Catégories
presse

Quand l’immigration prend ses affaires en main

Article paru dans Courant alternatif, n° 61, décembre 1986, p. 14-17


En refusant de se laisser entraîner dans une initiative nationale
marquant l’anniversaire des marches de 83, 84 et 85 et en posant le problème de la riposte contre les lois Pasqua-Pandraud, en d’autres termes que ce qui se fait habituellement, la fraction militante de l’immigration, toutes générations confondues, est peut-être en train de donner un contenu à sa revendication de mouvement autonome. Les premiers jalons ont été posé lors des 2 dernières rencontres nationales des associations de l’immigration et de solidarité dont la dernière s’est tenu à Lille les 1er et 2 Novembre.

Face aux lois Pasqua-Pandraud sur l’entrée et le séjour des immigrés en France, deux types de riposte se sont affrontés depuis septembre.

L’une consistait à organiser une campagne nationale unitaire dans le but de faire pression sur le gouvernement de Droite par la présence d’un mouvement de masse dans la rue et la naissance d’un mouvement d’opinion. Cette stratégie était bien entendu avancée majoritairement par le soutien, en particulier l’extrême gauche, SOS-racisme et quelques personnalités issues de l’immigration.

L’autre, portée majoritairement par les associations de l’immigration présentes sur le terrain politique, qui refusent de marcher pour des intérêts politiques qui ne sont pas ceux de l’immigration (échéances électorales). Ces dernières veulent développer une résistance à la base tout en donnant un contenu au mouvement des immigrés avant d’envisager une manifestation nationale qui ne peut être conçue que dans la mesure où il existe une réelle mobilisation au niveau local et régional.

Autant dire tout de suite que les tenants d’une riposte unitaire massive, centralisée sur Paris, n’ont plus les moyens de leur stratégie et que cela commence à se savoir ! C’est ainsi qu’ils ont été rapidement laminés pour quasiment disparaître lors de la rencontre nationale de Lille.

L’URGENCE : LES EXPULSIONS

Les expulsions sont aujourd’hui le problème n° 1 de l’immigration. L’expulsion par charter de 101 Maliens, bien médiatisée, a ému les démocrates de gauche qui se sont empressés de dénoncer le seul caractère « administratif » et donc « arbitraire » de ces expulsions. Mais cela n’a pas entraîné les foules sur le pavé parisien : moins de 4000 personnes le 31 octobre à Paris à l’appel de 84 associations, organisations dont le P.S., la CFDT, SOS-racisme, SNES et SNI-PEGC (syndicats de la FEN)… encore heureux que Lutte ouvrière, qui a constitué le cortège le plus important, se soit déplacé tout en ne signant pas l’appel !

Quant aux 1600 autres reconduites à la frontière en l’espace de 45 jours, elles se sont effectuées sans bruit, ni communiqué de presse, comme si ces immigrés expulsés discrètement étaient finalement plus coupables ou moins défendables ! Sans oublier les expulsions par la procédure d’urgence absolue de Basques, de Libanais… acceptées par toute la classe politique et l’opinion publique.

Face à l’impossibilité de créer dès aujourd’hui un rapport de force global contrecarrant les reconduites à la frontière de sans-papiers, les expulsions de délinquants, toxicos, déviants politiques…, la rencontre nationale de Lille a basé ses travaux sur l’échange d’expériences de résistance. Des permanences juridiques fonctionnent dans certaines villes, des cas concrets peuvent servir à d’autres. C’est ainsi que fin novembre, un week-end de formation juridique s’est tenu à Paris. Il y a une nécessité aujourd’hui de coordonner ce travail en créant un réseau. Si on veut être un jour capable de créer un rapport de force contre toutes les expulsions, il faut gagner dès aujourd’hui en arrachant des centres de rétention le plus d’expulsables possibles. Depuis septembre, quelques victoires ont été obtenues (2 iraniens à Angers, Paola et Markus à Lyon, un Malgache à Lille…). D’autres problèmes se posent et n’ont pu être, bien évidemment, résolus dans ce type de réunion :

– Accueil d’expulsés revenant en France.
– Réseau de planques pour les sans-papiers.
– Accueil d’expulsés dans leur pays dit d’origine afin d’éviter des drames humains (suicides) et sociaux (clochardisation de jeunes expulsés au Maghreb).

Mais cette lutte contre toutes les expulsions, même si c’est l’urgence aujourd’hui, fait partie d’un ensemble de revendications dont l’axe principal demeure l’égalité des droits pour tous les citoyens de France quelle que soit leur nationalité.

PROJET DE CHARTE

Certaines associations de l’immigration, toutes générations confondues, ont ressenti le besoin d’un débat de fond. Ce besoin est né essentiellement du fait que lorsqu’elles sont confrontées à des associations de solidarité ou organisation de soutien, les mêmes problèmes sont redébattus (quotas, bons et mauvais immigrés, rapport immigré/soutien…). L’antiracisme n’est qu’un des aspects de la lutte de l’immigration, et cela semble régulièrement oublié par les antiracistes français…

Les deux associations issues de l’immigration, Miroir et Texture qui organisaient la rencontre nationale de Lille ont proposé une Charte qui fut débattue et qui reste pour l’instant un projet devant être encore rediscuté à Marseille les 17 et 18 janvier à une nouvelle rencontre nationale.

Certains ont fait remarquer que ce n’était pas la première Charte qui était élaborée dans l’immigration quoique les précédentes étaient liées à une initiative ponctuelle (marches).

En fait, il y a dans l’immigration qui se bat aujourd’hui, un besoin de faire le point et de se doter d’un contenu politique largement débattu permettant à chacun de se situer en permanence. Si ce projet de Charte peut devenir la base de référence de l’immigration en lutte, elle permettra aux associations de solidarité et aux organisations de soutien, de se situer clairement par rapport aux revendications énoncées dans celle-ci. D’autre part, si cette Charte prend en compte les débats qui ont eu lieu ces dernières années, elle permettra peut-être aussi aux associations de l’immigration d’avoir une démarche cohérente ce qui n’est pas toujours le cas : en effet, depuis que le PS est dans l’opposition parlementaire, certains n’ont pas hésité à faire des concessions pour racoler l’adhésion de ce parti. C’est ainsi, par exemple, que le Conseil des associations immigrées en France (CAIF) est allé jusqu’à être à l’initiative d’une manifestation contre les expulsions arbitraires le 31 octobre à Paris afin de, soit-disant, mouiller la gauche non communiste (PS, CFDT, FEN) et les antiracistes à succès (SOS-racisme). Mal lui en prit : l’immigration était absente, Edmond Maire et Harlem Désir font encore moins recette dans la rue que Krasucki et Marchais… S’il se pose pour tout un mouvement social le problème des alliances ponctuelles, encore faut-il qu’il soit en mesure d’en tirer profil pour son propre combat et ses propres revendications.

Les réflexions et le besoin d’exister en tant que telle de l’immigration qui se font sentir aujourd’hui, permettront, peut-être, de donner un contenu et une réalité à l’autonomie de ce mouvement.

Reims le 11.11.86

EXTRAIT DU PROJET DE CHARTE QUI EST AUJOURD’HUI EN DISCUSSION

Revendications pour le droit de vivre en France

1. Renouvellement sans condition des litres de séjour et des cartes de travail. Objectif : le renouvellement doit devenir une simple formalité administrative comme le renouvellement de la carte d’identité pour les Français.

2. Régularisation sans condition de tous les sans-papiers. Objectif : Les sans-papiers doivent recevoir sans condition un titre de séjour et une carte de travail.

Droit de séjour sans condition : Un titre de séjour doit être délivré à toute personne désirant vivre en France.

3. Droit absolu à la vie familiale. Objectif : Obtenir que, dès qu’un étranger vit en France, son conjoint et ses enfants puissent l’y rejoindre sans condition et travailler en France librement s’il le désire. Le droit de vivre en famille est un droit pour tout être humain.

4. Statut autonome de la femme immigrée. Objectif : Obtenir que le droit de séjour et de travail de la femme immigrée soit indépendant de la situation familiale.

5. Droit à la libre circulation. Objectif : fermeture et démantèlement de tous les centres de rétention et, au-delà, arrêt de toutes les expulsions. Plus précisément, arrêt de toute entrave à l’immigration tant que les conditions économiques crées par les pays industrialisés forceront des gens à s’expatrier.

6. Droit à l’asile politique. Objectif : donner un statut de réfugié
politique, ne faisant pas ainsi du réfugié un citoyen de seconde zone,
mais un citoyen à part entière conformément à la Convention de Genève.

7. Libre choix de la nationalité. Objectif : supprimer toutes les entraves à l’accession à la nationalité française.

Nécessités pour l’égalité des droits

1. Refus de tout quota dans le logement. Objectif : Obtenir une législation réprimant toute discrimination pratiquée par les bailleurs sociaux ou privés dans l’attribution des logements.

2. Refus de toute discrimination dans le travail. Objectif : empêcher toute notion de priorité d’une communauté sur une autre par rapport au travail, empêcher les tentatives d’accroître la précarisation du travail des immigrés.

3. Droit à l’identité culturelle. Objectif : droit à l’enseignement de la langue d’origine, à la pratique et a développement de la culture pour chaque communauté.

4. Droit à une justice égale pour tous. Objectif : suppression du système de la double peine. Dénoncer la justice à double vitesse par rapport à tous les délits, et, en particulier, dans le domaine des actes et crimes racistes.

5. Droit à la citoyenneté. Objectif : La notion de pleine citoyenneté dans la société française ne doit pas être subordonnée à des critères de nationalité et de morale civique.

Ceci est un projet. A suivre…


Du Nord à Barbès ou l’auto-organisation du mouvement associatif immigré

Texture et Miroir de la région de Lille et Roubaix, ainsi que Hors la zone dans le quartier de la Goutte d’or à Barbès, sont trois associations issues de l’immigration, en accord sur la revendication « d’égalité des droits pour les citoyens de France, quelle que soit leur nationalité ».

Ces associations, créées au moment de la troisième marche de 1985, tirent les conclusions des deux précédentes marches en posant la revendication d’un mouvement autonome montrant les enjeux de l’immigration.

Elles appellent tous ceux et celles qui ne se reconnaissent pas dans la situation actuelle à prendre en main eux-mêmes le combat pour leurs revendications, et disent « non », nous n’avons pas marché pour rien.

Entretien avec des membres des associations Texture et Miroir.

Comment se sont créés Texture et Miroir ?

Les deux associations se sont créées à peu près en même temps, à la suite de la 3ème marche contre le racisme et pour l’égalité des droits (cf C.A. nos 50 et 51). Des jeunes qui avaient participé à un certain nombre de mouvements se sont rendus compte à ce moment-là que nous n’avions plus le choix, que l’immigration devait s’auto-organiser pour construire progressivement un rapport de forces.

Pourquoi « Miroir » ?

Miroir, c’est un reflet, le reflet de nous-mêmes. Dans un miroir, on se voit tel qu’on est. Un Arabe qui se regarde dans un miroir voit l’image de l’Arabe qu’il est et qu’il restera.

Où intervenez-vous ?

Texture est une association de Lille, qui intervient surtout dans le quartier de Wazemmes, où beaucoup d’habitants sont des immigrés.

Miroir s’est créée suite au travail de Texture sur Roubaix. Elle intervient sur un quartier de Roubaix où la population immigrée est importante.

Quels sont vos objectifs ?

Les deux associations essaient « d’aider » les jeunes afin qu’ils puissent
s’organiser de manière autonome par rapport aux forces politiques françaises.

Pourquoi ?

Les partis et organisations politiques prétendent aider les immigrés. En fait, ils cherchent surtout à les récupérer.

Votre démarche est donc plus politique que culturelle ?

Nous résumons nos buts en trois mots : justice, culture, égalité. Nous
faisons connaître les cultures des pays d’émigration.

Mais nous exigeons que ces cultures soient reconnues dans la société, dans l’école, dans les quartiers. Et cela, c’est une démarche politique. Nous demandons aussi que les immigrés et leurs enfants aient les mêmes droits que les Français de souche, et que le statut des femmes immigrées soit indépendant de celui de leur mari : ce sont encore des démarches politiques. Notre engagement est donc à la fois politique et culturel.

Quelles sont vos activités ?

Nous organisons des cours d’arabe (et bientôt de berbère), de théâtre, de danse, de musique. Nous sommes en train de monter une pièce de théâtre, entre jeunes, sur la vie quotidienne des immigrés, à l’école, à la maison et à l’extérieur. Miroir va lancer un sondage sur la manière dont les jeunes vivent à Roubaix, les problèmes qu’Ils rencontrent, ce qu’ils demandent. A l’occasion de ce sondage, nous avons rencontré l’association « Les jeunes aident les jeunes », de Maubeuge. Nous avons discuté avec eux, et cela va peut-être déboucher sur un jumelage, car nous sommes d’accord.

A un niveau plus immédiatement politique, nous avons mis en place différentes commissions. Par exemple, la commission « police – justice » recense les personnes en instance d’expulsion ou en situation irrégulière. Le but, c’est de déposer un grand nombre de dossiers en même temps à la préfecture, pour les empêcher de refuser les cartes de résidence. Ensuite, une action collective permettra une meilleure défense, surtout si tout le monde s’adresse au même avocat.

L’année dernière, Texture a surtout travaillé avec Miroir, qui avait l’avantage de disposer d’un local. Cette année, Texture prévoit des cours d’arabe, des cours d’histoire du Maghreb, un club vidéo, des commissions juridiques, une radio jumelée avec Radio-Soleil… On est ambitieux !

Et vous êtes nombreux ?

A Miroir, il y a à peu près 25 à 30 personnes qui participent régulièrement aux activités.

Outre leur lieu d’intervention, c’est surtout l’âge des participants qui différencie les deux associations ?

Miroir regroupe surtout des jeunes de 14 à 20 ans. Par contre, la plupart des membres de Texture sont d’anciens militants, plus engagés politiquement. Ce sont eux qui ont stimulé la naissance des deux associations, et qui ont organisé l’accueil de la troisième marche.

Les étudiants étrangers participent-ils à Texture et Miroir ?

Avant la 3ème marche et la création des deux associations, il y avait un fossé entre les étudiants et les autres immigrés. Pourtant, les étudiants sont eux aussi confrontés au racisme et ont souvent des problèmes pour faire renouveler chaque année leur carte de séjour. Aujourd’hui, les deux associations regroupent trois générations d’immigrés, y compris des étudiants. Ils enseignent l’arabe, l’histoire, et participent aux autres activités (musique, danse, etc.). Texture est essentiellement animée par des étudiants.

Vos deux associations sont jumelées, et vous venez de nous expliquer que vous alliez sans doute vous jumeler avec une association de Maubeuge. Jusqu’où irez-vous dans ces jumelages ?

Notre objectif est de mettre en place un regroupement régional des associations du Nord, l’équivalent du RAJIF (cf C.A. n° 54) sur la région parisienne.

CHANSON DE « TEXTURE » ET « MIROIR »

Ils sont venus dans nos pays
Ont ruiné nos économies
Nos parents affamés
Sont devenus immigrés

Refrain :
Jouons de la Derbouka
Vive le son, vive le son
Jouons de la Derbouka
Vive le son de l’union

Quand vint la crise économique
Ils furent les premiers licenciés
Prends une brique et casses-toi
Dis merci et tais-toi

Refrain

Pour eux les travaux les plus durs
Pour les logements en taudis
Faudrait que l’on se taise
Faudrait que l’on dise merci

Refrain

Quant à toi Georgina Dufoix
On a compris prends garde à toi
C’est la vie qui commence
Et ce n’est que le début

Refrain

Monsieur Le Pen avait promis
D’égorger tous les immigrés
Mais son plan a échoué
Grâce à notre unité

Refrain

Que demandent Texture et Miroir
Justice, Culture, Egalité
Egalité des droits pour tous les citoyens

Rencontre avec l’association « Hors la zone » (Barbès)

Dans quelles circonstances s’est créée votre association ?

L’année dernière, nous avons été des initiateurs de la 3ème marche contre le racisme et pour l’égalité des droits. C’est dans le prolongement de cette marche que nous avons créé, dans notre quartier, une association de jeunes issus de l’immigration, autonome, qui souhaite devenir un partenaire des autres associations du quartier et des pouvoirs publics. On a souvent dit de Barbès, et encore plus de la Goutte d’Or, que c’était « la zone ». C’est pourquoi nous avons choisi de nous appeler « Hors la zone ».

Quelles sont vos activités dans le domaine culturel ?

Nous organisons des cours d’arabe, de musique et de danse maghrébines. Nous avons rencontré cinq jeunes qui souhaitent faire de la musique maghrébine. Mais ils manquent d’argent. Nous lançons des appels sur les ondes pour obtenir des instruments de musique. Nous allons essayer de monter une soirée pour les motiver et les faire connaître. L’expression musicale serait un premier contact, une manière de réunir les jeunes, pour ensuite discuter avec eux de leurs désirs.

Vous intervenez notamment par des émissions de Radio Soleil Goutte d’Or ?

Notre radio reçoit beaucoup d’acteurs maghrébins, avec qui les auditeurs peuvent dialoguer. Nous réalisons aussi une émission destinée aux prisonniers. Leurs parents téléphonent pendant l’émission, et ils peuvent répondre en écrivant à la radio, qui transmet les messages. Cette émission permet aux prisonniers de parler de leurs conditions de détention, de faire connaître leurs revendications.

Il y a aussi une émission à téléphone ouvert : les gens parlent de leurs problèmes, dialoguent sur les ondes, sans que nous intervenions.

Vous avez soutenu la grève de la faim de Djida et Nasser ? (cf C.A. n° 59)

Oui. Nous avons fait un jeûne de quarante-huit heures, et de l’information à la radio. Des mères de famille ont fait Ramadan pendant trois jours dans la mosquée du quartier. Elles ont ainsi montré qu’elles étaient solidaires de leurs enfants dans la lutte contre des expulsions qui touchent aussi bien la première génération que la seconde.

Quelles actions menez-vous à propos des problèmes spécifiques du quartier ?

Chirac envisage une grande rénovation du quartier. Pour l’instant, des quantités de locataires sont expulsés sans être relogés. Par exemple, nous avons aidé des locataires sénégalais de la rue Pagol, victimes d’une escroquerie et expulsés, à occuper pendant trois heures le hall de la mairie du dix-huitième arrondissement. Nous essayons d’être omniprésents dans le quartier, afin d’être connus et reconnus comme des interlocuteurs valables. Nous tenons des permanences juridiques avec l’association « Accueil et promotion », pour aider jeunes et familles à résoudre leurs problèmes de papiers et de logement.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *