant l’utilité d’une idée morale dont elle puisse se réclamer pour justifier sa domination, exalte un sentiment très répandu, de joie, de paix et d’amour, comme l’est en réalité l’attachement à son pays, pour en faire quelque chose d’agressif, de haineux et de tragique.

Le nationalisme ne saurait être vrai qu’en tant que son principe pût être appliqué universellement, mais au lieu de cela, aucun Etat en Europe ne veut reconnaître le droit de tous les peuples à avoir une nationalité ; le principe même des plébiscites appelant toute population annexée à manifester sa volonté a été mis de côté. C’est le triomphe de la force brutale ne pouvant se justifier que par elle-même en dehors de toute notion de droit. Et cela, sans parler des spéculations financières et industrielles, des voleries et tripotages, que couvrent les différents pavillons nationaux.

Voilà pourquoi il serait puéril pour nous d’en revenir aux revendications nationales, d’y croire et de témoigner pour elles ne fût-ce qu’une sympathie passive. Nous contribuerions ainsi à asseoir la trompeuse idée morale formulée par la bourgeoisie, nous renierions cette vérité évidente que le respect de toutes les nationalités et de toutes les patries ne peut être réalisé que par l’internationalisme.

Pour nous, anarchistes, la nation se confondant obstinément avec l’Etat et toutes ses institutions d’exploitation, d’asservissement et de mort, notre attitude ne saurait être un seul instant douteuse.

La boucherie balkanique n’est en somme que la banqueroute frauduleuse de l’idée nationaliste. Derrière les mots pompeux et sonores de civilisation, patrie, émancipation et religion, nous avons vu les plus louches opérations financières, la ruée des intérêts les plus inavouables, la plus cruelle férocité, le mépris le plus cynique de toute notion de justice, l’intraitable orgueil et la basse lâcheté des mêmes individus tour à tour vainqueurs et vaincus, et surtout l’absence complète de tout sentiment élevé, de toute aspiration généreuse, de toute grandeur d’âme, de tout idéalisme sincère.

Les patries ne pourront jamais plus rien nous donner de tout cela. Continuons donc encore et toujours à ne chercher la justice et la liberté que dans l’Internationale du travail, de la science et de l’art, s’élevant au-dessus de toutes les frontières et du sanglant et hideux mensonge nationaliste.

L. B.

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