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La mystification de l’antiracisme démocratique

Article paru dans Le Prolétaire, n° 157, 24 septembre-7 octobre 1973


Pendant que l’oppression policière, le chantage à l’expulsion, les assassinats d’immigrés commis en toute impunité continuent à susciter la réaction ferme, mais tragiquement isolée des travailleurs étrangers (grèves de la région parisienne le 14 septembre, après les grèves de trois jours lancées dans le Midi), le P.C., la C.G.T. et les autres opportunistes s’activent aussi à leur manière.

La C.G.T. dénonce ces grèves comme risquant d’aggraver un isolement auquel elle contribue par toute sa politique ; la C.F.D.T. toujours jésuite « se déclare solidaire dans la mesure où les formes d’action se limitent à des arrêts de travailleurs et des assemblées générales sur les lieux de travail », révélant ainsi le sens conservateur de son culte du « lieu de travail » et des « actions dans le cadre de l’entreprise ». Une délégation du P.C.F. a rendu visite au ministre du travail, et constaté que le ministre « a reconnu le sérieux des problèmes posés par la délégation » (L’Humanité du 13-9-73) et qu’il « a paru sensible à l’insistance avec laquelle la délégation lui a montré la nécessité et l’urgence d’un statut des travailleurs immigrés, ainsi que des propositions avancées pour l’amélioration du sort de ces travailleurs, le respect de leur dignité et la lutte indispensable contre le racisme ». Entre partisans d’un contrôle de l’immigration par l’Etat du capital dans le respect de l’« intérêt national », on ne peut que se comprendre… Quant à la « lutte indispensable contre le racisme », un large chœur de bien-pensants unit, de Pompidou aux sociaux-démocrates de tout poil, tous ceux qui veulent bien mener contre les « préjugés », une « lutte d’idées »… à condition qu’elle ne lèse pas les intérêts tricolores et ne touche pas aux rapports de classe.

Les groupes « gauchistes » qui se réclament du marxisme donnent aussi dans la mystification de l’anti-racisme démocratique. Ainsi, en dénonçant dans son numéro du 4 septembre l’ « imbécillité » du racisme, en affirmant que « les racistes ne sont qu’une infime minorité et doivent se sentir isolés », Lutte Ouvrière donne à fond dans la vision bourgeoise qui transforme tous les phénomènes inhérents au capitalisme (comme la concurrence entre les ouvriers en général, et ce produit matériel de l’impérialisme qu’est l’opposition de l’aristocratie ouvrière à un prolétariat immigré surexploité) en « états d’âme » (la « mentalité colonialiste », l’ « attitude raciste »), et qui prétend ensuite que ce sont ces idées qui déterminent l’alignement des forces sociales. Les remèdes sont dignes de l’analyse du mal : contre « ceux qui tiennent ouvertement des propos racistes, et à plus forte raison qui se livrent à des gestes hostiles vis-à-vis des travailleurs immigrés », on propose « la mise au ban de l’opinion des travailleurs, voire s’il le faut l’anéantissement » (la vantardise sur la violence des moyens ne rachetant nullement la niaiserie démocratique des fins…) ; le « Pacte d’action anti-raciste » signé par une quinzaine d’organisations d’extrême-gauche, précise : « Dans les localités, les quartiers populaires, les commerçants racistes, les fonctionnaires racistes, les patrons et les élus racistes doivent être dénoncés publiquement et boycottés », et Lutte Ouvrière commente (n° du 11 septembre) :

« La tâche de l’heure, c’est de dénoncer et d’isoler les racistes partout où ils se trouvent et de les contraindre au silence. Il faut en outre organiser le boycott des individus racistes et des établissements où les propos xénophobes sont monnaie courante ».

Autant proposer le boycott et la mise en quarantaine de tous les individus influencés par l’idéologie bourgeoise !

Ces lubies d’ « éclaireurs de consciences » ne sont pas inoffensives politiquement. De façon conséquente, puisque toute sa perspective élude la nécessité de l’affrontement avec l’Etat, L.O. demande dans le même article, que soient séparées la lutte pour « mettre les racistes au ban de la société » (sic !), et la lutte contre la circulaire Fontanet, qu’elle envisage ainsi :

« Il est possible dès maintenant de mettre sur pied des collectifs d’avocats chargés de ces problèmes [la régularisation de la situation administrative des immigrés], de lancer auprès de petits commerçants et d’artisans de gauche, une grande campagne pour collecter des certificats de travail de complaisance qui pourraient être utiles dans de nombreux cas. Et pourquoi des militants syndicaux, des avocats, des personnalités locales ne prendraient-ils pas partout en main la défense des travailleurs immigrés ? (…) De telles initiatives soutenues et popularisées à l’échelle nationale par des intellectuels connus, des écrivains, des artistes, des militants politiques, non seulement auraient de bonnes chances, à court terme, d’enrayer la machine administrative, mais auraient aussi l’avantage d’annoncer clairement au gouvernement qu’une partie non négligeable de l’opinion est prête à tout faire pour bafouer sa circulaire scélérate ».

Cette conception qui remplace la lutte des ouvriers de toutes origines nationales contre des mesures qui visent à affaiblir le prolétariat tout entier, par une croisade d’idées visant à convertir les individus de toute classe, et par des mesures d’assistance dans l’esprit traditionnel de la philanthropie bourgeoise, aboutit à dissoudre la force de classe même embryonnaire qui se constitue à travers ces luttes dans un front de tous les bien-pensants obligatoirement soumis à la direction bourgeoise.

L’antiracisme démocratique ne manque pas de se référer à la soi-disant « croisade contre le fascisme » de la seconde guerre mondiale : « Le racisme doit se combattre tout comme son frère jumeau le fascisme… ». Si seule la sottise démocratique petite-bourgeoise peut voir des « frères jumeaux » dans un produit matériel et idéologique de l’impérialisme servant à diviser la classe ouvrière d’une part, un mode de domination de la bourgeoisie lié à certaines circonstances historiques de l’autre, l’antiracisme et l’antifascisme naissent bien, eux, de la même souche : la défense abstraite, au mépris des rapports de classe, de « droits de l’homme » qui seraient également violés par le racisme et le fascisme. L’histoire prouve, au contraire, que démocratie bourgeoise et impérialisme engendrant le racisme, ont marché de pair : le racisme n’est pas lié à une forme de la domination bourgeoise, mais à la domination bourgeoise elle-même, de même qu’exploitation et répression du prolétariat ne sont pas le propre du fascisme, mais de la dictature bourgeoise, que les communistes combattent également, qu’elle soit démocratique ou fasciste. Les démocrates antifascistes et antiracistes, même parés de références « marxistes », ne font que pousser le prolétariat à renoncer à sa ligne politique propre en le soudant à sa bourgeoisie dans la « défense des acquis ». Logiquement aussi, cette solidarité de fond dans le démocratisme ramène les groupes gauchistes à la remorque de l’opportunisme : ainsi, L.O., après avoir dénoncé formellement la passivité de la C.G.T., fait appel, pour « isoler les racistes », aux « organisations ouvrières, qui ont les moyens de mener cette lutte et doivent la mener ».

Ajoutons qu’il n’y a pas non plus de rupture réelle possible avec l’opportunisme lorsque, comme les prochinois staliniens de Front Rouge, on dément ses propres mots d’ordre anti-chauvins et anti-révisionnistes dans la lutte contre la circulaire Fontanet en se réclamant de la tradition nationaliste de solidarité avec la bourgeoisie représentée par la Résistance.

Toute cette ligne politique démocratique et frontiste, où qu’elle se retrouve, a pour effet réel de freiner la constitution du prolétariat en classe et d’entraver même ses luttes immédiates en les poussant dans les filets du libéralisme bourgeois : comme tout opportunisme, en sacrifiant la claire vision de classe à l’espoir d’un résultat immédiat d’ailleurs illusoire, elle retarde d’autant la libération de toutes les couches opprimées.

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