Catégories
revues

de Prétoria à Liverpool

Article paru dans La Banquise, n° 4, été 1986, p. 44-55


Pretoria

« Du point de vue du communisme, il importe de voir où et comment certaines communautés peuvent se défaire sous l’effet du travail moderne et de la lutte des classes, tout en donnant naissance à une activité et des relations sociales subversives. »

En 1922, une grève des mineurs européens du Rand se transforme en insurrection. Le premier ministre Smuts fait écraser la rébellion dans le sang : 230 morts.

Que peut en dire la théorie révolutionnaire ? Tel qu’est présenté l’événement ici, RIEN.

En l’occurrence, la grève avait pour origine une baisse des salaires et l’ouverture concomitante aux Noirs de certains emplois jusque-là réservés aux Blancs. Depuis 1911, en effet, la loi (colour bar) réservait les emplois qualifiés et semi-qualifiés aux Blancs. La révolte ouvrière contre l’atteinte à leurs privilèges prit en 1922 une forme extrême, insurrectionnelle, mais ni cette méthode typiquement « prolétarienne », ni la violence bourgeoise et étatique contre les ouvriers ne suffisent à donner un caractère communiste à l’insurrection. Ce soulèvement ouvrier blanc n’était nullement révolutionnaire. Il tendait à renforcer le capital car il refusait la baisse du niveau de vie en acceptant et perpétuant la division profonde entre prolétaires noirs et blancs, clé de la domination bourgeoise en Afrique du Sud. Le mot d’ordre ouvrier sud-africain du début du siècle n’était-il pas : « Ouvriers blancs de tous les pays, unissez-vous ! »

Cet exemple extrême rappelle qu’aucune forme de lutte, aucune méthode de combat, aucune répression, ne sont synonymes d’action communiste par elles seules. Ce qui signifie aussi que notre but n’est pas la destruction de la paix sociale : le capital s’y emploie assez de toutes ses contradictions ! Les situations explosives qui se multiplient un peu partout ne sont pas superposables au mouvement communiste. L’objectif révolutionnaire n’est pas de pousser à la roue les mouvements sociaux pour les radicaliser, mais de dégager (théorie) et appuyer (pratique) ce qui en eux tend vers la révolution. Pour qu’une résistance au capital soit porteuse d’autre chose que le capital, il faut, au moins, qu’elle commence à poser les bases de cette autre chose.

Depuis 1922, les Noirs sud-africains sont massivement entrés dans le salariat et le syndicat. Selon un dirigeant de l’ANC, il y aurait maintenant plus de Noirs que de Blancs syndiqués. Les syndicats noirs n’ont été reconnus qu’en 1979, sous la pression’ conjuguée de la lutte des Noirs, des sociétés étrangères et de la bourgeoisie industrielle. La même année, le syndicat des mineurs blancs, le plus conservateur de tous, a quitté la Confederation of Labour (uniquement blanche) qui avait approuvé du bout des lèvres un rapport officiel préconisant la fin des emplois réservés et la reconnaissance des syndicats noirs. Dans les années 70, le besoin de force de travail qualifiée (notamment dans les chemins de fer) avait fait reculer le privilège d’emploi blanc, malgré les luttes d’arrière-garde des organisations ouvrières blanches.

Le capital sud-africain s’est donné un immense réservoir de main-d’œuvre par un déracinement gigantesque qui ne se compare qu’à l’industrialisation de la première moitié du XIXe siècle en Europe, avec paupérisation et arrachement aux conditions de vie antérieures. Les logements provisoires installés près des grandes villes abritent plus de monde que les townships.

Autrefois, le capital sud-africain puisait ses travailleurs dans un vaste espace pré-capitaliste et les y renvoyait quelques années plus tard, évitant la formation d’une expérience prolétarienne. Les Noirs y trouvaient leur compte puisqu’ils échappaient au salariat en passant le plus clair de leur vie dans un monde encore rural. La condition prolétarienne était provisoire.

Depuis 20 ou 30 ans, l’Etat ne s’est plus borné à dominer l’Afrique australe, il a créé partout des armées industrielles de réserve. Au lieu de pouvoir sortir du salariat, le Noir en est victime tout le temps et surtout quand il n’arrive pas à se salarier. Le salariat était encore en partie un « choix » pour une minorité : désormais l’immense majorité se retrouve chômeuse. La condition prolétarienne est devenue permanente.

L’Afrique du Sud est désormais confrontée à un prolétariat trop bien réussi dont l’existence impossible se retourne contre elle. Quand l’armée de réserve est si grande qu’elle englobe presque tout, la société est bloquée. L’Angleterre des années 1830-1850 connut ce dilemme et le résolut par une industrialisation qui mit au travail et intégra les prolétaires, grâce à sa suprématie mondiale. L’Afrique du Sud n’a pas les moyens d’une telle stratégie.

A court terme, le capitalisme sud-africain peut encore user et abuser de
sa chair à travail comme les industriels anglais n’auraient pu le faire à une aussi large échelle. Les licenciements massifs et instantanés sont monnaie courante. Pour briser le syndicat réclamant une hausse des salaires, début 1985, un groupe minier licencie 13 000 mineurs noirs sur 40 000. Une autre société en renvoie 2 000. Les patrons tentent dans le même temps de renvoyer les salariés licenciés dans leurs bantoustans. Un an plus tard, dans un bantoustan, 20 000 mineurs sont licenciés. Une société produisant 35% du platine occidental et menaçant de renvoyer 10 000 ouvriers noirs affirme qu’il suffit de 2 semaines pour former un mineur, et qu’elle n’a qu’à puiser dans le vivier des 400 000 chômeurs de la région, dont la moitié ont une formation de mineurs. Même les semi-qualifiés sont concernés : après une grève de 4 jours en 1984, l’hôpital central de Soweto débauche plus d’un millier d’infirmières et d’employés payés à la journée.

Le capital ne peut gagner à lui, mais il peut manipuler une classe ouvrière noire infiniment plus volatile que dans les autres pays industriels. Il sépare prolétaires blancs et noirs, mais ne renonce pas à diviser aussi les Noirs. Là où règne l’apartheid, dans les zones dites blanches, les conditions de vie faites aux Noirs sont bien meilleures que dans les homelands, et la possibilité de trouver un emploi beaucoup plus grande. Soweto est organisé en sections ethniques (Zoulous, Sothos … ) avec règlements tribaux différents.

Que l’apartheid soit inadapté à un capital dynamique, tout le monde le sait. Sous sa forme institutionnelle, ce n’est d’ailleurs pas une survivance du passé, mais un phénomène récent, systématisé avec la venue au pouvoir de la fraction afrikaner de la bourgeoisie (1948).

Les Noirs sont traités en étrangers dans leur pays, et même en étrangers tout court. Selon les chiffres officiels, parmi les salariés noirs sud-africains, il y en a 1 500 000 de nationalité sud-africaine, et 1 200 000 étrangers, dont près de 1 000 000 venus des bantoustans supposés indépendants. (Pour une population totale, sur l’Afrique du sud géographique, de 31 000 000 : 26 000 000 dans l’Etat sud-africain (dont 17 000 000 de Noirs] et 5 000 000 dans les bantoustans.) On crée des étrangers dans la population du pays même. Un ouvrage consacré aux paysans noirs chassés de terres où l’on va faire un bantoustan s’appelle justement The Surplus People (les gens en trop).

Le travail forcé est concevable dans une économie en construction, où il faut déplacer, concentrer, contraindre, comme le fit la Russie stalinienne. Dans un capital où les machines exigent une qualification et une capacité d’initiative, le recours fréquent à la force s’avère non rentable. Il se rapproche trop de l’esclavage qui a prouvé son inefficacité économique dans un univers capitaliste. Le salariat noir sud-africain mélange travail forcé, esclavage, colonialisme, et aussi vrai salariat. D’où la tendance persistante d’une partie du big business international et sud-africain à des réformes mais en ouvrant la porte à des réformes sans toucher au séparatisme politique, l’Etat accélère le mouvement de révolte.

On peut à peine parler de « classe » effective en Afrique du Sud puisque le passage d’une classe à une autre est figé. L’isolement entre les prolétaires noirs et le reste de la société. est plus proche d’un système de castes néfaste au capitalisme. On sait que l’impérialisme anglais a renforcé la division en castes aux Indes, mais l’économie de l’Afrique australe actuelle a d’autres exigences que celle de l’Inde au XIXe siècle. La loi sur l’enregistrement de la population définit pourtant les groupes raciaux en gelant des groupes socio-professionnels : une bourgeoisie blanche, une classe moyenne blanche, un prolétariat blanc privilégié, une classe commerçante indienne, un groupe d’employés et de petits qualifiés métis, et un prolétariat noir discriminé assorti d’une faible petite bourgeoisie noire.

L’apartheid n’est pas essentiel au capital, il n’est nécessaire qu’à une structure de classe qui freine les mécanismes capitalistes, et qui interdit à l’économie de bénéficier de l’énergie humaine disponible chez les Noirs. Mise à part la division entretenue entre ethnies noires, la société finit par ne plus reposer que sur la force brute. On est devant une forme extrême de coupure entre Etat et société. L’Etat n’est pas la société, il l’organise seulement, mais il tend à se mettre à sa place, à l’absorber pour la gérer, il y pénètre partout, sinon la société volerait en éclats. C’est un cas poussé à l’absurde d’une structure administrative, fiscale, policière, posée au-dessus de la société.

L’Etat réduit les représentants de la « communauté noire » à des courroies de transmission : ses collaborateurs sont des fantoches. Les agressions et la terreur contre les Noirs collaborateurs sont la vraie preuve de la faillite du régime et de l’Etat. Quand la violence spontanée exerce sur eux une vengeance ou une menace, l’Etat ne réagit qu’en réprimant : il peut tuer, non gouverner, détruire, non contrôler. Un certain nombre de municipalités, de districts, de quartiers, sont appelés « zones libres » par leurs habitants. Armée et police peuvent y entrer et faire la loi, mais un policier noir seul ne pourrait y patrouiller. L’Etat en vient à ne plus pouvoir vivre que par la guerre contre l’immense majorité de la population. Ce n’est plus la police (pourtant suréquipée), c’est l’armée qu’il faut envoyer en cas de rébellion massive.

La logique du ghetto est à son comble. On isole par des Etats-croupions comme celui que peut-être l’Allemagne nazie aurait laissé pour les survivants juifs, ou russes, ou les autres « sous »-ethnies. Les bantoustans, censés offrir un refuge et un enfermement aux Noirs, ont échoué : ce ne sont que des viviers à main-d’ œuvre dirigés par les politiciens discrédités. Car le capital, malheureusement pour lui, a encore besoin des hommes, ici des Noirs, il doit donc les mettre dans ses villes, entassant des masses dangereuses près des lieux vitaux de la production et du pouvoir. Pour éviter l’encerclement par une majorité, on a voulu un pays sans majorité, en dissolvant le peuple, par une addition de minorités où la minorité blanche est dominante. Le rêve monstrueux se casse sur la réalité : il faut quand même intégrer les hommes, les faire venir et les faire travailler. On ne peut pas séparer leur travail de leur existence physique.

Ce que tente à chaque fois le capital : court-circuiter la présence humaine des prolétaires et ses contradictions sociales par le détour d’une technique qui les domestiquerait toujours mieux, il le réalise ici, non pas par une poussée technologique, mais par une hypertrophie de la politique. Le capital sud-africain ne vise pas à évacuer le problème social par un nouveau système productif enfin « parfait », mais par l’organisation de l’espace et la redistribution des masses humaines sur un territoire quadrillé. L’utopie technologique est remplacée par l’utopie géopolitique. L’apartheid réduit le social au spatial.

On a ainsi créé de toutes pièces des Etats dont la pseudo-indépendance singe celle d’innombrables Etats vassaux du tiers monde. Le Bophutatswana, situé non loin de Pretoria, instauré en 1977 pour la tribu tswana a en fait 80% de ses 2 millions d’habitants qui ne sont pas tswana, et cette majorité est victime à son tour d’une discrimination de la part des autorités. L’Afrique du Sud s’est offert le luxe d’une caricature du « droit des nations à disposer d’elles-mêmes ». Ces sous-Etats, comme les autres, segmentent les prolétaires, excluent même les prolétaires devenus des étrangers, alimentant une rivalité qui va jusqu’au massacre. Dans ce bantoustan, le gigantesque bidonville de 750 000 habitants de Winterveld fournit Pretoria et sa région en travailleurs, mais on y trouve moins de 10 % de Tswanas, bien qu’officiellement tout le monde soit tswana et doive apprendre le tswana à l’école.

Comme Israël, l’Afrique du Sud repose sur une exclusion contraire à la circulation marchande, bien que le capital puisse mettre en veilleuse son exigence de libre circulation des marchandises et des êtres, et vivre marginalement du travail forcé ou monopolisé par un groupe, par exemple par des prolétaires juifs aux dépens des prolétaires arabes de Palestine. Le mouvement sioniste, dès le début du siècle, exprimait la diversité et même la lutte de classe au sein du « peuple juif » : les bourgeois préférant le « travail arabe » moins cher, les organisations comme les Ouvriers de Sion faisant campagne pour le « travail hébreu ». L’Histadrouth fut bien l’organisation du travail hébreu exclusivement, mais n’empêcha pas le capital israélien d’employer parallèlement une main-d’œuvre juive « orientale » sans qualification et à qui échappe le contrôle sur l’Histadrouth. De même en Afrique du Sud où l’apartheid « [ … ] constitue un compromis entre les colons boers partisans du  »travail blanc » et les capitalistes anglais partisans du  »travail noir » : intégration économique, mais séparation sociale. » (E. Halévi, Question juive, Ed. de Minuit, 1981, p. 229.)

Le compromis fonctionne encore en Israël, mais plus en Afrique du Sud. Un capital moderne, poussant le plus loin vers un fonctionnement capitaliste du capitalisme, n’a plus besoin de racisme organisé, la division entretenue et reproduite entre salariés par les mécanismes marchands y suffisent amplement. Mais le capital fonctionne rarement dans un cadre authentiquement capitaliste, même si les zones les plus « pures » sont aussi les plus dynamiques et centrent aussi autour d’elles l’économie mondiale. Dans ces zones dites de pointe, le capitalisme tend justement à reposer sur sa pointe et va vers la société du non travail : là se trouve la contradiction la plus universalisante. Il n’y aura jamais de capitalisme pur, mais il existe des sociétés ayant atteint le maximum (réalisable aujourd’hui) de pénétration salariale et marchande dans la société. En Afrique du Sud, au contraire, il s’agit encore de se débarrasser d’entraves au capital.

Les prolétaires noirs sud-africains luttent contre le capital à travers la lutte contre l’apartheid qui est forcément l’ennemi omniprésent et l’horizon de leur vie et de leur combat. Peuvent-ils lutter pour autre chose qu’un « travail libre » comparable à celui que réclame l’industrie manufacturière contre la propriété foncière et minière qui, elle, profite de l’apartheid ? Certes, le prolétariat sud-africain est riche de la variété de ses composantes. Autour des très nombreuses grèves du prolétariat d’usine, avec ou sans syndicat, il y a aussi les émeutes des villes et des townships, les innombrables grèves d’ écoliers, la solidarité de voisinage contre la répression et contre les collaborateurs. On a affaire à des mouvements urbains « modernes », parfois insurrectionnels.

Mais quelle est la perspective historique en Afrique australe en l’absence d’une effervescence révolutionnaire ailleurs ? La poussée sociale dans ce pays reste démocratique, nationale, populaire, elle se nourrit de l’énergie prolétarienne et la canalise. Les secteurs les plus avancés du prolétariat vont au-delà des divisions tribales (en particulier de l’exploitation permanente par l’Etat des Zoulous à qui on accorde quelques avantages) et dépassent l’ethnie pour arriver à la nation noire. Les plus radicaux conçoivent déjà une action commune avec les prolétaires blancs (convergence déjà pratiquement accomplie dans quelques cas), mais pour réaliser une société démocratique pluriraciale.

L’évolution ne peut plus se faire graduellement ni pacifiquement. Il n’est plus temps pour le monolithe blanc de s’adapter : il doit se maintenir par la terreur, ou céder la place à une autre société. Même en Rhodésie, où des intérêts moindres étaient en jeu (société à dominante agricole, ségrégation bien moins institutionnelle, rôle stratégique du pays beaucoup plus faible), la grande et la moyenne bourgeoisie blanche ont dû partir.

Toutes les conditions sont réunies pour masquer la réalité de classe sud-africaine, entre Blancs et Noirs assimilés à deux groupes antagoniques, comme entre Noirs unis par une « conscience noire », l’appartenance à un peuple commun. On a dit que Soweto, qui se souleva en 1976, bougeait beaucoup moins depuis : une classe moyenne aurait émergé, profitant de la prospérité de Johannesburg voisin, et espérant les miettes du système raciste. Mais il n’y a pas de place pour aucun « capitalisme noir ». Au contraire, la force énorme de la répression et des formes de contestations inventées par les prolétaires pèse de tout son poids pour souder une communauté autour du dénominateur commun de « l’unité noire », et refouler les antagonismes de classe entre des ouvriers noirs et des petits bourgeois qui souffrent tout autant, à leur manière. Il n’y aura pas de lutte de classe inter-Noirs tant que la séparation raciale restera la clé de la politique de ce pays.

Dans les townships où s’entassent les sans-travail, on voit l’explosion d’un système qui ne tient que s’il avance : s’il donne un minimum de travail et d’argent aux Noirs. Ce n’est pas un simple mouvement de libération nationale ou anticolonialiste, mais une revendication créée par le capital, qui a déraciné des êtres sans leur donner pour autant une existence capitaliste. Il ne leur accorde qu’une inexistence authentiquement capitaliste.

Dans le même élan, le mouvement prolétarien est déchaîné et résorbé en tant que mouvement communiste. L’Afrique du Sud est en équilibre instable : elle ne peut subsister (dans l’économie comme dans la répression) que si elle se précipite en avant. La configuration de classe ne permet pas de souffler. Il faut donner un travail introuvable à ces millions d’hommes et de femmes « en trop ».

L’Afrique du Sud exacerbe les contradictions capitalistes là où les conditions de la révolution communiste font défaut. Les ingrédients d’une guerre civile capitaliste sont réunis et le cocktail pourrait exploser. Les jeunes réunis et révoltés par un système scolaire qu’ils boycottent largement vont vers les tsotsis, voyous des rues, pour se faire un peu d’argent. Cette immense force latente, flottante et disponible, urbanisée en partie, jointe aux masses ayant déjà fait l’expérience du salariat, pourrait constituer une force de manœuvre pour un grand mouvement nationaliste qui aboutirait à une guerre, plus civile que de libération, à forte idéologie sociale, mais demeurant populaire et nationale. Comme en Angola, on verrait des bandes d’adolescents recrutés et armés pour se battre contre des factions rivales, en échange d’une activité, d’un minimum d’argent, et peut-être d’un uniforme.

Les tampons amortissant d’habitude les chocs en démocratie sont ici absents. Les prolétaires noirs s’en prennent immédiatement à des conseillers municipaux dont la corruption saute aux yeux, et à des policiers dont le rôle répressif est évident. Les institutions n’ont pas l’excuse (et la réalité partielle) d’une fonction autre que le contrôle. Mais la révolte spontanée, si elle est plus facile, n’est pas une critique de la politique : puisque les Noirs en sont exclus, ils entrent dans la politique par effraction.

L’auto-organisation des prolétaires noirs les constitue du même coup en peuple. Un peu comme en Pologne, une dictature d’Etat et un système politique étranger à la population suscitent une organisation de la population : la société civile se dresse face à l’Etat, fait sécession (zones « libérées »). Partout les liens communautaires, la solidarité ouvrière, la camaraderie écolière, les rapports de voisinage, engendrent mille formes d’organisation, et l’ANC et l’UDF ne sont que les chapeaux, l’enveloppe d’une myriade de comités.

Ce prolétariat très actif a devant lui un avenir bouché. Il se bat contre ce qui est l’essence de la prolétarisation : sa réduction à une force de travail, et dans des formes encore plus nues que dans les pays industrialisés de longue date. Mais ce combat se place dans la polarisation apartheid-anti-apartheid. Alors qu’on pouvait théoriquement, en Rhodésie ou en Algérie, résoudre le problème agraire, on ne peut supprimer l’apartheid qu’en ruinant la puissance économique, politique et militaire de l’Afrique du Sud. Le capital s’est trop bien adapté à une force de travail malléable et corvéable. Mais brimant la liberté marchande en la personne de la marchandise humaine, il est un capitalisme réactionnaire.

Cette ségrégation fit la prospérité du pays après son institutionnalisation en 1948. Lié à l’impérialisme anglo-américain, Pretoria a pu se donner (en pleine guerre froide) une place dans le capital occidental, échangeant sa politique raciste contre un rôle (économique et militaire) stratégique essentiel. Mais cette position évolue. L’Afrique du Sud dépend plus aujourd’hui de l’Occident que l’Occident d’elle. La dépendance de pays comme les Etats-Unis ou la France par rapport aux matières premières sud-africaines n’est pas absolue. C’est l’Afrique du Sud qui vit du marché mondial, les échanges extérieurs constituant la moitié de la valeur de sa production en 1980.

De la même façon, Israël, jouant lui aussi de la rivalité américano-russe et même anglo-américaine en 1948, s’est allié aux E-U. Mais alors que le sionisme, au temps d’Herzl, s’inscrivait dans la colonisation européenne du monde, l’existence de l’Etat d’Israël est anachronique par rapport aux formes les plus modernes d’impérialisme. Le capital ne se soucie plus de peuple ni de territoire, mais de lignes d’échanges et de centres de profit, et les hommes et les sols l’intéressent en fonction de leur valorisation possible. Israël reste une arme des E-U au Moyen-Orient, mais ils pourraient en changer, et en ce cas…

L’Afrique du Sud a créé un prolétariat original mais proche de la dépossession radicale dont parlent les textes communistes du milieu du siècle dernier. Elle a bâti un concentré du monde, où coexistent démocratie parlementaire et dictature policière, société de consommation et tiers monde surexploité. Ce résumé de l’histoire capitaliste peut donner l’illusion d’une issue révolutionnaire possible, si l’on oublie son contexte social.

La virulence prolétarienne qui y existe, même encadrée aujourd’hui, prouve qu’une action communiste aura lieu plus tard, dans un « Etat noir » ou dans une société de compromis boîteux. Pour le moment, plus la violence se donne libre cours entre l’ANC ou l’UDF et l’Etat, plus la polarisation s’accentue entre les deux camps capitalistes. Il n’y a pas les mêmes forces sociales derrière l’apartheid et derrière l’anti-apartheid, mais le capital est présent des deux côtés. Il parvient aujourd’hui à faire de la lutte prolétarienne un instrument de rénovation sociale. L’exacerbation de la lutte armée, si elle opposait racisme et antiracisme serait le meilleur moyen d’enterrer durablement le mouvement prolétarien, en l’enrôlant dans une guerre nationale, sinon patriotique, du moins en faveur d’un pays, d’une nation, d’un Etat noir. La « solution » communiste n’a pas pour le moment de point d’application, elle est au-delà. Au milieu de la lutte entré tendances capitalistes, le mouvement communiste surgit et se forme, à condition de quitter ce terrain controversé, et s’installer sur le sien.

Le « moteur » est incontestablement la lutte des Noirs contre leur réduction à une marchandise-travail. Mais la situation sociale force la lutte à passer par une action contre le système politique, et non contre le salariat. Bien entendu, aucune révolution communiste n’aura jamais pour objectif déclaré et conscient, au début, « l’abolition du salariat » : elle commencera par se dresser contre ses effets avant de s’en prendre à sa nature profonde.

Dans un cas comme l’Afrique du Sud, au contraire, les virtualités communistes ne peuvent se développer. La dynamique sociale des prolétaires est une chose, la dynamique historique de la société sud-africaine n’en existe pas moins, et pèse lourdement.

Une telle pression, renforcée par la domination mondiale du capital, empêche la dynamique prolétarienne de se prolonger en action communiste. Les luttes contre l’immigration forcée, les contrôles policiers, les déportations et tout ce qui isole les prolétaires noirs, deviennent des luttes pour la démocratie : on se bat comme au XIXe siècle, quand les prolétaires luttaient contre l’exclusion de la société bourgeoise, non pour détruire cette société, mais pour détruire avant tout cette exclusion. Le mouvement prolétarien a ici pour horizon la démocratie. Qu’elle soit impossible aujourd’hui (et sans doute définitivement) ne change pas le sens de la lutte qui se la donne pour but : la lutte pourra devenir violente, elle ne changera pas de nature. La force de résistance des prolétaires noirs, leur capacité offensive, montre qu’un mouvement communiste se manifestera un jour sous ses vraies couleurs en Afrique australe. Toute tentation de nier l’importance de ces événements sous prétexte qu’ils ne sont pas communistes, serait de l’européocentrisme.

Mais leur mouvement reste donc très dépendant des métropoles capitalistes. Sa limite est à l’extérieur de lui-même : un élan communiste mondial lui permettrait de dépasser la lutte politique démocratique.

Nottingham

Bien qu’à l’occasion de la dernière grève des mineurs (1984-1985) soit réapparue l’idée de l’affaiblissement de la Grande-Bretagne par la puissance du travail organisé, ce n’est pas la lutte d’une classe, mais la lutte des classes qui affaiblit l’impérialisme britannique après avoir fait sa prospérité (le déclin industriel découlant entre autres d’un faible taux d’investissement dû au rôle mondial de la City, les capitaux anglais préférant s’investir ailleurs).

Si les syndicats anglais organisent environ la moitié des salariés (près de
10 millions en 1985), c’est aussi en raison de la façon dont ce pays s’est industrialisé. Le capital a dû passer très tôt, dès 1880, un compromis avec ses ouvriers, ce qui ne fut pas le cas aux E-U, qui purent jouer sur la division et réprimer, au moins jusqu’en 1930. L’immigration était faible en Angleterre, malgré les Irlandais, et elle l’est restée. Il fallait transiger, et l’absorption démocratique du mouvement social a été payée par l’acceptation de l’intervention du travail dans les affaires du capital. Il en découle la place prise par les syndicats et les « pratiques restrictives » sans cesse dénoncées par le patronat. Mais il n’y a pas un facteur qui entraînerait les autres : il y a une relation de classe globale, une configuration de forces.

1939-1945 a coïncidé avec un essor syndical en Angleterre et aux E-U. En Amérique, les syndicats ont obtenu un droit de regard sur l’embauche, et proposé des stratégies industrielles parfois retenues, en échange de l’absence de grève. En Angleterre, sont apparus les shop-stewards : ils sont environ 100 000 aujourd’hui, une partie d’entre eux votent conservateurs. Ils sont réformistes quand la base est réformiste, révolutionnaires quand elle est révolutionnaire.

L’OST ne s’est pas vraiment imposée en Angleterre. Les syndicats ont freiné le travail de nuit ou par équipes, sont intervenus dans la gestion, ont imposé des compensations au travail posté. Comme il y eut peu d’immigrés dans l’industrie sur qui expérimenter l’OST, son introduction coûtait trop cher pour être généralisée. Le travail a gardé sa force défensive.

Le travaillisme (pratiqué même par les conservateurs quand ils ont le pouvoir, malgré leurs efforts pour renverser la vapeur) a abouti à maintenir inchangée la part des salaires dans les revenus totaux. Contrairement à la ligne suivie en France après 1944 (notamment grâce au PCF), le travaillisme est parvenu à instaurer un Welfare State sans bataille de la production, donnant ainsi la priorité à la protection sociale sur l’investissement productif.

Confrontés à la baisse de rentabilité de l’extraction du charbon, les deux pays ont donc réagi de manière très différente. Dans les deux, la production et les effectifs ont énormément diminué. La France produisait 60 millions de t. de charbon en 1958 : 22,3 millions en 1978 ; elle avait 358 000 mineurs en 1945 : 69 000 en 1978. Mais la France a pu reconvertir relativement en douceur et éviter de grandes réactions collectives aux fermetures de puits.

Production et consommation de charbon en Europe ont évolué en sens contraire, car le charbon a moins augmenté de prix que le pétrole, mais il n’est pas bon marché que si on l’importe, surtout des E-U, d’Afrique du Sud, de Pologne, d’Australie. La CEE en consomme de plus en plus tout en produisant de moins en moins.

Le nombre de mineurs britanniques est passé de 600 000 (1960) à 250 000 (1974), puis à 180 000 (1984). Or, début 1984, le National Coal Board annonce une réduction de 20 000 en un an. A terme on prévoit que 60 000 mineurs seront reconvertis en chômeurs. Le président du NCB est connu comme un patron de combat. En 1980, à la tête de British Steel, il avait supprimé 52 000 sidérurgistes sur 130 000 en moins d’un an, contre quelques augmentations de salaire. La grève proprement dite est précédée de 5 mois de refus des heures supplémentaires en Ecosse et dans le Yorkshire, sans vote. Grève déclenchée par la base au moment où les stocks atteignent un niveau record.

Or, les régions minières les plus riches, par opposition à l’Ecosse et au
Yorkshire, ne suivent pas ou de loin la longue grève. Le syndicat (NUM) ne consulte jamais tous ses adhérents. On vote par région : le Nottinghamshire se prononce aux 3/4 contre la grève, imité par une minorité importante au nord-ouest de l’Angleterre. Les puits où le NCB a investi le plus et qui sont les plus rentables restent à l’écart de la grève. Huit bassins sur quatorze ont voté contre la grève, mais ils ne représentaient qu’un tiers du nombre des mineurs. Au départ, et pour certains puits jusqu’à la fin, tout le monde reconnaît une forte participation aux piquets, et une collectivité ouvrière locale rassemblée derrière les grévistes.

Ce n’est pas contradictoire. Dans une action purement défensive, la solidarité joue généralement à fond, surtout dans un milieu aussi uni que les mines, mais, justement parce qu’elle est défense d’un travail, elle se cantonne à son problème. Cela n’a pas empêché les grévistes de se déplacer, malgré les barrages de police, d’un puits ou d’une région à l’autre. Ce faisant, ils restaient dans le cadre de la collectivité minière, éclatée et agissant sur tout le territoire, mais impuissante à secouer l’inertie des non-grévistes, puisque cette communauté posait son problème, non le leur : un problème particulier quoique collectif, non un problème général. On doit se demander s’il peut y avoir solidarité dans un mouvement défensif.

Après l’échec de la grande grève des mineurs de 1926, il y avait déjà eu rupture dans le milieu minier, et des opposants au syndicat avaient lancé un syndicat rival, actif quelque temps dans la plupart des bassins. Mais en 1984, on a rupture de la solidarité dès l’origine du conflit, comme l’attestent les affrontements inter-mineurs, qui laisseront des traces profondes. Il y a aussi très peu de solidarité de la part des cheminots et des dockers pourtant directement impliqués dans le transport de stocks de charbon disponibles, du charbon importé ou du charbon extrait par les jaunes. Pire encore, les sidérurgistes, que le NUM avait appuyés en 1980 quand on réduisait leur nombre de plus d’un tiers, n’aident pas les mineurs en 1984. Ce ne sont pas seulement les directions « traîtres » qui sont en cause : les ouvriers de l’acier constatent que la grève des mines affaiblit l’industrie sidérurgique, donc leur travail.

Il est même arrivé que le syndicat soit plus extrémiste que la base. Le NUM (qui a le monopole de l’embauche et peut donc théoriquement exclure du travail ceux qui s’opposent à lui) avait proposé trois fois de faire grève contre les fermetures de puits. Les sections locales avaient refusé : en 1984, après les débrayages dans le Yorkshire, l’appareil syndical n’organise pas de consultation générale, craignant un refus.

En dépit de l’archaïsme de cette grève, avec ses scènes à la Zola, c’était avant tout un conflit où jouaient des acteurs modernes du capitalisme. Ce qui est frappé de mort, c’est à la fois une industrie énergétique dépassée et la collectivité salariale agrégée autour d’elle et contre elle. Obnubilé par les traits spécifiquement anglais du conflit, on en oublie la dimension internationale : la mondialisation accrue de la production condamne à la fois une branche insuffisamment productive et l’organisation sociale tissée sur elle. Internationale, la grève l’est à double titre : du côté du capital comme du travail. La restructuration du NCB est l’effet de l’émergence de sociétés mondiales multi-énergies : les multinationales du pétrole et des mines s’intéressent de plus en plus au charbon, explorant de nouveaux pays (Indonésie, Colombie) d’où elles pourraient exporter vers les pays industriels, y compris ceux qui avaient fait autrefois leur fortune sur l’alliance du charbon et de l’acier. La dimension internationale est également dans le camp syndical. Le NUM a transféré au début de la grève des millions de livres à l’étranger, que l’Etat essaya de faire geler. Les pays de l’Est ont apporté un soutien verbal et financier (500 000 £ des syndicats russes), mais la Pologne a doublé ses exportations de charbon vers la Grande-Bretagne. Le réseau international du capital s’est révélé supérieur à l’organisation d’une communauté arc-boutée sur son seul travail.

Les succès ouvriers antérieurs, les avantages arrachés ou maintenus par la force contre le NCB, n’ont pas tenu devant la capacité organisatrice du capital, qui a mobilisé un travail plus productif (Nottinghamshire) contre un travail devenu anti-économique. Une victoire uniquement défensive ne peut être que de courte durée : elle aggrave la crise du capital et reporte l’échéance jusqu’au jour où il faudra trancher.

La concurrence inter-ouvriers n’est pas surmontée mais perpétuée par une action limitée au terrain revendicatif. Les grandes grèves du début des années 70, culminant dans les journées où l’on avait frôlé l’émeute, en 1972, s’étaient terminées sur un compromis où les salariés avaient fait plus que sauver la mise : ils avaient obtenu des concessions. (C. Brendel, Lutte de classe autonome en Grande-Bretagne 1945-1977, Echanges et Mouvements, Paris, 1977.) La bourgeoisie et l’Etat ont tenté de contrôler légalement la contestation ouvrière par des projets lancés par les travaillistes et repris par les conservateurs. L’Industrial Relations Act visait à interdire les grèves sauvages, à rendre l’arbitrage obligatoire, à infliger des amendes aux syndicats incapables de tenir leur base. Mais il est presque resté lettre morte parce qu’il est peu applicable. En démocratie, il est dans la fonction du syndicat d’être un tampon représentant la base. Exiger qu’il la contrôle sans cesse, le rendre pécuniairement responsable des débordements qui sont la règle et non l’exception de la vie syndicale et des conflits du travail, ne serait possible que si l’on allait vers un Etat muselant les syndicats, mais alors ce serait une autre façon de gérer les rapports de travail. Et la dictature du capital sur le travail salarié n’est pas la solution la plus productive.

Cette loi n’a pas rempli le rôle que l’Etat attendait d’elle : discipliner la classe ouvrière, forcer les syndicats à jouer les garde-chiourme, ériger en monopole leur organisation des ouvriers, alors que le capitalisme suppose aussi la concurrence, l’oligopole, la circulation, les conflits. La Haute Cour le reconnut en juin 1972 lors des poursuites contre le syndicat des cheminots : les chefs syndicalistes ne pouvaient être tenus responsables des excès de leurs shop-stewards. Reste bien sûr à l’Etat la latitude de poursuivre individuellement des agitateurs, à l’aide du vaste arsenal juridique existant, comme il l’a toujours fait, et il ne s’en est pas privé, opérant à grande échelle dans la grève des mineurs.

La lutte prolétarienne a fini par être endiguée, c’est le moins qu’on puisse dire, par la situation de fait imposée aux ouvriers par la crise. Quand on risque de perdre son emploi, et qu’aucune autre perspective que l’emploi et sa défense n’apparaît, on est forcé de composer. La concurrence entre ouvriers les brise mieux alors que l’affrontement entre eux et le patronat. On l’a vu en Angleterre au moins dans plusieurs secteurs.

Dans l’automobile, les ouvriers eux-mêmes ont fini par isoler les plus combatifs. Dans une usine où un « meneur » devait être licencié, quelqu’un proposa en assemblée générale de le défendre. On ne va pas le laisser tuer, dit l’ouvrier, comme ils ont crucifié Jésus … « Passez-moi le marteau ! », lança un autre métallo, retournant aussitôt l’assemblée contre celui qui allait être mis à la porte. Ce comportement est celui de prolétaires capables de mener les luttes les plus dures tant que le capital tournait, mais désorientés dès que le fondement de leur existence et de leur contestation – le travail – était ébranlé. C’est que leur action antérieure restait dans les bornes d’une lutte autour du travail, non contre cette forme de vie qu’est le salariat. Et aucune « transcroissance » ne pouvait magiquement s’opérer dès lors qu’on vivait et agissait depuis des lustres sans remettre en cause ce fondement. Dans les mines, de même, les favorisés ont laissé les autres se battre jusqu’au bout pour presque rien. Mais on pourrait citer d’autres cas. Les typographes aussi étaient tout puissants tant qu’on ne pouvait se passer d’eux !

Il est vrai que Thatcher a réussi ce que Heath avait raté en 1972 : mais elle n’a pas cassé la grève, elle l’a usée grâce à la solidarité défaillante des prolétaires. Telle est l’expérience que l’ultra-gauche a tant de mal à comprendre. Les ouvriers peuvent se déplacer, s’unir, joindre leurs forces à celles d’autres catégories ouvrières, s’appuyer sur la communauté ouvrière même déclinante, ils seront toujours battus, à long ou à court terme. Par l’inflation (baisse du salaire réel), par le chômage, par la défaite cuisante. Luttant en tant qu’ouvriers et sur cette seule base, ils se réduisent eux-mêmes à ce à quoi le capital les réduit : du travail. En ce cas, même insurgés, ils ne rassemblent pas leur force sociale, et seulement celle que le capital leur donne, et qu’ils ne peuvent retourner contre lui que pour arracher des réformes, quand elles sont possibles. Les ouvriers ne peuvent mobiliser leur force sociale profonde, c’est-à-dire leur universalité, leur capacité à produire et bouleverser les richesses du monde, qu’en cessant d’être d’abord des ouvriers revendicatifs, en utilisant leur condition ouvrière mais pour la faire éclater.

Même dans la grève des mineurs, on a pu en voir un exemple. Elle n’a pas été que la lutte de 130 000 chômeurs organisés, d’un seul bloc, pendant un an, pour la défense de leur communauté fondée sur les puits. Sur cette lancée défensive, certains ont été jusqu’à noyer « leurs puits », rendant ainsi irréversible la destruction de la communauté qu’ils voulaient défendre. Soit cet acte était suicidaire, soit il les conduisait à passer à autre chose. Ils n’étaient plus des mineurs, mais des prolétaires.

On peut comparer l’échec anglais de 1984-1985 au succès relatif de la grève des mineurs américains de décembre 1977-mars 1978 (A l’Ouest rien de nouveau ? USA 1977-1978, Echanges et Mouvement, Paris, 1978). Alors que le nombre de mineurs et la production ont diminué en Grande-Bretagne, aux USA ils ont augmenté depuis 1975, compensant l’énorme baisse des années 1950-1960. Cela a permis à la communauté ouvrière de se réaffirmer, et à la grève de 1977-1978 de se terminer par un compromis satisfaisant pour les mineurs. La grève a eu lieu dans les mines les plus anciennes, dans les Appalaches, non dans l’Ouest où les strip mines avec 10 % des effectifs, produisaient en 1977 la moitié du charbon américain. La vieille communauté, y compris villageoise, a réagi quand on s’en est pris à son système d’assurance-maladie. Elle avait décliné elle aussi, et s’est remanifestée, car la renaissance du charbon, dans une région isolée, rurale, pénétrée de liens religieux, lui a permis de revivre, sans entamer ses traditions ancrées dans une vie de groupe locale remplie de ferveur chrétienne et du sentiment d’un « nous ». Phénomène original donc, ce deuxième âge de la communauté ouvrière, ce rajeunissement contraire à ce qui se passe ailleurs, mais seulement parce que le capitalisme en donne les bases.

La collectivité ouvrière est la manifestation, au sein du capital, d’un droit ouvrier, de l’existence ouvrière, de la vie d’une force de travail qui, si elle est traitée en force de travail, entend au moins l’être correctement : le minimum est que salaire et conditions de travail soient négociés et renégociables, et que le prolétaire, collectivement, garde un droit de regard reconnu sur sa condition. Pour cela, la grève américaine a été communautaire : une communauté à la quelle le capitalisme fait une place. En Angleterre, elle était économiquement dépassée. Mais la réorganisation d’ensemble de l’industrie charbonnière américaine ; et la crise ouvrière et syndicale qui en découle, demeurent. Le syndicat organisait le travail sur 70 % de la production en 1974 : et sur 50% en 1977 … Supposons que dans dix ou quinze ans les sociétés minières ferment les mines traditionnelles : la communauté ouvrière, si elle se limitait à une auto-défense, serait tout aussi divisée et brisée qu’elle le fut en Angleterre.

Les prolétaires anglais, en se battant seulement avec la force que leur donne le capital, se condamnaient à l’échec dès lors que le capital leur retirait cette force. Leur limite, contrairement aux Noirs sud-africains, était à l’intérieur d’eux-mêmes. Pour qu’une communauté pose autre chose que son problème, il faut qu’elle ait été ébranlée, qu’elle ait eu l’occasion de se tourner vers autre chose qu’elle-même, mais avant de devoir se défendre. Sinon sa riposte la crispe sur sa propre condition et ne fait jouer que des mécanismes d’autoprotection. La communauté se défend alors avec ce qu’elle a et grâce à ce qu’elle est, non en mettant en œuvre ce qu’elle a de commun avec les autres prolétaires.

Paris

Les structures et valeurs anciennes sont secouées par le capital, et d’autres relations, plus directement capitalistes, n’arrivent pas à s’installer sans partage. Le couple craque quand on prétend lui faire contenir et résumer l’humanité entière. Les communautés traditionnelles s’effritent alors que les communautés consommatoires ne s’imposent pas à tous ni partout. Il en résulte un besoin d’ordre, de retour en arrière, de repli sur soi et sur des collectivités millénaires (famille, sang, race). Parce que le capital sape le travail, la famille et la patrie dans leur réalité (et de là, mais secondairement, dans la tête des gens), sans y substituer pleinement la communauté capitaliste neuve, on se retourne vers travail-famille-patrie, ou plutôt vers les formes actuelles, plus larges : ordre, autorité, sphère privée.

La résurgence réactionnaire prouve que le capital n’arrive pas (ou mal) à devenir un mode et un modèle de vie pour l’espèce humaine. Les diplodocus du style Le Pen attestent au moins que la Californie ou la Suède ne seront jamais étendues à la planète entière.

Le renouveau xénophobe est un produit de la crise de la société « française » devenue trop vite et trop tard, multiethnique, multilinguistique, dans une situation où elle ne parvient pas à intégrer toutes ces pluralités.

La crise économique aggrave le problème mais ne le crée pas. Il faut relativiser la cause économique (chômage) du racisme. Des millions de prolétaires perdent leur emploi sans s’en prendre aux étrangers. On pourrait dire plus justement que l’ouvrier à tendance raciste, après avoir perdu son travail, n’a plus rien d’autre à faire que de se laisser aller sur cette pente. Le chômage n’engendre pas le racisme, il lui donne libre cours, lui permet de s’exprimer, mais le racisme est une attitude bien plus fondamentale, qui a à voir avec une façon de vivre, de se situer, d’inclure et d’exclure.

Entre les E-U et la France, on voit la différence entre un capital moderne où la nation est capitalistiquement unie sans prétendre à une unité ethnique, et un pays plus faible socialement, où il faut un mythe et une façade pour unifier la société. Dans le premier cas, les tendances centrifuges sont récupérées ou livrées à elles-mêmes, l’identité américaine n’étant pas remise en cause par la prolifération de micro-identités. Dans le second cas, la société se joue la comédie d’une identité française monoethnique, et en cas de crise cède à la tendance de couper tout ce qui déborde du moule supposé de l’identité nationale.

L’Etat ne s’est pas constitué de la même façon en France et aux E-U ou en Angleterre. A maintes reprises, l’Etat français a dû forcer les choses, imposer l’unité contre les prolétaires mais aussi contre les classes possédantes divisées, ce qui n’a pas été le cas en Amérique. Dans la Guerre de Sécession, appelée plus justement là-bas la Guerre civile, le conflit fut déclenché précisément à l’initiative de la fraction la plus moderne de la classe dominante, et sa violence prouverait plutôt la capacité américaine à éliminer par la force toute entrave intérieure à l’expansion capitaliste. Lincoln avouait sans détour que son but était la sauvegarde de l’unité du pays : s’il faut émanciper les esclaves pour la préserver, disait-il, je les émanciperai ; mais s’il faut conserver l’esclavage, ou le conserver en partie, je le ferai avec la même volonté. En France, au contraire, l’intervention despotique régulière de l’Etat dans la vie civile s’est aussi dirigée contre la modernité capitaliste, ou l’a promue de manière contradictoire (Vichy).

La « préférence nationale » n’a de sens capitaliste que contre les autres Etats-nations, et non à l’intérieur d’un pays. Un discours fameux de Le Pen a exalté le « proche » par rapport au « lointain » : il est naturel, disait le chef du Front national, de préférer ses filles à ses cousines, ses cousines à ses voisines … et ainsi de suite jusqu’à l’étranger le plus éloigné. Cette réaction peut être nécessaire

le Creuset
Avant 1914, 60 % des ouvriers de l’industrie américaine étaient nés hors des E-U. Detroit vit se succéder des générations d’immigrés : Irlandais vers 1850, Allemands vers 1880-1900, Polonais ensuite. Mais les patrons tenaient à des ouvriers américanisés. Ford instaura des cours d’anglais obligatoire. Une cérémonie marquait la remise des diplômes. Sa mise en scène symbolisait la naissance d’un homme nouveau : les diplômés entraient dans une immense marmite (melting pot) avec leurs costumes nationaux, et en ressortaient avec de beaux vêtements et un drapeau américain. Pas question de sécher : toute la ville força les patrons récalcitrants à organiser des cours du soir, et obligea les ouvriers à les suivre. (O. Zung, Naissance de l’Amérique industrielle. Detroit 1880-1920, Aubier, 1983.)
Cette américanisation visait une intégration dont on sait qu’elle fut réussie. On peut la comparer à la politique de la bourgeoisie française. Elle parvint à « nationaliser » la classe ouvrière en assimilant relativement les Espagnols, les Italiens, les Polonais, en Lorraine par exemple (mines), mais aussi dans le Midi. Le Front populaire, la Résistance, le PCF et la CGT jouèrent un rôle intégrateur capital dans ce processus. Par contre, dans les années 50 et 60, Algériens et Marocains étaient traités en simples porteurs de force de travail qui avaient, en plus, la particularité d’être des hommes. On prenait soin de disposer côte à côte sur la chaîne un Malien, un Français, un Yougoslave … , pour qu’ils ne puissent pas communiquer. On ne cherchait pas, comme Ford, à leur donner une appartenance nationale par le truchement d’une appartenance au travail. On les maintenait dans une exclusion.

au capital pour diviser les prolétaires entre eux et les regrouper autour d’une identité garantie par l’Etat. Mais elle est étrangère à la démocratie économique qui constitue le fondement du capital (cf. le passage sur ce thème dans « pour un monde sans innocents »). Le capitalisme est autant national que non national (international). C’est un signe de faiblesse que d’envisager une législation discriminante contre les immigrés, au lieu que leur condition sous-privilégiée soit l’effet « naturel » de la circulation des marchandises et des êtres, sous la surveillance de l’Etat, bien entendu.

L’essor du racisme et le débat autour de la question des « étrangers », « des races » … caractérisent toujours des périodes de faible énergie prolétarienne. Quand un mouvement social unifie les prolétaires, le problème ne se pose même pas et on n’en parle pas. Dans une période où la perspective révolutionnaire avait disparu, l’antisémitisme nazi a gagné les esprits. Il s’est imposé moins grâce au chômage que par le désarroi, la perte de sens, la solitude dans laquelle une expansion très moderne et brutalement interrompue plongea les Allemands. L’Allemagne n’avait connu que des traumatismes depuis 1914, et la crise a joué sur eux : guerre, défaite, secousse et échec révolutionnaires, guerre civile dans les anciens territoires de l’Est, essor capitaliste et révolution des mœurs correspondante, passage de tous les partis ouvriers à la contre-révolution (le SPD en 1918, le KPD avec le stalinisme), blocage de la croissance économique, reprise de thèmes nationalistes par le PC, confusion des valeurs piétinées par toutes les forces politiques. Le secret du triomphe nazi est là, dans la globalité de la lutte de classe en Allemagne, et non dans une cause « économique ». C’est cette transition ratée vers un capitalisme universel qui explique que le prolétaire puisse en venir à admettre que « les Juifs » sont responsables de sa propre perte d’emploi. Le racisme propose un ersatz d’appartenance, singe les thèmes politiques de gauche en proposant d’autres « ennemis » tout à coup plus crédibles. Il est encore dans la recherche de « responsables » facilement identifiables : au lieu des 200 familles des bourgeois en haut-de-forme ou des trusts apatrides, on désigne les Juifs, les étrangers …

En France, aucune fraction influente de la bourgeoisie n’avait misé sur le racisme comme arme anti-ouvrière privilégiée en 1968 et les années suivantes. C’est que la lutte ouvrière intégrant à elle toutes les catégories de prolétaires, on parlait comme d’une évolution normale de la participation croissante de jeunes, de femmes, d’Algériens … aux grèves qui se déroulaient alors.

L’un des moments décisifs de cette période est la grève des OS de Renault (avril 1973) qui « révéla » les OS aussi bien au PC qu’aux gauchistes (même aux ouvriéristes comme LO) qui les négligeaient jusque-là, leur préférant les qualifiés plus éduqués, plus éduquables, et donc plus organisables. La quête de « l’ouvrier conscient » aboutit immanquablement à valoriser les couches les plus favorisées. On dut admettre alors la capacité d’action d’une catégorie que l’automatisation avait augmentée en multipliant les tâches subalternes répétitives.

A l’origine, les OS des grandes presses du département 12 se lancent, minoritaires, et bloquent Renault à 350. Ils revendiquent un reclassement de catégorie. La grève s’étend alors qu’un mouvement similaire a lieu chez Peugeot. Finalement, les ouvriers obtiennent qu’il n’y ait que 3 catégories d’OS au lieu de 5, ce qui remonte l’indice des catégories les plus basses. La plupart des conflits de l’époque dans tous les pays industriels (une vague de grèves très violentes secoue le Japon le même mois), se concluent sur de tels compromis. Deux traits s’en dégagent.

D’une part les immigrés tendent à s’intégrer à l’action prolétarienne dans chaque pays, malgré les nombreuses résistances, survivances chauvines, exploitations des divisions par les patrons.

D’autre part, malgré une large critique du travail lui-même, la tendance générale demeure une remise en cause des conditions du travail, non de son existence comme fondement de notre société. Le mouvement communiste est présent comme force agissante minoritaire, il apporte souvent l’élan initial de l’action, mais s’épuise ensuite et laisse le champ libre à la négociation. Ces conflits accomplissent donc une poussée unificatrice du prolétariat, mais, au lendemain de la lutte, les prolétaires ne sont plus réunis que par le capital, non par leur mouvement collectif. La communauté entre prolétaires de différentes nationalités, ethnies, sexes… est précaire.

En RFA, par exemple, des grèves sauvages éclatent dans la métallurgie en 1973 pour une prime de vie chère (l’augmentation de salaire accordée ne rattrapant pas l’inflation). Le patronat cède assez vite devant des grèves dures, après avoir tenté de diviser Allemands et immigrés et avoir amplement fait appel à la police. Les étrangers jouent un rôle important et parfois dirigeant dans ces grèves où se réalise une solidarité souvent réelle. A Cologne, chez Ford, le comité de grève composé surtout de Turcs anime une occupation violente et s’oppose au Comité d’usine syndical. Mais les liens ne sont pas assez forts entre Allemands et Turcs, et la direction en profite finalement pour réoccuper l’usine de force. La tendance à l’unification prolétarienne est bien là, mais elle échoue autant par la défaite directe (le capital maintient la division dans les grèves) que par la victoire apparente : concessions patronales et augmentations de salaire peu ou pas hiérarchisées, laissant intact… le capital. Et c’est le simple développement capitaliste, avec ou sans crise, qui désunit les prolétaires.

Les augmentations uniformes, alors fréquentes, signifient une communauté immédiate réelle entre prolétaires partageant le même lieu de travail. Leur surgissement témoigne toujours d’une aspiration des salariés à être autre chose que les travailleurs dociles et concurrents que la direction voudrait qu’ils soient. En l’exigeant, les prolétaires échappent au moins en partie à leur embrigadement, ils ne se laissent plus réduire à des porteurs rivaux et isolés d’une marchandise-travail. Mais l’obtention de telles hausses de salaire, si l’on en reste là, met fin à la solidarité spontanée et organisée : au mieux elle ouvre la voie à de nouvelles luttes pour de nouvelles augmentations uniformes. A terme c’est la constitution des salariés de l’entreprise (ou de la branche) en bloc revendiquant une unité entre eux seuls. Les prolétaires se sont épuisés dans cette course où le capital avait toujours une longueur d’avance. La solidarité s’est refermée sur elle-même pour devenir une solidarité d’entreprise (défense de l’emploi dans« son usine ») ou de métier (défense d’une ville ou d’une région qui cherche à vivre).

Un signe de reflux du mouvement, dans les années 70 en France, est le sort des luttes des immigrés contre leur condition, en particulier de la mobilisation de 1973 contre la circulaire Marcellin-Fontanet liant carte de séjour et contrat de travail. Au lieu que cette réaction soit prise en charge par l’ensemble des prolétaires qui, au même moment, se battent plus ou moins unis contre le capital, elle devient l’affaire presque exclusive des « immigrés » dès lors promus au rang de catégorie à part, d’où les grèves les avaient un peu sortis. Au lieu de lutter avec les ouvriers français et de poser (en même temps que les problèmes généraux) leur problème, les ouvriers immigrés se sont battus seuls contre la discrimination, et ont été battus.

On n’insistera pas ici sur le rôle des organisations du travail pour entretenir la division. Depuis longtemps, le PCF est partisan du contrôle et de la limitation de l’immigration et de n’accorder le droit d’entrée qu’à ceux qui ont un emploi. Ce qui semble favorable à l’immigré (à qui on éviterait ainsi généreusement le chômage) revient à discipliner de force l’ouvrier étranger (et par voie de conséquence l’ouvrier français) menacé de renvoi dès qu’il cesse de bien travailler. Le chauvinisme du PC et de la CGT, la collaboration de classe syndicale, le soutien gauchiste « collant » aux organes dits ouvriers, tous ces facteurs ont contribué à désunir les prolétaires. Mais seulement parce que le vaste mouvement prolétarien né à la fin des années 60 l’avait rendu possible, en n’arrivant pas à sortir, malgré tous ses efforts, du terrain capitaliste où la concurrence interprolétaires est un phénomène de tous les instants.

Le problème soulevé par les ouvriers immigrés était global, mais leur isolement les forçait à le poser sur un autre terrain que la lutte de classes. Acculés, ils ont attiré la frange populiste, maoïste, du gauchisme, ainsi que les bonnes âmes. Ils sont sortis des limites de l’entreprise où ils ne pouvaient agir faute de soutien, pour s’enfermer dans celles de la politique démocratique. Le déroulement et l’échec final de la longue grève des loyers de la Sonacotra était un pas supplémentaire dans cette involution.

L’ensemble des prolétaires paient aujourd’hui ce recul par la montée à la fois de l’extrême droite réactionnaire et de phénomènes comme SOS-Racisme. Dans le même temps qu’elle commençait à contrer les actions d’OS par une réorganisation du travail, la bourgeoisie entreprenait une contre-offensive de division. La restructuration du travail est loin d’être accomplie, mais la désunion prolétarienne est (peut-être provisoirement) un fait patent.

En 1973, au Mans et dans d’autres usines automobiles, les prolétaires cassaient l’antagonisme français-immigrés par leur mouvement, non par une lutte antiraciste spécifique. A Poissy (Simca-Chrysler) par contre, le patronat avait toujours réussi à maintenir la division, manipulant les ouvriers étrangers au point de les faire encadrer par le syndicat-maison (CSL) qui les exhibait dans les meetings ou les faisait défiler pour la défense du travail. Les immigrés de Poissy n’avaient le choix qu’entre l’adhésion à la CSL et le risque de rejoindre la CGT qui ne s’implanta dans l’usine qu’en 1982. En 1982, quand il fallut restructurer Chrysler devenu Talbot, la cassure réapparut, Français et immigrés se retrouvant dans deux blocs distincts, le plus radical incarné par les étrangers, le plus réformiste composé de « nationaux ». A nouveau Poissy donnait le ton de la division prolétarienne.

La faillite du mouvement communiste balbutiant ou émergeant autour de 1970 crée ou recrée l’immigré comme catégorie, et l’immigration comme « question ». Pour l’extrême droite, l’étranger résume le problème social. Mais l’extrême gauche met aussi l’immigration au premier plan, et fait de l’antiracisme la tâche de l’heure. C’est confondre l’effet et sa cause.

L’immigration est une forme d’un phénomène fondamental de la production capitaliste. Ce n’est pas l’immigration qui crée le chômage, mais le capital qui, créant le « chômage» dans les zones où n’existait auparavant ni travail moderne, ni sous-emploi, ni donc aucun chômage au sens moderne, suscite du même coup l’immigration. Nous n’avons pas à comptabiliser ce qu’apportent les immigrés à l’économie ou à la culture françaises ! L’immigré est une des catégories les plus exploitées, au bas de l’échelle. Le capital déclenche des mouvements de population, destructurant des régions, polarisant richesses et pauvreté sur des axes et des centres géographiques, concentrant aux deux extrêmes « développement » et « sous-développement », l’un appelant et entretenant l’autre. L’Algérien ou le Portugais en France, c’est le Méridional en Italie, l’Irlandais en Angleterre au XIXe siècle, le Chicano aux E-U, le rural prolétarisé un peu partout… C’est la faiblesse ou la vigueur de l’action prolétarienne qui fait apparaître ou disparaître la catégorie « immigré(e) » de la scène sociale.

Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’au moment où la police organise des rafles dans les ghettos de Marseille et d’ailleurs en collant des étiquettes dans le dos des raflés, la vedette beur Harlem Désir reçoive du gouvernement des subsides pour organiser ses petites fêtes. Quand Pandraud reçoit H. Désir, ils se reconnaissent mutuellement. A travers H. Désir, la masse de jeunes, transformée en groupe de pression, reconnaît à la police le droit de surveiller sa vie. SOS-Racisme s’adresse à la société existante, un point c’est tout.

Ou bien l’antiracisme présente à tous les citoyens une revendication démocratique et humaniste de droits à défendre. Ou bien il a un projet politique et prend position sur autre chose que le racisme. Or justement le principe d’organisations comme SOS-Racisme est de prétendre ne pas être politique, de se vouloir ou de se croire transpolitique, transidéologique.

SOS-Racisme vit de la réaction spontanée d’un certain nombre de prolétaires, pas seulement immigrés, qui se dressent contre le racisme comme forme d’oppression particulièrement odieuse. SOS-Racisme a pour fonction de bloquer leur révolte à ce stade, de faire passer cette forme-là pour la matrice des autres, de couper le lien entre le racisme et ses causes, d’en faire une attitude et non le produit de la lutte des classes.

SOS-Racisme œuvre à un consensus. La droite et l’extrême droite souhaitent une France monoculturelle ou à dominante blanche, ouest-européenne. L’antiracisme aussi désire une France, mais une France ouverte à tous ceux qui y vivent. Contre le mythe (contredit par l’histoire comme par la réalité internationale du capitalisme) d’une nation fondée sur le sang, la couleur de la peau, le partage d’une culture prétendue étanche aux autres, il oppose la nation fondée sur le sol. Tous ceux qui habitent et travaillent en France sont « Français » et peuvent donc y être citoyens, électeurs … et soldats : H. Désir s’est clairement prononcé pour la Défense nationale. Comme la droite ouvertement chauvine, ou la gauche plus subtilement mais tout autant chauvine, SOS-Racisme contribue à une future Union sacrée, et, en attendant, cimente un « peuple français ».

Quelle unité donner à la société ? Voilà le débat. Mais c’est un débat interne au capital, car il s’agit toujours de la société française. SOS-Racisme représente une tendance moderne du capital qui ne l’emportera jamais totalement en France, contrairement aux Pays-Bas par exemple, sur les courants conservateurs.

Ce serait une utopie capitaliste de plus que d’unir sur un territoire tous ceux qui y ont déjà été réunis par le jeu des échanges : car ce serait faire fi des racines, des exigences d’appartenance-exclusion, des « facteurs de race et de

La garde Beur
Vigiles musclés, bergers allemands, l’ancienne direction avait tout essayé : à l’hypermarché Continent d’Amiens, la fauche représentait 2 % du chiffre d’affaires. On accusait notamment les jeunes Beurs de la cité HLM voisine, et la clientèle fuyait. Un nouveau directeur, Jean Raymond Semaesse, a pris le problème à l’envers : il a engagé les Beurs pour surveiller son magasin. Il a aussi sponsorisé une équipe de foot. Résultat : la fauche a diminué de moitié. Personne ne s’en plaint, sauf peut-être la police locale, qui voit la délinquance émigrer maintenant vers le centre-ville.

nation », des traditions politiques. Ce serait faire comme si le capital s’autoproduisait sans matériel historique ou humain. Mais le capital est un rapport, un mouvement, il suppose quelque chose et quelqu’un à relier, à réunir, à faire bouger. L’évolution a fait que l’unité nationale s’est presque partout opérée au profit d’une partie de la population, d’une ethnie, d’une région, d’une culture et d’un mode de vie particuliers. Pour effacer les privilèges attachés à ces spécificités, il faudrait un capital tellement fort qu’il uniformise tout et éradique toute autre culture que la sienne, créant un monde capitaliste intégral, « pur » de tout vestige du passé, ce qui n’est ni possible, ni même dans son intérêt.

Non seulement la société marchande ne nivelle pas tout, mais elle ajoute de nouvelles catégories aux anciennes. L’identité juive peut bien être mythique dans la mesure où il n’a jamais existé un destin commun à tous les « Juifs » ni une culture qui leur serait propre et imperméable aux autres (LB, n° 2). Mais un mouvement de gens qui se veulent « Juifs » fait surgir ou resurgir une communauté « juive ». De même l’identité « beur » est dépourvue de substance, mais elle existe si on s’organise pour la revendiquer, car ainsi on la crée. L’un des pires effets du racisme, dans la phase actuelle, aura été d’engendrer une identité de plus. Les jeunes Maghrébins vivant en France, la fameuse « 2e génération », avaient cette chance inestimable d’être au-delà de l’identifiable, de l’assimilable, de l’étiquetable. Ils étaient hors catégorie. Le reflux prolétarien aura eu entre autres conséquences désastreuses de mettre dans un ghetto ceux qui pouvaient faire le pont et briser les barrières. Voilà un être qui n’était heureusement ni Français ni Algérien : il faut encore une catégorie pour celui qui se trouve entre les deux !

Il n’est donc pas question de dénoncer SOS-Racisme en lui demandant
d’aller plus loin : « Etre antiraciste c’est bien, mais seule la révolution éliminera le racisme … » SOS-Racisme se reconnaît certainement dans l’affiche de lancement de Baraka, mettant ensemble un blond, un Asiatique, un Antillais, un Arabe … avec pour légende : « Allons enfants de la patrie. » Le Pen et Harlem Désir ont en commun d’à voir une patrie : le désaccord porte sur qui on y inclut.

Deux tendances capitalistes s’opposent sur l’unité nationale et le consensus nécessaire à l’Etat. La première, dont le nazisme est une caricature, suppose que l’on se fixe : racines, naissance, territoire en exclusivité. Elle est inadaptée à la transmigration et à la transnationalité (qui n’abolit pas les nations bien sûr) du capital.

La seconde tendance (accomplie aux E-U) reconnaît qu’il faut un cadre mais y admet tous ceux qui, sur cet espace, contribuent à le faire vivre, tout en reconnaissant ses lois, donc son Etat, même s’ils ont une naissance étrangère et des coutumes différentes de la majorité des natifs du pays. Aux E-U, d’ailleurs, la notion de majorité ethnique n’a pas de sens : les WASP sont minoritaires, ce qui ne les empêche pas d’être le groupe ethnique dominant. Leurs valeurs incarnent le modèle (sinon le rêve) américain, mais coexistent avec d’autres.

Cette seconde voie rejette le racisme et la xénophobie comme politique permanente, et la réserve aux grands moments exceptionnels de crise ou de guerre. Le démocrate ne refuse pas « La France », il veut que quiconque y vit puisse en faire partie. Il faut de tout pour faire la France, dit-il, mais il y a quand même une « France » distincte de « l’Allemagne », de « l’URSS » …

Si elle n’arrive pas à intégrer les immigrés de la seconde génération, la ligne démocratique est au moins capable de les associer à la vie nationale, car elle tient compte de ce qu’on occupe plus aujourd’hui une fonction qu’un lieu. Elle renouvelle l’idée de patrie en reconnaissant les conséquences du déracinement opéré par le capital

Liverpool

Où est le ligne de partage (et le lien) entre le cœur capitaliste et les phénomènes secondaires, le salariat et ses formes adaptables ou supprimables, le capitalisme et les résidus précapitalistes même réintroduits et renouvelés ? Où sont le central et l’accessoire ? On a commencé à y répondre ici pour le racisme (et pour les prisons dans un autre article de ce numéro). La France se rapproche des E-U, mais contradictoirement, comme le montrent à la fois Le Pen et Harlem Désir. Les E-U indiquent une voie (pas la seule) : non l’uniformisation, mais l’absorption conflictuelle des différences et leur reproduction (c’est-à-dire leur maintien, mais comme entités capitalistes). Les E-U ne sont pas l’addition du Danemark et de la Turquie, de la permissivité et du pétainisme, mais une seule société qui développe les deux et accentue le moderne comme l’archaïque ; l’un ayant besoin de l’autre. Le moderne suppose l’archaïque comme réserve de force de travail, de vitalité, de culture, et l’archaïsme suppose la modernité comme repoussoir, justification ultime, motif d’exister.

Certaines formes d’existence collective peuvent apporter leur énergie à une révolution communiste, à la condition de s’ouvrir en même temps. Mais d’autres formes de regroupement doivent rapidement être dépassées, irrémédiablement, faute de quoi on resterait dans la séparation, comme la division du travail entre les sexes (mineurs masculins au piquet de grève, tandis que leurs femmes cuisinent pour eux). Quant aux différences entre générations, entre ethnies, entre cultures, la révolution sera leur dépassement. Ce processus ne se fera pas par humanisme, parce qu’ « il le faut », pour faire vivre une certaine idée de l’homme : mais parce qu’il sera nécessaire pour agir. Un mouvement communiste transcende les séparations et mêle ses participants tout en entrecroisant les réseaux de relations et de solidarités où ils ont initialement agi.

Une communauté de lutte ne peut se former et s’interpénétrer avec d’autres qu’en partant d’un terrain particulier qu’elle relie d’emblée aux autres prolétaires où qu’ils se trouvent. Aucun mouvement ne naît contre la totalité : on se révolte contre tout, mais on part de quelque chose. Et on n’emporte pas tout sur son passage : il y a des revendications. De tout temps, il a existé des grèves où les grévistes n’ont pas explicité leurs exigences, souvent parce qu’ils ont voulu quelque chose de global et de mal formulable : quand ils l’ont formulé, ou laissé dire par d’autres, ça a été une perte de cette globalité.

Revendiquer n’équivaut pas forcément à réclamer des réformes. Certaines revendications contiennent une exigence dépassant le réformisme. Dans les prisons, par exemple, après la suppression officielle des QHS, apparaît le Quartier d’Isolement, dont l’abolition céderait la place à une autre variante d’isolement. Le réformisme est une impasse, mais une impasse infinie dont on ne voit jamais le bout. Au contraire, demander la levée des sanctions (mitard, suppression de divers droits) prises après les émeutes de 1985 était un objectif clair, non manipulable par les pouvoirs. Il y a une différence entre ce qui est purement légal, c’est-à-dire ce qui reste sur le terrain adverse, et ce qui est matériel, contrôlable par ceux qui mènent une action.

La différence n’est pas un mur infranchissable. La limite entre un changement illusoire mais doué d’un effet pratique, et une mesure immédiate, vérifiable, mais qui pourrait aussi nourrir des illusions, cette limite est floue. La démarcation passe aussi entre ce qui peut rester collectif, et ce qui devient obligatoirement affaire privée isolant ceux qui viennent d’agir ensemble, ou ce qui devient gérable par un appareil.

En pratique, aucune recette ne fait d’avance le tri entre telle ou telle exigence : est positif ce qui réunit, qui reste maîtrisable, et qui contient le besoin d’autre chose que cette société (par exemple l’unité réelle des prolétaires de tous les pays : aucun internationalisme n’est récupérable par le capital). Est négatif ce qui divise, ou qui entretient l’unité pour l’unité, ce qui renvoie le changement à une sphère (juridique, économique, politique) où les prolétaires n’ont aucun poids. Car c’est ainsi qu’on les fait changer de terrain, qu’on leur fait quitter le seul où ils sont forts.

Il y a des revendications qui soudent parfaitement une communauté de lutte en la coupant du reste du prolétariat. Et d’autres qui sont d’entrée de jeu universalisantes. Dans les formes d’action aussi, dès qu’un mouvement est profond, les prolétaires inventent spontanément des actes sortant du cadre légaliste et institutionnel sans s’engager pour autant dans une violence prématurée. En 1970, lors de la grève sauvage très antisyndicale des postiers américains, souvent seul le courrier commercial n’était pas traité. Un acte simple de ce style ne suffit pas à rendre leur grève « radicale », mais il va déjà vers une rupture du cours normal du travail. Tout dépend de comment et sur quoi se forme une communauté de lutte, en quoi elle « se positionne » par rapport au travail et à tout ce qui l’organise : les « positions » théoriques exprimées ultérieurement dépendent en bonne partie de cet axe initial.

L’unification des prolétaires ne se fait pas dans un saut du « rien » au « tout », mais dans un effort pour arracher la revendication au réformisme afin de revendiquer autre chose autrement. L’union prolétarienne, même fragile, se réalise d’emblée au plus haut niveau : par des revendications, voire des aspirations (c’est-à-dire des tendances qui ne formulent pas de réclamations), articulées autour d’un refus de tous les modes de gestion. Un mouvement prolétarien n’est pas obligatoirement synonyme de violence physique ou armée, du moins au début, mais il est forcément critique de la politique.

On a vu comment le piège identitaire le plus trompeur était en définitive celui de l’identité par le travail. La communauté ouvrière n’a pas eu son heure de gloire parce qu’elle aurait comblé un besoin humain de grégarisme. C’est la défense permanente contre le capital qui l’a constituée. La revendication d’une augmentation de salaire a toujours été aussi le moyen de faire entendre une revendication d’être. Quand on peut difficilement agir sur le reste, le salaire est

le véhicule de l’exigence d’autre chose, quoique cette exigence autre soit irréalisable. On demande donc plus d’argent comme signe qu’on « est » plus, qu’on vaut plus que ce à quoi on est condamné. Or c’est cette équivalence entre valeur humaine et signes monétaires qui est le condensé de l’ enfermement salarial. Le plus dégradé voisine avec le plus humain. La revendication salariale contient plus que son équivalent monétaire, mais ce « plus » s’y emprisonne et, tant qu’il en reste là, alimente un marchandage.

« Considérons le salaire dans ce qu’il a de plus abject, à savoir que mon activité se transforme en marchandise et que je deviens moi-même, dans tout mon être, un objet vénal. » (Marx, Salaire, 1847.)

Comme nous le rappelions, les OS réclamaient aussi dans les années 70 un reclassement qu’ils savaient fallacieux, parce qu’il les maintenait dans la catégorie inférieure, mais avec plus d’argent. Faute de mieux, on se rabat sur l’équivalent général qui sanctionne un statut supposé meilleur.

Par le biais d’un salaire supérieur, on demande à être reconnu. Quand l’exigence d’être se manifeste par l’exigence d’avoir et d’avoir plus, cet être-là ne peut rassembler que la catégorie, le métier, l’entreprise, la branche, au mieux « les travailleurs », non les prolétaires dans ce qu’ils ont d’universel.

La communauté ouvrière dont on a vu la grandeur et la chute en Angleterre, ne se serait pas formée sans l’humain qui y est présent et s’y enferme, mais qui peut aussi sortir du cloisonnement. L’être-ensemble ouvrier a toujours intégré les catégories sociales non ouvrières. Ainsi, dans la grève des mineurs américains de 1977-1978, les gérants des magasins et les directeurs de banque locaux des Etats charbonniers accordaient aux grévistes un crédit quasi illimité. Ils avaient besoin du tissu industriel défendu par les ouvriers. La communauté ouvrière était forte d’une force qui ne pouvait que la faire subsister, au mieux, comme salariat éternel, et non lui permettre de se détruire comme salariée. Elle réunissait autour d’elle d’autres couches, sans aller au-delà de la question ouvrière : on s’unissait autour de l’ouvrier sans aucune atteinte à la division du travail dont profitent évidemment les magasins et les banques.

Si notre temps paraît ouvrir à moyen ou à long terme des perspectives communistes, c’est justement parce que la mutation actuelle, par ses à-coups et ses contradictions, pose la question centrale du travail. Elle peut conduire les prolétaires à en faire la critique et à faire sauter les communautés tronquées et mutilantes en dégageant leurs potentialités humaines. Nous avons longuement (peut-être trop longuement pour que la ligne générale apparaisse clairement) exposé dans le n ° 3 de LB pourquoi le travail et donc « les travailleurs » sont au centre de la vision révolutionnaire : puisque la critique du travail est centrale, ceux qui sont le mieux à même de l’entamer sont au centre d’une révolution future.

Des innombrables formes d’identité où se perd chaque jour la communauté humaine, c’est encore la communauté ouvrière où la perte est sans doute la plus lourde, parce que le travail, à la différence de la religion, de la politique, de la mode, de la consommation, etc., est ce qui s’approche le plus de l’activité humaine. Bien sûr, entre une journée à l’usine ou dans un pool de dactylos, et une journée de cinéphile ou de pêcheur à la ligne, beaucoup choisiront la seconde option. Mais la réunion dans l’atelier ou le bureau, justement parce qu’elle pose les problèmes cruciaux de notre société, à commencer par l’absurdité du travail, dans sa forme comme dans les produits qui en sortent, cette réunion forcée d’êtres prolétarisés introduit au cœur du problème et de sa solution, ce que ne font pas, ou de plus loin, d’autres formes d’existence collective.

Nous ne nous sommes pas privés de citer les phrases de travailleurs faisant l’éloge du travail qui les écrase, mais ce constat n’a d’intérêt que si l’on voit ce que recèle le travail dont ces ouvriers font un éloge aussi borné. Au-delà de ces bornes commence un activité qu’ils ignorent (du moins, ces ouvriers-là), mais qui n’en a pas moins un lien avec leur travail : ce travail réalise partiellement quelque chose d’humain. Si la collectivité de travail brime une universalité, c’est que cette universalité peut exister, contre le travail, entre autres grâce à la rencontre avec un autre monde que le monde du travail. En faisant d’ores et déjà bouger les barrières entre le travail et le reste, le capital aide le prolétaire à ne plus se concevoir lui-même en travailleur séparé d’un consommateur, d’un parent, d’un voyageur, d’un … Il ébranle ainsi les verrous communautaires.

Dans un premier temps, que nous traversons, le capitalisme force les communautés à se resserrer, à se fermer davantage, à accentuer leur exclusivisme, leur ligne politique la plus réactionnaire. Dans un deuxième temps, l’évolution pourra faire sauter des verrous trop étroits pour ce qu’ils emprisonnent.

En théorie comme en pratique, il y a confusion en raison de la parenté étroite entre identité et communauté. Ce n’est pas un hasard si l’on passe aisément de l’une à l’autre, si les trajectoires se croisent. L’identité repose sur le même, et la communauté sur ce qui relie. Elles sont aussi voisines et opposées que l’identique peut se confondre avec le semblable.

L’identité ne cherche qu’un être collectif, une ressemblance, un miroir. La communauté, puisqu’elle cherche ce qui est commun et partagé est, elle, potentiellement universelle, elle ne s’arrête qu’à la limite de l’espèce humaine : pour elle tout être humait; peut devenir son semblable. Mais une communauté peut limiter ses semblables en en dissociant tous les autres, et constituer un collectif refermé, alors que l’universel est fait de collectifs intermêlés.

Cette distinction conceptuelle n’est pas psychologique : elle se vit dans des rapports sociaux et des pratiques historiques. Les quelques exemples passés en revue dans ce texte montrent comment la communauté se résorbe en identité. Ainsi la section syndicale d’entreprise fut obtenue aux E-U en 1941 à la suite d’une grève dans une usine d’aviation où un Noir avait été affecté à un poste trop qualifié aux yeux des salariés blancs. Une communauté se constitue alors par existence collective contre d’autres. Inversement, l’identité peut éclater dans la communauté d’une révolte nourrie des solidarités antérieures qui ne cherchent plus à vivre de leur être collectif propre, mais à vivre avec d’autres, en symbiose avec d’autres. En ce cas, ce qui est déterminant, ce n’est pas qu’un groupe s’ajoute à un autre, puis qu’un troisième les rejoigne, puis un quatrième … mais la relation entre eux, leur transformation. Dans une communauté humaine, aucun groupe n’a plus la propriété de ce qu’il est, des traits distinctifs qui le constituent. Or c’est précisément là la rupture avec l’identité où l’on recherche à posséder, à se donner une exclusivité, à s’approprier privativement. La fin de l’identité suppose celle de la propriété individuelle comme de la propriété collective : la fin de toute propriété.

Les émeutes anglaises de 1981 furent surtout le fait de bandes locales de jeunes, réunies dans la rue contre la police et contre les symboles de la société marchande. Ces groupes devaient beaucoup à des relations de voisinage, voire à des relations de gang, mais là les rivalités de territoire entre gangs s’effaçaient. La plupart de ces groupes étaient composés de jeunes Noirs, qui ont été majoritairement à l’origine des pillages et des bagarres, quoique la proportion de Blancs parmi les personnes arrêtées soit élevée (ce pourcentage prouverait plutôt la moindre expérience des jeunes Blancs face à la police). Ces bandes informelles agrégeaient ensuite autour d’elles des adultes blancs et noirs.

Contrairement à la collectivité des mines, les Jamaïcains déracinés et confrontés à l’univers marchand et salarial d’une métropole capitaliste ont été conduits à se tourner vers autre chose que leurs liens ethniques (le rastafarisme en particulier). Ils ont dû affronter leur problème (exclusion du travail, de la société, de la politique, de l’école, de la culture, de la consommation « haut de gamme » ou même « gamme moyenne») à l’aide de liens communautaires, mais aussi en en sortant (action commune avec d’autres prolétarisés). Ici au moins, le contact entre tradition et modernité a produit un dépassement et une tendance communiste. Mais un tel surgissement, aussi important soit-il, n’a pas été assez fort, assez durable pour ébranler les frontières communautaires au point d’influer sur les vieilles microsociétés. Les jeunes Noirs ont agi en commun avec des chômeurs ou précarisés blancs en 1981, mais leur élan avait épuisé sa dynamique en 1984 : il n’a eu aucun effet dynamisant sur une communauté minière repliée sur elle-même.

Dans les émeutes de septembre-octobre 1985, par contre, il semble
qu’on n’ait guère dépassé le stade du communautarisme : une collectivité défavorisée et harcelée par la police se défend. A Handsworth, près de Birmingham, des magasins appartenant surtout à des Indiens ont été pillés et incendiés. Un mouvement social vaste (géographiquement) et profond (dans son refus) comme celui de l’été 1981 allait au-delà des barrières ethniques. Les réactions plus limitées comme celles de 1985 quittent moins facilement les frontières communautaires. Le risque est que des communautés en voie d’autopénétration et d’influence réciproque se replient sur une identité. Déjà on voit poindre ou resurgir un clivage Blanc / Noir / Indien. A Tottenham, au contraire, des jeunes Blancs ont pris part à la lutte contre la police dans le grand ensemble où, pendant trois heures, la bagarre a fait rage et a d’ailleurs été circonscrite (l’Etat a préféré encercler et isoler le danger plutôt que de l’écraser immédiatement dans la force). L’unité ne se gagnera jamais durablement par de simples actes défensifs, qu’ils aient lieu dans une usine ou dans une cité.

Pour donner un exemple positif de ce que nous avons en tête quand nous parlons de révolution, citons un extrait d’une brochure traduite de l’anglais et consacrée aux événements de 1981, mais surtout en fait à l’ensemble de la situation sociale en Angleterre. Ce passage illustre à la fois la place « centrale » des ouvriers et l’éclatement réciproque de diverses formes de communautés. Accessoirement, il montre en quoi les émeutes anglaises de 1981 sont bien un moment capital pour le mouvement communiste.

« Ce qui s’est passé à Liverpool, durant les premières heures du lundi 4 juillet, est sans doute la plus grande occasion manquée de toute l’histoire de la Grande-Bretagne industrialisée. Il était clair que la police perdait la bataille. Les émeutiers se dirigeaient vers les principales artères de Liverpool : Limestreet, Pierhead, le Tunnel de Mersey, fréquentées par des milliers et des milliers de travailleurs. Si les flics terrorisés n’avaient pas lancé des gaz CS, à l’aube les émeutiers auraient sans doute établi un premier contact avec les travailleurs de la première équipe. Il existe une camaraderie entre chômeurs et travailleurs bien plus grande à Liverpool que dans n’importe quelle autre ville anglaise, et l’apport supplémentaire et explosif d’un réveil de la classe ouvrière aurait rendu le mouvement quasi irrésistible. Etre ensuite allé piller, même bras-dessus bras-dessous, le Centre commercial du Vieux Marché Saint John, aurait été un simple passe-temps. Avec la police visiblement battue et désarmée, toute la ville aurait été entre leurs mains. Un soviet local unique dans l’histoire des soviets aurait bien pu voir le jour. Cette assemblée unique aurait certainement abordé des questions telles que la dissolution de la famille, le droit des gamins et des tout petits enfants à l’autodétermination, le refus et l’inutilité du travail salarié, – toutes conclusions qui furent à peine ébauchées dans l’expérience antérieure des soviets. Si l’on considère l’effet dynamique de l’émeute de Liverpool sur toute l’Angleterre, cet exemple aurait facilement pu être suivi ailleurs. Le jour où ça (ou quelque chose de similaire) arrivera, la révolte deviendra révolution. » (Like a Summer With a Thousand ]uly’s, supplément à Subversion, n° 5, 1985*.)

Il est possible que les rédacteurs de la brochure exagèrent les événements du lundi 4 juillet 1981, mais le processus décrit est celui d’une révolution. D’autre part, le texte fait passer pour les décisions d’un soviet ce qui serait avant tout le produit d’une chaîne d’effets et de causes pratiques. Mais il montre en quoi une émeute « pillarde » pourrait changer de nature par sa rencontre positive avec un « monde du travail » qui serait alors lui aussi bouleversé. C’est là la dynamique essentielle, au-delà des limites pillage / grève / insurrection / changement du quotidien / …


* BP 221, 44604 Saint-Nazaire Cedex. Pour tout contact en Angleterre : BM Blob, London WC 1N3XX.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *