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Maxime Rodinson : Le désastre pour les autres

Tribune de Maxime Rodinson parue dans Le Monde, 12 juin 1982


Une fois de plus les dirigeants d’Israël se servent du nom et des malheurs passés de tous les juifs pour couvrir une opération brutale qui, malgré son nom de code mystifiant, ne peut apporter la paix ni à la Galilée, ni à Israël, ni à personne. Une fois de plus, l’immense majorité des médias collaborent au camouflage. Une fois de plus les virtuoses de l’intelligentsia manipulent, au service d’une mauvaise cause, la métaphysique, la psychanalyse, la poésie, la mystique, la supériorité du monothéisme ou les souffrances de millions de martyrs – très réels n’en déplaise aux Faurisson. Ils utilisent comme à l’accoutumée le génie des non-nationalistes juifs que furent Spinoza, Marx, Freud ou Einstein. D’autres abritent leur refus de condamner ce qu’ils auraient condamné partout ailleurs sous des arguties futiles. J’en oublie et j’en passe.

Alors que des milliers d’Arabes meurent sous les bombes israéliennes, M. l’ambassadeur Meïr Rosenne justifiait l’opération en proclamant que le sang d’un Juif valait bien le sang d’un Arabe. Pour le moment les Arabes seraient heureux qu’on en reste à cette simple équation. Le lendemain, convoqué par le même Ivan Levaï, le grand sioniste Elie Wiesel ne trouvait à déplorer que les quelques morts juifs. A quelques questions plus précises, il répondait qu’il n’était pas un homme politique.

Rappelons que le même ambassadeur, un quart-d’heure après avoir appris le meurtre de son collaborateur, y dénonçait la main de l’O.L.P. alors qu’on avait vu s’enfuir une femme inconnue, sur laquelle le seul détail disponible était qu’elle parlait français. Ses chefs justifiaient leur agression contre le Liban par l’attentat contre l’ambassadeur d’Israël à Londres – acte de l’O.L.P. assurait-il. Mme Thatcher vient de révéler (International Herald Tribune du 8 juin – p. 2) que la liste trouvée chez les tueurs prévoyait – comme victime ! – le chef du bureau de l’O.L.P. à Londres. On a fait peu d’écho à cette intéressante précision.

Les intellectuels favoris des médias mêlent ainsi le grotesque à l’odieux. Quant aux gouvernants qui auraient des moyens de pression efficaces sur Israël, ils se contentent de « réprouver » ou de « condamner » du bout des lèvres. On a vu la valeur et la durée de ces désapprobations à propos de l’annexion du Golan – acte violant de façon flagrante les conventions de Genève -ou du meurtre d’enfants palestiniens au cours des opérations policières contre les manifestations de protestation (rien de la douceur sophistiquée pratiquée avec les opposants juifs de Yamit !).

A force d’exaspération devant les insanités déversées par les arabophiles ou islamophiles inconditionnels (appliquant à l’autre bord strictement la même logique paranoïaque que les sionistes), on en viendrait presque à oublier deux faits élémentaires. Menahem Begin se charge de nous les rappeler au-delà des rideaux de fumée idéologiques dont les couvrent ses amis.

I. La logique du sioniste est fondée sur le remplacement forcé d’une population par une autre. Au vingtième siècle, cela ne pouvait que susciter la protestation de la population évincée et son recours à l’action armée. D’où la guerre permanente dont parlait ici Éric Rouleau (le Monde du 9 juin). Comment douter que, si la frontière d’Israël est repoussée pratiquement de quarante kilomètres plus au nord, ses adversaires ne s’établissent au kilomètre 45 pour poursuivre leur lutte ? A qui fera-t-on croire que la destruction d’un Q.G. ne sera pas suivie de l’installation d’un autre Q.G. ?

II. Cette même logique ne peut conduire à l’intérieur qu’à la diffusion programmée de la morale Spartiate du guerrier perpétuel et à une politique qu’on ne peut qualifier que de raciste.

Ce n’est pas là une injure, mais un terme descriptif auquel on ne peut échapper logiquement. Comment une égalité totale des chances et des possibilités pourrait-elle permettre le maintien du caractère juif d’un État, qu’on veut être un État juif, alors qu’il englobe une population soumise, humiliée, mais indispensable pour les bas travaux, et prolifique ? Il vaudrait mieux répondre rationnellement à cette simple question que se draper dans l’attitude de la vertu outragée et manier une fois de plus l’accusation bien commode d’antisémitisme.

Par ignorance (souvent voulue) des conditions du Proche-Orient, par souvenir des épreuves du passé, par « esprit de corps » primaire, des millions de juifs (dans tous les sens multiples attribués à ce mot) se sont laissé entraîner à approuver tous les actes du centre de décision sioniste. Ils ont oublié que ce centre a fait ses premiers pas contre l’opinion de la majorité d’entre eux et malgré les avertissements lucides de beaucoup. La pratique n’a fait que confirmer, hélas ! l’analyse théorique. Il faut espérer que les juifs installés là-bas pourront éviter un jour les conséquences dramatiques de cette erreur historique capitale. Mais le désastre pour les autres (en l’occurrence les Arabes) a maintenant atteint des dimensions insupportables.

Il est grand temps de sortir des léthargies complices et du nuage des mystifications. Il est grand temps que les non-juifs renoncent à enfoncer les juifs dans l’erreur au nom de leurs propres fantasmes religieux, raciaux ou autres. Et, pour les juifs, de toutes catégories, l’honneur de chacun devrait consister à empêcher à tout prix qu’on se serve de son nom et de sa participation à un malheur collectif pour bénir en leur sein ce que l’on condamne chez les autres. C’est ainsi qu’ont compris leur rattachement au nom juif tous les vrais grands juifs du passé, depuis les prophètes. Tout le reste est racisme hypocrite, mauvaise littérature, mauvaise philosophie, mauvaise foi, mauvais cœur.

MAXIME RODINSON
Directeur d’étude à l’École pratique des hautes études.

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