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Maxime Rodinson : La résurgence de l’Islam

Article de Maxime Rodinson publié dans Le Monde des 6, 7 et 8 décembre 1978


I. – Où Dieu n’est pas mort

Un renouveau de l’intégrisme musulman ? Telle est l’interprétation que suggèrent à beaucoup d’observateurs une série d’événements et d’incidents récents : les accusations contre l’ancien premier ministre du Pakistan, M. Bhutto, l’application des lois coraniques avec quelques excès spectaculaires, en Libye et en Arabie Saoudite, le rôle dirigeant joué par les ayatollah chiites dans le vaste mouvement contestataire en Iran, la vigueur de la réaction antikémaliste en Turquie, des troubles anti-coptes en Égypte, l’affaire Maschino en Algérie… J’en passe.

Renouveau de l’intégrisme ? « Il n’avait pas cessé de régner » soupire une de ces évadées du monde musulman, une « musulmane sociologique » exilée qui n’a pas supporté la pesanteur de la contrainte sociale en faveur de l’observance religieuse et surtout de la conformité aux mœurs traditionnelles dans son pays. Beaucoup sont dans son cas. Cela ne paraît-il pas conforter la solide réputation de fanatisme inhérent que traîne l’Islam depuis le XIXe siècle aux yeux des Européens ? Au XVIIe et au XVIIIe siècle, on parlait surtout de sa tolérance. Auparavant, si l’ennemi idéologique et politique était détesté, on admirait plutôt la piété de ses adhérents. Des prédicateurs s’en servaient pour faire honte aux chrétiens de leur tiédeur.

Les faits relevés sont là, bien réels. Se rattachent-ils à une vague conjoncturelle, temporaire ou durable ? Seraient-ils liés au contraire à l’essence de l’Islam et, par conséquent, appelés à se renouveler indéfiniment ? Ou bien, au contraire, cette vague ne serait-elle qu’apparente ? Comme le suggèrent apologètes et idéologues du tiers-mondisme, n’y aurait-il pas là seulement une campagne insidieuse montée par l’ « impérialisme », être insaisissable, mais omniprésent, pour déconsidérer une fraction de pointe du monde sous-développé ? Il faut essayer de répondre à ces questions. Je centrerai ici mon argumentation et mes exemples sur le domaine central de l’Islam : pays arabes, Turquie et Iran.

Les faits dont il s’agit sont différents. Mais il est bien vrai qu’ils se rattachent à des tendances communes et à des facteurs communs.

Ce qui les rapproche pour les Européens, c’est l’appel commun à la tradition religieuse, là où, selon leurs conceptions, elles n’ont rien à faire. C’est ce qui suggère à beaucoup l’étiquette d’intégrisme empruntée à l’histoire récente du catholicisme. Elle est relativement juste s’il s’agit, comme chez les intégristes catholiques, de l’aspiration à résoudre au moyen de la religion tous les problèmes sociaux et politiques et, simultanément, de restaurer l’intégralité de la croyance aux dogmes et aux rites.

Cet appel est plausible dans la « Demeure de l’Islam » (dâr al-Islâm) parce que les sociétés musulmanes sont restées, dans leurs profondeurs sociales, des sociétés du type qualifié bien trop sommairement (mais ce n’est pas ici la place d’une analyse plus fine) de traditionnel. Cela signifie, entre autres, que la Loi religieuse reste la référence suprême aux yeux des masses populaires, même si, en pratique, on la néglige ou on la tourne. Les conduites qui ont une autre origine sont, elles-mêmes, sacralisées en les rattachant secondairement, artificiellement, à cette Loi. Le poids de la contrainte sociale qui impose la conformité et sanctionne les déviants est resté fort lourd.

Dès le départ, il y a eu une certaine divergence avec les sociétés traditionnelles chrétiennes. Le christianisme, au début petite secte isolée au sein d’un vaste et puissant empire, a progressivement réussi à devenir dans cet empire une force qu’il fallait prendre en considération, puis à se faire adopter par lui comme idéologie d’État. Mais il a dû toujours coexister avec l’État, avec des structures juridiques, sociales, culturelles qui, nul n’en doutait, venaient d’ailleurs.

En regard, l’Islam n’a jamais cessé d’être, en un sens, « intégriste ». Né dans une société où chaque groupement élémentaire, chaque tribu avait des fonctions politiques, formait un micro-État, il a fallu, à l’origine même, que la communauté des fidèles, pour subsister, puis pour s’étendre, assume, elle aussi, de telles fonctions. Dieu lui-même, dans le Coran, lui donna quelques normes d’organisation sociale à défaut d’un code quelque peu complet.

Ces normes se complétèrent par de multiples traditions d’origines très variées, empruntées aux divers nations et peuples que les musulmans conquirent. Mais toutes furent sacralisées par rattachement, médiat ou immédiat, à la Parole de Dieu, en vertu du principe originel que la Loi de l’Islam avait vocation à structurer l’intégralité du champ social. On n’a pour ainsi dire jamais attribué à Jésus un droit d’auteur ou même une simple caution pour les règles du droit romain ou les lois germaniques, les normes de la vendetta écossaise ou corse, la pensée économique ou philosophique d’Aristote. On a au contraire attribué des responsabilités de ce genre au Prophète d’Allah, par la grâce de l’immense corpus du hadith, de la Tradition, plus ou moins codifié au troisième siècle de l’hégire (neuvième siècle de J.-C).

La référence primordiale

L’évolution n’a fait qu’accentuer cette divergence structurelle de départ. Certes, quelle que fût l’extension de son domaine, la religion est restée longtemps la référence idéologique primordiale, objet d’une fidélité massive, aussi bien dans la chrétienté que dans le monde musulman. Cette fidélité a bien subi une érosion profonde dès le Moyen Âge, dans les deux cas, par le fait de la multiplicité des schismes et des tendances corrélatives à contester les cadres religieux, les hommes de religion liés au pouvoir, en allant parfois jusqu’à franchir les limites de la religion hégémonique. Seulement, cette évolution, qui s’est continuée et accentuée en pays chrétien, a été stoppée en Islam au onzième siècle par la vigoureuse réaction sunnite, dont le succès a été favorisé par l’évolution interne des sociétés islamiques comme par les mutations de leur situation vis-à-vis de l’extérieur.

La fidélité est donc restée massive. Le monopole tranquille de la vérité ne favorise pas le doute. Depuis longtemps, dans le monde sunnite, les quelques schismes subsistants et tolérés sont devenus, comme les autres religions monothéistes, des communautés fermées sans volonté de prosélytisme, tolérables donc à l’état de minorités comme des sortes de castes étrangères établies. La chiitisation de l’Iran au dix-septième siècle stabilisait l’hérésie principale en lui donnant une base d’État, la dominance dans son domaine propre. Comme dans l’Europe de la même époque, le principe cujus regio, ejus religio assurait l’ordre.

Ainsi, l’Islam n’a pas connu depuis longtemps cette contestation des institutions « ecclésiales », des dogmes et des rites qui n’ont fait que s’accentuer et s’approfondir en Europe. Les masses n’ont pas été atteintes profondément, jusqu’à l’irréligion affirmée, par le désenchantement du monde que propageait l’industrialisation. Ici, on n’a pas vu Dieu mourir après l’agonie des anges et des démons, après l’incrédulité généralisée en face des miracles, y compris ceux, sans cesse renouvelés, du rituel ordinaire. Le moralisme piétiste, attribuant les malheurs des temps et les méfaits du pouvoir à l’incrédulité des dirigeants et au relâchement conséquent de leur vie privée, n’a pas cédé généralement devant cette incroyance généralisée ni devant une extension de l’idéologie de la liberté des mœurs atteignant les couches les plus profondes de la société.

Au contraire, la fidélité a toujours été confortée par une vieille hantise spécifique, la crainte constante d’un glissement massif vers une religion concurrente, présente à l’intérieur même des sociétés musulmanes et en même temps disposant d’un appui décisif à l’étranger. Les chrétiens, assurés d’un monopole idéologique dans leur univers (à l’exception de l’infime minorité juive, sans appui extérieur, qui risquait peu d’exercer une contagion spirituelle), ont rarement craint la conjonction de l’infidélité armée du dehors avec ses complices du dedans. Cette crainte, déjà présente en Islam au Moyen Âge, renforcée par les croisades et l’invasion mongole, n’a pu que se renforcer devant les agressions de plus en plus fortes des impérialismes européens au dix-neuvième et au vingtième siècle. Elle a atteint des paroxysmes que peuvent seulement rappeler la paranoïa catholique du dix-neuvième siècle devant la montée de l’irréligion, qu’on supposait inspirée par la coalition judéo-protestanto-maçonique, agent de Satan, et l’analogue hantise du monde communiste.

Comme ailleurs, la foi universaliste, les identifications nationales particulières de la communauté des croyants (en Algérie coloniale, comme en Pologne ou en Irlande), l’identification supra-nationale en tant que musulmans, se sont renforcées l’une l’autre avec des accentuations variées qui assuraient la permanence de la fidélité générale.

Une période d’occultation partielle

L’industrialisation, la modernisation limitée, ont eu pour effet de pousser des couches restreintes de la société au scepticisme, au libéralisme religieux, à la liberté des mœurs, sous l’égide théorique d’un Islam réinterprété dans ce sens, d’un vague déisme ou même de l’athéisme. Mais la conversion de ces couches à ces tendances occidentalisantes a renforcé chez des masses bien plus nombreuses l’attachement à l’islam dans sa version la plus rigidement traditionnelle. Les masses pauvres, à la limite de la famine ou d’une survie misérable, englobent, dans leur réprobation, dans leur répulsion, les privilèges de la fortune et du pouvoir, leurs attaches extérieures, leurs mœurs libertines, leur mépris des interdits musulmans, dont les plus visibles manifestations sont la consommation d’alcool, la familiarité des deux sexes, les jeux de hasard. Pour elles, comme l’exprimait si bien Robespierre, l’athéisme est aristocratique : et déjà ce subathéisme que décèle la moindre infidélité aux croyances et aux mœurs orthodoxes. Ce ne sont pas, comme ici autrefois, quelques curés attardés et quelques vieilles dévotes qui vilipendent les jupes courtes et les baisers à l’écran. Mais les foules en colère s’attaquent indistinctement aux boutiques de commerce de luxe, aux hôtels où se consomment les stupres et les ivrogneries des riches et des étrangers et (parfois) aux lieux de culte hérétiques ou non musulmans.

S’il y a apparence de recrudescence de l’intégrisme actuellement, c’est que nous sortons – provisoirement peut-être – d’une époque et d’une situation où la confirmation d’attitudes, sommairement décrite ci-dessus, s’était trouvée en partie occultée.

Pendant toute une période, qui débute au milieu du XIXe siècle, les élites du monde musulman ont été séduites par de nouvelles idéologies. D’abord, le nationalisme laïque tel qu’il s’était défini en Europe à la suite d’une longue évolution et qui répondait au mieux aux exigences idéologiques imposées par la situation de ces réglons. Plus tard, il se mâtina, plus ou moins, d’idéaux de type socialiste, et le socialisme, sous sa forme universaliste, émergea même en certains points.

Ces élites réussirent à canaliser les sentiments et les aspirations des masses derrière ces idéologies, à en faire le support de mouvements mobilisateurs. Il faut prendre garde cependant que ces masses réinterprétaient souvent à leur manière ces idées. Il se trouvait que la domination étrangère était celle des infidèles, que les exploiteurs étaient des infidèles ou des compatriotes à la solde des infidèles. On ne pouvait pas ne pas le remarquer dans ces couches sociales profondes où rien n’avait ébranlé la fidélité de l’Islam. Les dirigeants expérimentés et perspicaces ne pouvaient dédaigner d’ajouter cette motivation singulièrement efficace aux facteurs strictement nationaux et sociaux de mobilisation.

Pourtant, les masses, inondées de propagande, étaient peu à peu conditionnées à formuler les mots d’ordre sous les formes adoptées par les nouvelles vagues modernes. Des membres des couches populaires, et encore bien plus des classes moyennes, étaient d’ailleurs touchés réellement par ces idées. Là où des minorités religieuses existaient, dans l’Orient arabe, la lutte nationale et sociale était souvent menée en commun par les musulmans, les chrétiens et même (jusqu’à une époque assez récente) les juifs. En Turquie, un chef national prestigieux, qui ne cachait guère son irreligion foncière, pouvait entraîner de larges masses et se permettre des mesures d’un laïcisme militant. En Iran, certains éléments, en dehors même de l’élite, pouvaient être séduits par un nationalisme qui célébrait les gloires de l’Iran zoroastrien et assimilait l’islamisation à une rétrogradation culturelle et nationale provoquée par des conquérants arabes barbares (et de plus sunnites !). Au Maghreb, les émigrés prolétarisés en France subissaient en grand nombre l’influence d’un climat social liant l’esprit revendicatif à l’indifférentisme religieux (pour le moins).

Aucune de ces tendances n’est oubliée. Mais elles ont perdu une partie de ce potentiel d’exaltation enthousiaste que leur donnait la suprématie et reléguait la religion au rang d’adjuvant idéologique et de morale quotidienne qui tendait à déconsidérer les pratiques et les dogmes manifestant quelque désaccord avec les idéologies modernes et l’idéologie de la modernisation.


II. – La politique selon le Coran

Le nationalisme marxisant de type nassérien, identifiant l’ennemi primordial non à l’Étranger en soi ni à l’Infidèle, mais à l’ « impérialisme » n’a pu obtenir de grands succès. Son alliance avec le front supposé des opprimés du monde et des États dits socialistes ne lui a nullement permis d’avoir raison du défi israélien. Il a été déconsidéré par les pratiques de la nouvelle classe au pouvoir, guère plus séduisantes que celles de ses prédécesseurs. Il était en partie héritier du libéralisme jacobin occidentalisant. La mobilisation qu’il préconisait voulait rester laïque et pluri-confessionnelle. Mais déjà la lutte contre Israël avait rendu à peu près impossible d’y inclure des juifs. Les réactions dominantes des chrétiens du Liban s’ajoutent maintenant aux vieilles hantises issues des croisades et des liens historiques avec l’Europe impérialiste pour rendre tous les chrétiens arabes de plus en plus suspects. Les réalités de la nation indépendante sont moins exaltantes que les thèmes qui mobilisaient les masses pour la libération.

Nulle part, d’ailleurs, ce type de nationalisme n’a abouti à la suppression de la dépendance économique et du sous-développement. Les seuls succès qu’a pu obtenir la grande nation arabe au plan de la puissance et du prestige national ont été plutôt le fait des potentats pétroliers, conservateurs et musulmans des plus intégristes, lorsqu’ils ont monnayé la fourniture de leur pétrole dans des réunions de type technocratique, au moyen de marchandages de businessmen expérimentés, que la koufiyé, le agal et la abâya (1) permettaient pourtant de rattacher à la tradition bédouine. Quant à l’idéal proposé de la nation arabe unitaire, il est de plus en plus malaisé, devant le développement évident des nationalismes « régionaux » (égyptien, algérien, marocain, etc.), de maintenir que sa réalisation n’est entravée que par les « complots » de l’ « impérialisme » et d’Israël.

Un nationalisme musulman

En Turquie comme en Iran, il est devenu difficile de désigner un ennemi musulman à la détestation nationale, même si les trois nations du Proche-Orient se dénigrent volontiers mutuellement. L’idéologie anti-arabe d’une partie des élites nationalistes turques et iraniennes ne dispose pas d’un levier suffisamment puissant, comme un conflit autour de terres irrédentes, pour susciter la mobilisation sérieuse de masses insensibles à la gloire préislamique des Turcs célestes de l’Orkhon, des Cyrus et des Chosroès. Là encore, les ennemis présents à l’esprit sont des non-musulmans : les Russes athées, oppresseurs des musulmans turcs et iraniens d’Asie centrale et dont on soupçonne la main cachée ici et là, les Européens et Américains, chrétiens, qui orientent bien plus nettement les dirigeants locaux, imposent leurs volontés grâce à leur suprématie technologique et à leurs richesses, sapent et corrompent l’Islam à la faveur de leurs mœurs impies, de leur luxure et de leur ivrognerie. Last not least, leur mauvais exemple d’égalité des sexes, sinon de domination féminine (que mes amies féministes m’excusent, c’est ainsi que cela apparaît souvent du dehors), donne des idées folles à la féminité indigène.

Ainsi le nationalisme pur devient de plus en plus fortement un nationalisme musulman, un Islam nationalisant. Les exceptions sont les minorités ethniques qui s’estiment opprimées par d’autres musulmans comme les Kurdes ou encore les Arabes les plus sensibles à l’irrédentisme palestinien, au défi d’Israël : Syriens et Irakiens et surtout Palestiniens ; chez ces derniers la participation importante de chrétiens à leur combat renforce l’écart vis-à-vis d’une islamisation de l’idéologie de lutte.

Quant au socialisme, là où un régime qui se prétend socialiste s’est établi, il n’a pas tardé à faire sentir ses pesanteurs, ses oppressions, ses lacunes, ses inconvénients de tous ordres, même s’il a obtenu aussi des résultats positifs. Les modèles extérieurs ne sont pas plus enthousiasmants, comme cela devient de plus en plus clair, même dans ces pays que les vagues de démystification post-staliniennes ont atteints très tardivement et très lentement. Les exceptions sont formées par des éléments des classes ouvrières, là où celles-ci ont quelque importance, et par des intellectuels ou semi-intellectuels atteints autrefois par la grâce marxiste et y restant perméables par fidélité, par vision lointaine, par ignorance ou par sclérose.

Les mêmes déceptions se sont fait sentir en Europe. Ici aussi le désir désespéré de trouver un exutoire exaltant aux ferveurs inemployées a parfois provoqué le retour à la vieille religion indigène, locale, nationale. Mais celle-ci, le christianisme, en dehors de l’individualisme mystique ou dévotionnel de la quête du salut et de la charité organisée, n’offre guère de possibilité de mobilisation à la fois exaltante et spécifique. D’un côté, des partis et mouvements conservateurs ou ennuyeusement gradualistes, des rétrogradeurs, au projet de cité chrétienne fort peu convaincant lorsqu’on révère celui dont le royaume n’était pas de ce monde et qui rendait son dû à César. De l’autre, des orientations progressistes ou révolutionnaires, largement partagées (et d’ailleurs initiées) par des irréligieux, tendances auxquelles la foi chrétienne ne peut servir que de motivation supplémentaire.

En pays d’Islam, au contraire, le recours à la religion nationale est pour beaucoup un recours accessible, stimulant, crédible, vivant. L’Islam, comme on l’a dit, n’a subi ni l’érosion interne ni la contestation qui, lentement, ont sapé le pouvoir d’attraction du christianisme. Il s’est conservé intact dans le peuple dont il a toujours formé la culture courante, dont il sacralisait l’humble éthique, dont il sanctifiait les aspirations. Toute la période de prestige du nationalisme et du socialisme a répandu l’idée qu’il défendait, qu’il incarnait les mêmes valeurs qu’eux. Mais il devient plus convaincant de combattre pour ces idéaux sous son drapeau que de se lier idéologiquement à des étrangers aux motivations suspectes comme le proposaient aussi bien les nationalismes marxisants que les socialismes.

L’Islam s’est acquis, même en dehors du monde musulman, le prestige d’être et d’avoir été sans défaillance à la pointe de la résistance à l’Europe chrétienne expansionniste, missionnaire et impérialiste ou de la lutte antieuropéenne comme on voudra. Or, désormais, les ennemis qui concentrent sur eux le maximum de haines sont les Européens-Américains et les couches européanisées des sociétés périphériques. Donc, tous identifiables comme non-musulmans, antimusulmans ou pervertis par le suivisme à l’égard de l’anti-Islam. On comprend qu’à l’intérieur même du dar al-Islam, de la demeure de l’Islam, on soit sensible à cette polarisation mondiale, que l’Islam accueille avec fierté le titre de champion universel du Bien et du Mal, sans plus céder la bannière de l’avant-garde à qui que ce soit.

Les musulmans se font des images différentes de l’Islam selon les couches, catégories ou classes sociales auxquelles ils appartiennent, selon le type d’éducation qu’ils ont reçu, la tendance à laquelle ils adhèrent et même selon leur caractère individuel. Mais partout domine l’image, peu renouvelée, de l’Islam comme gardien, garant, caution, sanction de la moralité traditionnelle. L’analogue de l’image que se fait du christianisme l’intégrisme chrétien – lui seul ou lui surtout au sein du monde chrétien – est une image presque universelle dans la société musulmane. La fidélité chrétienne est tantôt la fidélité intégriste à une tradition figée à une certaine époque, tantôt la fidélité au message de Jésus qui ne craint pas de réviser constamment la tradition. Les exemples avoués d’un tel révisionnisme sont rares en Islam, le message du fondateur y est plus difficile (pour le moment) à dégager de la gangue de la tradition.

C’est l’attachement aux avantages de la tradition qui cause en partie la fidélité de la gent masculine à travers tendances et classes. Comme dans le catholicisme ibérique d’hier par exemple, la tradition religieuse peut servir puissamment à dominer le sexe que les mâles considèrent sans discussion comme faible et comme second, même si les revanches de la pratique obscure du foyer et du lit conjugal contraignent souvent à ne pas utiliser toutes ses possibilités.

Sans sondage ni enquête d’opinion, les gouvernants et ceux qui aspirent à gouverner connaissent bien ces dispositions de leur peuple et en tiennent grand compte.

Kadhafi et les autres

Certains des gouvernants veulent réellement faire passer dans les faits les normes de la cité musulmane puisqu’ils ont appris à l’école que de telles normes existaient et étaient seules susceptibles de fonder une société harmonieuse. Ainsi par exemple les fondateurs de l’État Saoudite et, aujourd’hui, Mo’ammar Al-Kadhafi.

À l’épreuve du pouvoir, la plupart se sont convaincus ou se convainquent (dans la mesure plus ou moins grande où l’intoxication idéologique ne les a pas conditionnés à résister à la leçon des faits) qu’ils ne peuvent aboutir à grand-chose dans ce sens. Ils finissent par découvrir combien Nasser avait raison, qui déclarait ne pas saisir comment on pouvait gouverner un État avec les seules règles qu’il est possible de découvrir dans le Coran. Dès lors, ils comprennent qu’ils déçoivent les masses qui ont appris à espérer beaucoup de l’application de ces règles coraniques. Il leur faut, pour continuer à obtenir un large consensus parmi leurs assujettis, se concentrer pour l’essentiel sur des mesures symboliques, sur ce que je me permettrais d’appeler une gesticulation musulmane et aussi sur la fidélité viscérale à l’identité musulmane dont j’ai essayé de montrer ci-dessus quelques causes et quelques ressorts.

En somme, le problème ne diffère pas fondamentalement de celui qui se pose, par exemple, aux dirigeants soviétiques. Staline et Khrouchtchev, chacun à sa manière, étaient des plus experts en gesticulation marxiste. Mais la profondeur et l’extension de la croyance aux vertus du marxisme étaient bien moins grandes, la pratique du Goulag l’a largement discréditée, la symbolique du marxisme est bien moins riche, le rationalisme de la doctrine évoque bien moins de résonances existentielles, et d’autres fidélités, même persécutées et clandestines, ont toujours été à la disposition des peuples soviétiques.

Presque seul entre les gouvernants, Kadhafi persiste dans son projet candide d’État musulman, égalitaire et libre en tant que tel et, au nom de l’Islam aussi, opposé à la ploutocratie américaine. Il s’obstine, théorisant, raffinant, s’efforçant de préciser les mécanismes à travers ses Livres verts et sa pratique en Libye. Outre les ricanements des cyniques expérimentés et le lâche soulagement de ceux de ses ressortissants qui ont les moyens de goûter les fruits défendus en sol étranger, il recueille les froncements de sourcils des clercs que choquent ses interprétations originales, son rejet de la Tradition codifiée, ses critiques contre les dévots hypocrites et nantis.

Plus nombreux de beaucoup parmi les dirigeants des pays musulmans ont été et sont ceux qui, dès le départ, quelle que soit la profondeur de leur foi personnelle, ont su qu’ils ne pourraient faire passer dans la réalité que peu de choses des idéaux islamiques. Ils savaient qu’ils devaient gouverner pour l’essentiel avec des recettes non religieuses, pouvant au grand maximum, espérer une moralisation et une islamisation superficielles et très partielles.

Ils se sont résignés à obtenir peu et – comme les cyniques manipulateurs qui ne se souciaient que de leur pouvoir – y ont trouvé, avec une conscience plus ou moins claire, des avantages. Tous ont compris qu’il est nécessaire au minimum de respecter l’Islam et les cadres musulmans. En allant plus loin, de bons résultats peuvent être obtenus par la gesticulation musulmane. La construction d’une mosquée peut faire passer sur bien des aspects décevants de la réalité.

Après les gouvernants, il y a ceux qui aspirent à gouverner et, dans le cas singulier d’un État, la Turquie, où l’on peut constater une alternance sinon paisible, du moins récurrente, ceux qui gouvernent de temps à autre et peuvent au moins reconduire leur action sans devoir entrer en clandestinité.

Les partis et groupements politiques sont tous au moins respectueux de l’Islam. Les plus suspects d’anti religiosité, les communistes d’autrefois, mettaient le plus de zèle à afficher ce respect par des prouesses pénibles de concordisme (mais après tout pas plus pénibles que pour le P.C.F. s’identifiant à Jeanne d’Arc). Pourtant, au milieu de ce respect unanime, certains se détachent par leur insistance sur le thème de la défense de l’Islam.

Des groupements authentiquement religieux

Ainsi le parti démocrate turc, dont les dirigeants ne semblent ni plus ni moins croyants en moyenne que leurs concurrents républicains, mais qui tire parti de la fidélité religieuse des masses paysannes pour combattre le kémalisme atténué du parti républicain et le modernisme occidentalisant répandu chez les militaires, les technocrates et ailleurs.

Au-delà de ces démagogies, il existe des groupements authentiquement religieux en ce sens que leurs chefs veulent vraiment ou prétendent vouloir construire une cité musulmane. On pourrait établir de fines distinctions selon la profondeur de la foi de leurs dirigeants, l’image qu’ils se font de cette cité musulmane en fonction de leur origine sociale, de leur culture et de leur caractère, leur degré de radicalisme dans l’action, souvent poussée jusqu’au terrorisme. Ici d’ailleurs les sectaires peuvent bénéficier non seulement de l’exemple international, mais d’une tradition islamique spécifique, celle de la secte des hachichiyins médiévaux, ces fedâ’is qui ont légué aux langues européennes le mot « assassin ». Il y a ceux qui, au fond de leur cœur, veulent le pouvoir pour appliquer l’Islam et ceux qui choisissent l’Islam comme instrument pour conquérir le pouvoir. Mais, en politique, ces distinctions n’ont d’importance qu’occasionnellement, à de rares moments. Le résultat est souvent le même.

Ainsi le vaste mouvement clandestin des Frères musulmans avec ses multiples branches, dont on ignore le nombre de membres, mais dont les sympathisants (fluctuants) sont certainement innombrables. Il est difficile de juger des tendances différentes qui doivent parcourir les cadres de cette organisation. Mais celle qui domine est certainement une sorte de fascisme archaïsant. Entendons la volonté d’établir un État autoritaire et totalitaire dont la police politique maintiendrait férocement l’ordre moral et social. Il imposerait en même temps la conformité aux normes de la tradition religieuse, interprétée dans le sens le plus conservateur, certains considérant comme primordial le renouveau de foi ainsi artificiellement obtenu, d’autres y voyant un supplément psychologique, un euphorisant bienvenu pour une réforme sociale rétrograde.

Ainsi divers mouvements et groupements analogues, par exemple en Turquie, à la droite du parti démocrate. Mais c’est en Iran que s’est constitué ce qui ressemble le plus à une sorte de parti religieux. On a vu sa force au cours des derniers mois.


(1) Coiffure et robe traditionnelles des Bédouins.


III. – Entre archaïsme et modernisme

Le phénomène de l’influence politique en Iran des ‘ulamâ-s (hommes de religion), constituant une sorte de parti religieux, frappe tout le monde maintenant. Les apologètes (musulmans ou sympathisants) et tous ceux qui abordent le problème spontanément dans une optique idéaliste, comme il est de coutume lorsqu’on touche aux questions de religion (ou même d’idéologie, voir les « nouveaux philosophes »), l’attribuent volontiers, au moins partiellement, aux caractéristiques de la dogmatique chiite. Les choses sont plus complexes. Il est vrai que les bases de la doctrine chiite ont été élaborées, dans les premiers siècles de l’Islam, par une tendance d’opposition acharnée à contester la légitimité du pouvoir. L’idéologie en a gardé la marque. Mais les doctrines sont toujours et partout susceptibles d’interprétations. On n’a jamais manqué de théologiens ni de théoriciens habiles à en renverser les implications sous la dictée des situations changeantes (1).

Comme l’a montré admirablement Nikki R. Keddie (2), ce sont les rapports de force entre l’État et le corps des ‘ulamâ-s prééminents qui ont conditionné l’évolution vers la puissance de ces derniers en Iran et, au contraire, le déclin de leur pouvoir (qui aurait eu aussi ses bases dogmatiques) dans l’Islam sunnite. La dynastie séfévide (1500-1722), qui chiitisa l’Iran, coopéra avec les ‘ulamâ-s chiites qu’elle dut importer des pays arabes. Leur dépendance réciproque fut théorisée. Mais l’État ne fit à peu près que perdre de son pouvoir par la suite, alors que les avantages consentis aux ‘ulamâ-s furent institutionnalisés, légitimés, et se renforcèrent. Les luttes du dix-huitième siècle accrurent la souplesse de la doctrine et l’indépendance de jugement de chaque ‘âlim (singulier de ‘ulamâ) sur des bases déjà médiévales. Leur autonomie et leur sécurité financières, assurées par les Séfévides, ne purent être ébranlées sous des gouvernements faibles qui craignaient leur opposition. Leurs chefs surent l’accroître en choisissant le séjour au-delà des frontières du royaume, près des sanctuaires sacrés.

L’alliance apparemment paradoxale des religieux et des réformistes ou révolutionnaires laïques a été contractée au dix-neuvième siècle, contre les concessions de la dynastie kadjar à l’Occident et scellée au cours de la « révolution constitutionnelle » de 1905-1911. Les deux parties à l’alliance craignaient (déjà) la modernisation par en haut, qui ne pouvait, à leurs yeux, qu’augmenter le pouvoir autoritaire de la dynastie sous l’égide des puissances étrangères. Les religieux redoutaient surtout les conséquences pour leur pouvoir autonome des implications laïcisantes de la modernisation. Les contestataires laïques modernisateurs craignaient le renforcement du pouvoir absolu. Les uns et les autres voulaient lutter contre l’emprise des puissances à la fois étrangères et infidèles. L’alliance obtint le vote de la Constitution de 1906, compromis entre les deux tendances, qui limitait grandement le pouvoir du chah. Les religieux, choqués par l’instauration de tribunaux civils à côté des tribunaux religieux, par l’égalité interconfessionnelle et bien d’autres dispositions, étaient apaisés un moment par l’insertion d’un article selon lequel les lois ne pourraient être contraires à la Loi sacrée, ce que devrait contrôler un comité de mujtahid-s (les ‘ulamâ-s les plus savants) (3).

L’alliance fut rompue dans la seconde période de la révolution, la plupart des ‘ulamâ-s découvrant ses potentialités dangereuses. Mais certains continuèrent à participer au front révolutionnaire.

Le renforcement du pouvoir autoritaire sous les deux monarques Pahlavi, depuis 1925, a fini par ressouder l’alliance. Les nationalistes démocrates, modernisants, choqués par la politique étrangère du chah, par la vigueur de la répression et par l’insolence des profiteurs du régime, ont redécouvert, comme sous les derniers kadjar, l’intérêt d’une alliance avec les ‘ulamâ-s. Ceux-ci, partageant l’indignation générale devant les mêmes faits, y ajoutant leur crainte de l’évolution modernisante et occidentalisante, peuvent drainer les mécontentements autour de leurs personnes vénérées par les foules et de leurs chaires inviolables, un peu comme le clergé en Pologne.

Les événements de 1978 sont la suite de l’escalade initiée par l’ayatollah (« signe de Dieu », titre honorifique des plus importants mujtchid-s) Khomeiny déjà en juin 1963, lorsqu’il compara publiquement le chah à Yazid, le calife omeyyade, qui ordonna le meurtre de Hussein, le petit-fils du prophète. Son emprisonnement, avec une trentaine d’autres ‘ulamâ-s, causa des manifestations monstres, dont les nationalistes laïques, cette fois, se désolidarisèrent. La répression fit au moins une centaine de morts.

Un gouvernement islamique ?

Comme ils l’ont fait autrefois, les ‘ulamâ-s peuvent lancer le mot d’ordre (crédible en vertu de ce qu’on a dit ci-dessus) de gouvernement islamique. Dans le retour à la Constitution de 1906, ils voient surtout, en plus de la limitation de l’autoritarisme du chah, cet article, jamais appliqué par le passé, qui place la législation sous leur contrôle.

Ainsi se cimente provisoirement un front contre le despotisme qui englobe, entre autres, à l’accoutumée, ceux qui rêvent d’un autre despotisme. De même, en 1952-1954, en Egypte, les Frères musulmans, comme les communistes, réclamaient, derrière Neguib, le retour au parlementarisme avec les libéraux. Dans les deux cas, il s’agit d’abattre une autorité détestée pour revenir à un régime donnant la liberté de mobiliser pour une autre autorité. Je ne veux pas dire par là que les ‘ulamâ-s iraniens sont tous autoritaristes. Leurs conceptions politiques sont vraisemblablement variées et, chez beaucoup, d’un flou et d’une naïveté prononcés.

Dans la mesure où ils arrivent mal à appliquer ou à énoncer des programmes de mesures concrètes, gouvernants et dirigeants politiques ont, comme on l’a dit, recours au symbolique, annoncé, revendiqué ou mis en vigueur. L’ennuyeux pour leur image en Occident, c’est que le symbolique est archaïque. C’est là le revers de la médaille, le prix payé pour l’avantage que constitue par ailleurs l’insertion de quelques normes d’organisation sociale dans le Coran et de bien d’autres dans la tradition.

On peut, au sein du christianisme, revendiquer un certain intégrisme minimum et révisionniste en invoquant les textes sacrés seulement pour interdire le divorce et la contraception. Des intégristes catholiques, qui, eux, ne révisent pas la tradition, vont jusqu’à vouloir le retour au latin liturgique et à la soutane. On peut, certes, s’en plaindre ! Mais, en regard, l’intégrisme musulman minimum exigerait, selon le Coran, que l’on coupe une main aux voleurs et que l’on réduise de moitié la part successorale de la femme. Si l’on recourt à la tradition, comme le veulent les hommes de religion, il faut flageller le buveur de vin, flageller ou lapider l’adultère. C’est bien d’un archaïsme plus spectaculaire – peut-être un peu moins, il est vrai, que la symbolique de l’intégrisme juif, mais celle-ci est souvent inapplicable et, quand elle s’applique, ne gênant que les membres d’une société de faible dimension, elle frappe moins les regards de l’observateur.

L’avenir nous fera-t-il assister à une mutation profonde de ces conditions ? Il ne le semble pas.

Certes, le mot d’ordre de gouvernement islamique peut être discrédité à l’avenir dans des secteurs plus larges de la société musulmane. Quoi qu’on en dise en pays d’Islam ou ailleurs, l’Islam en soi, la tradition musulmane ou le Coran ne proposent aucune recette magique de gouvernement musulman pleinement satisfaisant ou d’organisation sociale harmonieuse. Ils se bornent à des normes sectorielles, sanctifiant des types de structures politiques et sociales dépassés, au mieux les améliorant un peu, et incitent (fort utilement d’ailleurs), comme toutes les religions universalistes et quelques autres, à manier avec modération et charité les avantages du pouvoir et de l’affluence.

Un supplément d’âme

Gouvernement musulman en soi ne veut rien dire. On peut déclarer islamique l’État qu’on dirige moyennant quelques conditions minima aisées à remplir : proclamer la fidélité à l’Islam dans les textes constitutionnels, mettre ou remettre en vigueur légalement quelques mesures archaïques spectaculaires, se concilier – facilement (chez les sunnites) ou avec plus de difficultés éventuellement (en pays chiite) – le corps des ‘ulamâ-s. Mais en dehors de ce minimum, le champ est vaste. On peut avoir affaire à des régimes différents et même diamétralement opposés. Ils peuvent s’accuser mutuellement de trahir le  » vrai  » Islam. Rien n’est plus facile ni plus dangereux que de manier l’accusation ancestrale : l’adversaire est un « ennemi de Dieu » (‘adou Allâh). Ces anathèmes mutuels, incorporés souvent dans les fatwa-s (consultations) contradictoires des autorités complaisantes, ne sont pas non plus de nature à renforcer la confiance en la vertu de l’islamité proclamée d’un État.

Du moins, un de ces États ne pourrait-il être musulman « authentiquement » et introduire un supplément d’âme musulman dans le gouvernement des hommes ? Certains l’espèrent ou disent l’espérer, ardents militants révolutionnaires parce que musulmans ou musulmans parce que révolutionnaires, Européens convaincus des vices de l’Europe et espérant trouver ailleurs (pourquoi pas en Islam ?) ce qui en préserverait un avenir plus ou moins radieux.

Il est étonnant, après des dizaines de siècles d’expériences convergentes, qu’il soit encore nécessaire de rappeler une loi historique des mieux attestées. Les bonnes intentions morales, cautionnées ou non par la divinité, sont d’un faible poids pour orienter la politique pratique des États. Le meilleur exemple en est sans doute la faible influence de l’anarchisme non violent du Christ, pourtant constamment rappelé par des textes lus, vénérés, mémorisés, sur les orientations des pouvoirs chrétiens (et d’ailleurs de la plupart de leurs sujets). La spiritualité musulmane pourra colorer heureusement le style de pratique politique de quelques dirigeants. Il est hasardeux d’espérer plus.

L’Islam, disent ses adhérents, a cependant la supériorité sur le christianisme de demander moins à la vertu humaine, de se résigner d’avance à l’imperfection des structures nécessaires, de prescrire ou de justifier des lois répressives. Mais, ainsi, peut-on répondre, il incite à attendre plus de ces structures légales. Or tout pouvoir ne peut que décevoir. Il décevra d’autant plus qu’il promettra plus, qu’il se prétendra doté plus que d’autres du pouvoir de satisfaire. Cette déception ne peut que se répercuter sur la doctrine dont il aura fait son arme. Si la potion magique ne rend pas plus fort qu’un autre, on perdra confiance non seulement dans le druide qui l’a préparée, mais aussi dans le druidisme.

Des vagues de désaffection envers l’Islam peuvent donc se répandre comme elles ont balayé la société chrétienne. C’est bien imprudemment que tant de régimes se sont proclamés musulmans.

Un état d’esprit de ce genre peut déjà se constater chez bien des gens issus de la société musulmane et qui peuvent exprimer librement leurs déceptions parce qu’ils sont à l’extérieur. Le poids de la contrainte sociale d’un piétisme moraliste étouffant est d’ailleurs un facteur important de l’émigration (non économique), hors de ces pays. Les femmes sont spécialement amères. On en a vu récemment – à Paris – crier leur haine de l’Islam…, une haine qui ne doit rien aux manœuvres de « l’Impérialisme ». On dira qu’elles lient à tort l’Islam en soi, l’élan du Message, à des règles oppressives particulières qui ne l’accompagnèrent que de façon contingente. C’est vrai. Mais qui donc avant elle les a liées et continue à les lier ?

Il en va ainsi à l’intérieur également, même si on ne peut aussi aisément s’exprimer. L’industrialisation, en se développant encore quelque peu, les séductions, visibles au cinéma et à la télévision, du mode de vie dans les sociétés laïcisées multiplieront vraisemblablement les contestataires, non seulement des régimes politiques et sociaux de leurs pays, mais de la religion qu’ils ont prise comme bannière si cette religion est encore invoquée pour justifier la contrainte.

Sous la pression de telles insatisfactions, il est bien possible que les hommes de religion présentent un jour de l’Islam des versions un peu plus concrètes, un peu plus modernes, un peu plus séduisantes. Il pourra alors se développer un islamisme de gauche – et non seulement un islamisme dressé contre un régime déterminé – comme il s’est développé un christianisme de gauche. Ce sera peut-être un peu tard. Certes, la fidélité à une communauté longtemps agressée, le « patriotisme » communautaire avec sa paranoïa et son narcissisme habituels, la fierté de chef de file du tiers-monde joueront encore. Mais cela ne peut durer toujours.

Pour le moment, on est un peu loin de ces perspectives d’un Islam de gauche. Il faut se contenter, au mieux, d’un Islam cautionnant après coup les positions anti-américaines ou anti-occidentales d’un pouvoir en même temps qu’il exerce des pressions pour le maintien d’un ordre moral archaïque. On peut appeler cela la gauche si l’on veut. Parmi ceux qui s’opposent à eux, le chah et les siens découvrent aujourd’hui (tactiquement) des « marxistes islamiques ». Ils n’ont pas tout à fait tort dans la mesure où l’idéologie implicite du tiers-monde en révolte a fait adopter ou redécouvrir les tendances contestataires du marxisme par les masses et les esprits les plus divers. Certains suivent ces tendances en les rapportant à l’Islam en soi. Ils ont tort, mais, il s’agit bien de tendances universelles qui affleurèrent également, avec puissance, au sein de l’Islam médiéval. S’ils se réfèrent à l’Islam, c’est souvent, pour beaucoup, afin de pouvoir accompagner leur modernisme politique d’un archaïsme social auquel ils tiennent.

C’est une combinaison de ce genre entre modernisme révolutionnaire et archaïsme social que représente Kadhafi, seul à peu près à garder, une fois parvenu au pouvoir, la fraîcheur de la révolte militante. Les gouvernants saoudiens combinent, eux, modernisme technologique et archaïsme politique et social, comme le leur reprochent aujourd’hui leurs ‘ulama-s inquiets à droite et précisément Kadhafi à gauche. Des combinaisons de ce genre sont instables comme les alliances entre religieux et socialistes ou libéraux, du moins tant que les premiers n’auront pas fait leur aggiornamento. Il est probable qu’on verra se reproduire la rupture de l’alliance en Iran (entre autres) comme en 1907.

Mais l’humanité ne cesse de se poser des problèmes qu’elle ne peut résoudre ou dans des termes qui les rendent insolubles. Aux déceptions renouvelées font écho des espoirs toujours renaissants. On en appellera toujours des impuretés des régimes concrets au « vrai » Islam comme au « vrai » marxisme. On essaiera encore longtemps de corriger les « erreurs » par le retour à l’intégralité trahie de la tradition bénie. Il y a encore de beaux jours pour l’intégrisme musulman. Pour ses récupérations et ses contestations aussi.

MAXIME RODINSON

Directeur d’études à l’École pratique des hautes études


(1) Pour l’Islam, voir Claude Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », réimprimé dans son recueil les Peuples musulmans dans l’histoire médiévale (Institut français de Damas, 1977), p. 189-207.

(2) Voir surtout ses articles fondamentaux « Religion and Irreligion in Early Iranian Nationalism » (Comparative Studies in Society and History. La Haye, 4, 1962, p. 265-295) ; « The Origins of the Religious-Radical Alliance in Iran » (Past and Present, Oxford, 34, July 1966, p. 70-80) et « The Roots of the Ulama’s power in Modern Iran » Studia Islamica, Maisonneuve et Larose, Paris, 29, 1969, p. 31-53).

(3) Voir l’analyse fouillée de la Constitution dans l’article « Dustûr, IV, Iran » par Ann K.S. Lambton, Encyclopédie de l’Islam, 2e éd. française, tome II (1965), p. 665-673.

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