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Algérie : la révolution bloquée. Une interview de Sami Naïr

Editorial suivi d’une interview de Sami Naïr par Daniel Bensaïd parus dans Critique Communiste, revue mensuelle de la Ligue communiste révolutionnaire, n° 35, novembre 1984, p. 3-4 et p. 21-27

Photos publiées dans El Djeich, novembre 1984, p. 98


Il y a trente ans en Algérie
Le 1er novembre des parias et des opprimés

EN ce jour de Toussaint 1954. quelques centaines de militants nationalistes algériens attaquaient, à travers toute l’Algérie, des commissariats de police et des postes de gendarmerie. Leurs moyens étaient dérisoires face à la puissance de l’impérialisme français. Pourtant, le 1er novembre 1954 reste dans l’histoire comme le lancement de la guerre de libération. L’action du 1er novembre répondait à l’attente du peuple algérien dominé, exploité et humilié depuis la conquête française. Ce peuple, dont la lutte pour sa libération n’avait pas cessé, désespérait devant l’attentisme ou le légalisme de ses dirigeants nationalistes. Le 1er novembre 1954 fut l’étincelle qui mit le feu à la plaine, au lendemain de la défaite du colonialisme français en Indochine et tandis que s’intensifiait la lutte pour l’indépendance au Maroc et en Tunisie, sous protectorat français.

La guerre d’Algérie allait durer huit ans. Huit années pendant lesquelles périrent un million d’Algériens, sur une population qui en comptait à l’époque dix millions. Huit années qui eurent nom ratissages, « corvées de bois », camps de regroupement où étaient enfermés des centaines de milliers de paysans. Huit années qui eurent nom tortures, bataille d’Alger, « ratonnades ». Huit années pendant lesquelles l’essentiel de la jeunesse française participa, pendant vingt-huit ou trente mois pour chaque appelé, à la « pacification ». Huit années qui conduisirent au coup d’Etat d’Alger du 13 mai 1958, au retour de De Gaulle au pouvoir, à l’instauration de la Ve République. Huit années pendant lesquelles les pieds-noirs, ouvriers et plébéiens dans leur majorité, furent manipulés par les grands colons, leur presse et leurs politiciens, pour finalement quitter une terre qui était aussi la leur, après la sanglante aventure de l’OAS.

Cette guerre, jamais reconnue comme telle par des gouvernements français qui s’accrochaient à la fiction d’une opération de police et de maintien de l’ordre contre les « terroristes », a duré si longtemps et coûté tant de morts parce que la bourgeoisie française s’est accrochée désespérément à sa domination en Algérie. Mais aussi, et il convient de le rappeler avec force, parce que les organisations du mouvement ouvrier français y ont prêté la main. La SFIO de Guy Mollet s’est, dans la tradition colonialiste de ce parti, engagée à fond dans la répression, allant même jusqu’à collaborer avec de Gaulle dans les premières années de la Ve République. Le PCF, qui avait abandonné la lutte pour l’indépendance des peuples colonises depuis le Front populaire, couvrit les massacres de Sétif et de Constantine après la Libération — il était alors au gouvernement — et il se refusa, dès 1954, à légitimer devant l’opinion ouvrière française le combat du FLN. Ce même PCF devait voter, en 1956, les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet — pouvoirs spéciaux qui furent utilisés pour intensifier la guerre. Quant aux rappelés qui manifestèrent dans les casernes et dans les gares leur refus massif de partir combattre les Algériens, ils furent abandonnés, en 1955 et 1956, aux officiers et aux méthodes de l’armée coloniale, aux Bigeard et autres Massu.

Trente ans après le 1er novembre 1954, la droite française retrouve les accents de l’Algérie française pour fustiger la présence du ministre Cheysson aux cérémonies officielles à Alger. Trente ans après, cette droite, qui avait dû faire longtemps silence sur ses sinistres exploits coloniaux, crie au scandale et à la honte nationale, au nom des morts français en Algérie. Trente ans après, elle veut faire revivre la colonisation comme une épopée civilisatrice, et exalter le souvenir des paras.

Et elle ne trouve en face que le silence, ou presque.

Que peut lui répondre Mitterrand qui, ministre de l’Intérieur de Mendès France en 1954, répondit au 1er novembre par cette phrase : « La seule négociation, c’est la guerre ! » ; un Mitterrand qui, devenu président de la Ve République, se hâta de réintégrer dans leurs grades les généraux de l’OAS ?

Que peut lui répondre un PS, dont pourtant de nombreux dirigeants luttèrent contre la guerre — comme militants du PSU au début des années soixante — quand ce parti est engagé dans une bataille tous azimuts en défense des intérêts de l’impérialisme français dans le monde. appuie aujourd’hui des mesures scandaleuses contre l’immigration en France. et joue la carte pourrie de l’unité nationale ?

Que peuvent lui répondre le PCF et la CGT, depuis si longtemps gangrenés par le chauvinisme, qui ont renoncé à créer les liens nécessaires de solidarité entre la classe ouvrière française et le peuple algérien ? Ils furent en effet une infime minorité, syndicalistes, communistes exclus ou en marge de leur parti, trotskystes, socialistes de gauche ou chrétiens à se ranger aux côtés du peuple algérien et à soutenir le FLN.

La campagne bruyante de la droite contre « l’indécence » de la présence de Cheysson à Alger le 1er novembre 1984 est une manœuvre politique et électoraliste qui vise également à entretenir et exacerber le racisme et la xénophobie, Ses promoteurs s’en cachent à peine. Il suffit de jeter un oeil sur Magazine Hebdo pour s’en convaincre. Dans cet hebdomadaire, au contenu droitiste prononcé mais qui reçoit le soutien des giscardiens, des barristes comme des chiraquiens, on peut lire cet aveu passablement ignoble sous la plume d’un certain Claude Jacquemart, rédacteur en chef :

« J’ai personnellement été de ceux qui ont cru à l’Algérie française. L’intégration, qui visait à transformer les Algériens en Français à part entière, était une utopie généreuse. Mais lorsque la France s’en est retirée. en 1962, l’Algérie comptait dix millions d’habitants. Leur nombre a doublé depuis, et doublera encore d’ici la fin de ce siècle. Peut-on imaginer une France dont prés de la moitié des citoyens serait de religion et de culture musulmanes ? »

La réplique à la droite et à l’extrême droite ne peut se situer sur le terrain de la défense des relations d’Etat à Etat, ou la nécessité de « l’oubli ». Elle est dans le rappel des crimes de la colonisation durant cent trente ans en Algérie, des cri-mes de la guerre coloniale : dans l’affirmation de la nécessité de la solidarité des opprimés et des exploités, de leur communauté d’intérêt et de destin, il y a trente ans comme aujourd’hui ; elle réside dans l’urgence qu’il y a à opposer un front uni des organisations ouvrières contre le racisme, pour la solidarité de classe de tous les exploités.

Non, moins que jamais, sous ce pouvoir « de gauche », nous ne pouvons laisser les nostalgiques de l’Algérie française et une droite revancharde tenir le haut du pavé, invoquer impunément le « sang français versé en Algérie » : car cette guerre et son cortège d’horreurs, la colonisation dont elle ne fut que le prolongement, ce fut leur oeuvre. La réhabilitation arrogante qu’ils cherchent aujourd’hui. c’est celle de leurs crimes.


Algérie : la révolution bloquée
Une interview de Sami Naïr

QUEL regard porter, trente ans après l’insurrection du 1er novembre 1954, sur la révolution algérienne ? Samir Naïr, éditeur avec Mohammed Harbi de la revue Sou’al et responsable d’un numéro spécial des Temps modernes consacré à l’Algérie, répond aux questions de Critique communiste.

Engagée dans le soutien à la révolution algérienne pendant la guerre de libération et après, la IVe Internationale a publié de nombreuses analyses et prises de position. Nous renvoyons nos lecteurs aux documents suivants adoptés par notre mouvement : déclaration du secrétariat unifié, en février 1964, sur la nature du gouvernement algérien (Quatrième Internationale n° 21, février 1964). « Progrès et problèmes de la révolution africaine », résolution adoptée par le 8e Congrès mondial (Quatrième Internationale n° 27, février 1966 ; « La révolution algérienne de 1962 à 1969 », résolution du comité exécutif international adoptée en décembre 1969 (Quatrième Internationale n° 42, mars 1970).

— Trente ans exactement après l’insur­rection de la Toussaint 1954. peux-tu dire quel est ci tes veux la portée historique de cet événement ?

Pour les Algériens, de même que pour le monde arabe et le tiers-monde, l’insurrection populaire a sanctionné à la fois les impasses du réformisme et l’intransigeance des colonisateurs. Aujourd’hui encore, 1954 est vécu comme l’an I du retour du peuple algérien sur la scène de l’histoire.

Sur le plan symbolique, le ter novem­bre a en outre une vertu d’exemplarité. L’Algérie est le seul pays du monde arabe à avoir triomphé dans une lutte aussi inégale et difficile. Les Algériens en sont tellement fiers que cette référence à la guerre de libération permet aujourd’hui encore au régime de reproduire sa lé­gitimité, malgré l’aiguisement des conflits sociaux internes.

— Plusieurs recherches récentes sur l’his­toire de la révolution algérienne tendent a une réévaluation du rôle respectif du Front de libération nationale (FLN) et du Mouvement national algérien (MNA) ainsi que des rapports entre les deux or­ganisations (I) Quel est ton point de vue sur la question ?

Cette question soulève d’abord le problème d’une réappréciation objective du processus historique en Algérie. Depuis 1954, et surtout depuis 1956 et 1962, le

MNA est entré dans l’histoire comme un parti traître et collaborateur. A présent, historiens et politiques commencent à réévaluer la question.

En fait, les rapports entre le MNA (ancien MTLD) et le FLN permettent d’interroger la révolution algérienne dans sa substance. Le MNA était un parti au sens relativement classique du terme. avec à sa tête la figure messianique de Messali Hadj, mais un parti connaissant un débat interne et une stratégie qui devait déboucher sur la lutte militaire. C’est, il ne faut pas l’oublier, à l’intérieur du MTLD que l’Organisation spéciale (OS) s’est développée. En 1954, ce parti est dépassé par les événements le groupe des neuf déclenche l’insurrection contre la volonté de Messali. Mais, en 1954. le FLN est surgi des flancs du MTLD.

Il y a eu, là, une rupture sur laquelle il faut s’interroger. Ceux qui ont préparé la lutte armée, Aït Ahmed Boudiaf. Ben Bella, Bitat, Didouche, Ben Boulaïd, Krim, Ben Mhidi, Khider, étaient en conflit avec la direction centraliste du MTLD. Cette opposition va décider du caractère de la lutte.

Ce groupe, enraciné dans les milieux populaires, certaines couches marginales, ne posait pas la question du caractère politique de la révolution. Il lui suffisait que les conditions soient mûres pour l’explosion. Dans une certaine mesure, les faits allaient prouver qu’il avait raison.

Messali était pour le déclenchement de la lutte armée, mais politiquement contrôlée. On sait ce qui s’est passé. En 1954, l’étincelle a effectivement mis le feu à la plaine. Ce point de départ décide dans une large mesure du caractère à venir de la révolution : le passage à l’acte militaire est à la fois un élément qui va précipiter la chute du colonialisme et déterminer le caractère et les formes d’organisation de cette révolution. Malgré le congrès de la vallée de la Soummam en 1956 et le combat d’Abbane Ramdane contre le processus d’une militarisation de lutte sans fondements politiques, la physionomie du nouveau mouvement national va être déterminée par les forces militaires, très confuses sur le plan politique et refusant de définir le contenu social de leur projet anticolonial.

Le problème d’Abbane Ramdane était simple. Prisonnier au moment de l’insurrection et libéré en 1955, il a saisi le sens autoritaire que prenait la révolution, et il n’en voulait pas… Pour redéployer l’événement de 1954. il a alors essayé de rallier les couches moyennes. à travers Ferhat Abbas et les anciens de l’UDMA (2). Il les accueille dans le Front pour créer un contrepoids aux plébéiens. Il fait adopter un programme qui subordonne la diplomatie extérieure à la direction intérieure de la lutte, mais aussi (deuxième thèse du congrès de la Soum­mam), le militaire au politique. C’est donc grâce à lui que les couches moyennes se sont trouvées catapultées  à la direction du FLN dans un cadre précis : indépendance sur tout le territoire (c’est-à-dire sans concessions à l’occupant, qui envisagea plus tard un partage du pays) et unité du peuple algérien autour du FLN, lequel était bien, dans la conception de Abbane, un front ouvert à diverses composantes (y compris les communistes) et non un parti au sens classique.

Abbane a été marginalisé, puis assassiné, parce que, dans la réalité, il ne disposait pas de la direction effective du FLN. Et il ne partageait pas non plus les convictions politiques de la plupart des chefs militaires de la rébellion. Au congrès de la vallée de la Soummam, il ne restait pratiquement plus de chefs « historiques » : Didouche et Ben Boulaïd, qui auraient pu peser. étaient tombés au champ d’honneur ; Krim se méfiait de Abbane en qui il voyait un dangereux concurrent Ait Ahmed, Ben Bella, Khider. Boudiaf sont en prison ; en fait seul Larbi Ben M’Hidi soutient les positions de Abbane.

En outre, dans les Archives du FLN publiées par Mohamed Harbi, on trouve une lettre de Ben Bella, envoyée à la direction exécutive du FLN. dans laquelle Abbane Ramdane est personnellement pris à partie (sous le pseudonyme de Han­sen). Ben Bella demande aux dirigeants de « surseoir » à la publication des décisions prises à la Soummam car elles remettent en cause, dit-il, des points doctrinaux aussi fondamentaux que celui du caractère islamique de nos futures institutions politiques » (cf. Archives, p. 168).

En fait, ce qui se cache derrière cette formule, c’est le rejet, de la part de Ben Bel­la, de l’alliance envisagée par Abbane avec les forces réformistes traditionnelles, démocrates et talques. Mais Ben Bella s’inquiétait pour peu : les décisions de la Soummam resteront lettre morte, les chefs militaires disposaient déjà du pouvoir réel. Le programme de ceux-ci se résumait en une phrase : « L’indépendance d’abord, et on verra après. » Ab­bane avait la fâcheuse tendance de vouloir « voir » avant !

A partir de 1957-1958, ce ne sont mème plus les militaires de l’intérieur (ceux qui se battaient dans les montagnes) qui dirigent le FLN. Ce sont, maintenant, les militaires de l’extérieur, ceux qui com­mandent l’armée des frontières (Maroc et Tunisie) qui dictent leur volonté…

— Il est donc difficile de prétendre qu’il existait dès 1954 une divergence stratégique. qui se serait exprimée sur le recours nu non à la lutte armée.

En effet, la lutte armée n’a pas été le principal clivage. Messali n’a jamais exclu cette possibilité. Plus, n’a-t-il pas demandé dès le début des années cinquante à Aït Ahmed de reconstituer l’OS, et de se préparer à l’action militaire ? J’ajoute que beaucoup de militants MTLD-MNA se sont jetés dans la lutte armée, dés 1954. Mohamed Harbi rapporte, dans son livre la Guerre commence en Algérie. que Ab­bane Ramdane aurait dit au Cheikh El Mili qu’il allait attribuer au FLN des actions armées conduites par le MNA. En réalité, Messali a toujours été demandeur vis-à-vis du FLN, surtout à partir de 1956, pour mener la bataille commune. Mais il faut également distinguer entre Messali et ce que son parti va devenir, à la fois sous la pression des autorités coloniales et de l’intransigeance du FLN. Ce qui est certain, c’est que du côté du FLN, on redoutait la personnalité de Messali. Tandis que du côté de Messali, on prenait petit à petit l’habitude de jouer avec le feu, c’est-à-dire de faire des clins d’œil aux autorités coloniales, le cas échéant. Cette situation, tragique et irréductible, va s’achever dans la véritable guerre ouverte entre ces deux organisations, et la défaite finale du MNA.

Le mouvement des masses a décidé de la victoire

— Si la lutte armée n’était pas une ligne de partage, le FLN n’exprimait pas une plus grande clarté ou un plus grand radicalisme du point de vue du programme. On peut même dire que pour une lutte de libération nationale dans un pays où la question agraire et le poids de la paysannerie étaient déterminants, il est resté très discret ou modéré en matière de propositions de réforme agraire. Enfin, en ce qui concerne la base sociale, le MNA semble avoir bénéficié d’une implantation peut-être plus solide dans le prolétariat émigré en France. Mais ne serait-ce pas, paradoxalement, ce qui a fait la différence : une prise en charge plus effective et plus radicale de la question nationale de la part du FLN ?

C’est là encore un mythe à déconstruire. Le problème n’est pas de défendre le MNA. Mais, historiquement, Messali est porteur d’un projet révolutionnaire nationaliste. Il est le premier à avoir posé la question de l’indépendance nationale, en 1929, contre, entre autres, le Parti communiste français. Il s’est toujours maintenu sur cette ligne. On ne peut pas dire qu’il fait passer des considérations sociales avant la question nationale. Ce qui va faire la force du FLN, c’est plutôt la conjonction de deux éléments :

– D’une part, l’action armée fondée sur une énorme force de refus populaire.

– D’autre part, la possibilité de rallier par des méthodes très dures et autoritaires des forces sociales, y compris petites bourgeoises et bourgeoises, en leur donnant le gage de laisser dans l’ombre les contradictions sociales qui traversaient le peuple algérien. A partir du moment où il propose l’émancipation en arguant qu’il n’y a pas de différences sociales, ou qu’en tout cas, elles sont secondaires par rapport à l’unité du peuple, le FLN va s’implanter partout. Les milieux plus proprement prolétariens vont fournir de gros bataillons, et pas seulement dans l’émigration, mais sans jamais être représentés en tant que tels dans les organes dirigeants. Quand en 1956, le Parti communiste algérien entre en négociations avec le FLN, la condition posée par celui-ci, c’est l’intégration individuelle en tant que militants nationalistes : c’est encore un gage…

Je veux donc dire que l’appréciation du caractère social de cette révolution doit se faire en tenant compte du fait que le MNA était tout aussi nationaliste que le FLN. La différence, c’est qu’à partir de 1954, on se trouve avec une force armée organisée en willayas, qui va conduire le jeu. Le MNA va être alors marginalisé par le FLN, puis satellisé par le colonialisme. Mais on ne peut pas dire que le FLN ait fait montre d’une compréhension supérieure de la question nationale.

— On a souvent présenté la victoire de la révolution algérienne comme une victoire d’abord militaire, au point que l’expérience (réelle ou imaginaire) de la lutte de libération était devenue une source d’inspiration et un modèle pour certaines organisations guerilleras en Amérique latine dans les années soixante-dix. Qu’en est-il à ton avis ?

C’est un problème à la fois symbolique et historique. Pour les Algériens, ce fut une victoire militaire de l’ALN et du peuple en armes. Les militaires algériens au pouvoir ont de surcroît intérêt à ce que cette idée devienne une vérité historique. Boumedienne a fait, en 1975 je crois, un long discours polémique contre qui voudrait présenter l’indépendance comme octroyée et sans défaite militaire de l’impérialisme… Sur le plan du symbole, c’est bien une victoire militaire, parce qu’il existait une telle force de refus que le colonialisme ne pouvait pas vaincre sans génocide.

Pourtant, techniquement, l’armée française a remporté une victoire. Le plan Challe et l’électrification de la frontière tunisienne avaient créé une nasse dans laquelle les willayas étaient paralysées L’armement n’arrivait plus. Des révolutionnaires algériens racontent aujourd’hui qu’à certains moments, à la fin des années cinquante, ils n’avaient même plus les fusils de 1954… Ils étaient pourchassés et ne pouvaient pas s’opposer à une armée de 500 000 et jusqu’à 700 000 soldats (il faut s’en souvenir !) ; une armée moderne, entraînée, qui avait tiré les leçons de sa défaite en Indochine. C’était un combat très inégal, mais qui ne pouvait se résoudre sur le plan strictement militaire.

Pourtant, les dirigeants de l’Algérie indépendante veulent, eux, que ce soit une victoire militaire. En réalité, cette assertion vise à renforcer leur propre légitimité. La vérité historique est cependant autre : ce sont les masses algériennes qui ont remporté la victoire. L’ALN n’était pas très opérationnelle à l’intérieur c’est la guérilla urbaine qui a pris la relève. Mais, plus fondamentalement encore, c’est le peuple qui descend dans la rue, spontanément, et se mobilise au-delà des mots d’ordre du FLN lui-même. En vérité, c’est la radicalisation sociale, révolutionnaire, de la lutte populaire. à partir de 1959, qui va prendre de cours et le FLN et les forces coloniales. Je crois que c’est cela qui va pousser la bourgeoisie française à accepter l’indépendance de l’Algérie. Et, s’il n’y avait pas eu les accords d’Evian, les choses auraient certainement pris un cours différent. De Gaulle, j’en suis convaincu, avait compris le danger. Le caractère social de la révolution se serait clarifié, ainsi que ses formes d’organisation politiques. De plus, l’ALN était dans l’impasse, bloquée aux frontières ; il y avait un risque réel de régionalisation du conflit militaire — régionalisation à l’échelle du Maghreb j’entends, qui était, pour des raisons tactiques. souhaitée par les dirigeants du FLN, mais redoutée par Bourguiba et la monarchie marocaine.

Ta question, toutefois, ne soulève pas seulement un problème d’histoire, elle met le doigt sur une caractéristique centrale, durant cette seconde moitié du XXe siècle, de la lutte des peuples colonisés. Pour eux, le problème ne se pose pas, historiquement, sous sa forme militaire : la guerre engagée est toujours de caractère politique ; la dimension militaire est décisive, mais en dernier ressort secondaire par rapport à la radicalisation politique : on peut vaincre une armée, on peut ruiner ses forteresses, on ne peut rien contre un peuple galvanisé et déterminé à parvenir au but. L’exemple algérien a montré à tous, y compris aux militaires algériens eux-mêmes, qu’une situation caractérisée par un reflux des possibilités militaires, techniques, pouvait aussi se transformer en victoire politique dès lors que les masses sont convaincues et déterminées.

— Dès lors qu’une lutte de libération de l’ampleur de la révolution algérienne ne peut se résoudre sur le terrain strictement militaire, elle pose le problème des rapports entre le militaire et le politique (et le diplomatique) et, en dernière instance le problème des négociations et des compromis possibles. En la matière, aucun principe abstrait ne fait l’économie de l’analyse concrète de la situation concrète, autrement dit des rapports de forces réels. Certains ont hurlé à la trahison quand les Vietnamiens ont signé les accords de Paris : or, quelques mois plus tard, ils entraient à Saïgon. Inversement, d’autres (ou parfois les mêmes) ont cru que les accords de Lancaster House libéreraient au Zimbabwe une dynamique révolutionnaire spontanée. Du point de vue de l’Etat français, les accords d’Evian tentaient de ménager la possibilité d’une issue néo-coloniale en Algérie. Pourtant, leurs termes ont été dépassés en quelques semaines par la radicalisation des masses. Quelle appréciation peut-on avoir aujourd’hui de ce compromis ?

Avec les accords d’Evian, on se trouve confronté à un problème clef de la stratégie d’un mouvement révolutionnaire po­litico-militaire : le problème des rapports de forces et des diverses gammes ou des différents terrains de la lutte.

En 1962, ces accords ont fixé le cadre qui était sensé déterminer les rapports futurs entre la France et l’Algérie. Ils ont été signés par une direction du FLN qui n’avait guère plus de pouvoir sur le processus réel. Le pouvoir effectif était déjà entre les mains de l’état-major de l’ALN. Cet état-major ne s’est pas opposé au compromis à condition que les principes de base, indépendance et intégrité territoriale, soient respectés.

Restait le problème de la communauté de souche européenne. La direction du FLN et Ferhat Abbas souhaitaient le maximum de garanties pour cette communauté, parce qu’ils avaient leur idée sur le rôle social qu’elle pourrait jouer dans l’Algérie indépendante. Mais ce n’était pas l’avis de tout le monde…

En même temps, les accords étaient bien un compromis dans la mesure où le FLN ne pouvait continuer à se battre dans la perspective d’un succès rapide. C’était un compromis avantageux, dans le respect des deux principes de base. bien qu’avec des concessions sur les questions du pétrole et des bases militaires. Ce qui permet de porter un jugement sur un compromis de ce type, ce n’est pas le contrat, la parole donnée, mais le rapport de forces. Dès 1962, le compromis est en effet dénaturé par la radicalisation de la population et l’alliance de Ben Bella avec l’état-major contre la direction du FLN. Le fait que les masses deviennent sujet de leur histoire, notamment à travers l’autogestion, vide de leur contenu les clauses de l’accord d’Evian. Personne, il faut le souligner, et pas même Ferhat Abbas ne défend ces accords à partir du référendum sur l’indépendance de juillet 1962. Du point de vue des Algériens, ils permettent donc d’obtenir l’indépendance, rien de plus, mais rien de moins.

J’ajoute cependant ceci : en matière de compromis, il n’y a ni exemple à suivre ni code de vertu. Le compromis est précisément l’expression d’une situation où aucun des protagonistes n’est capable de faire la décision, mais où chacun a besoin de changer de position, de déplacer le problème. L’exemple vietnamien dont tu parles est excellent : voici des gens structurés, organisés, redoutables sur le plan militaire, mais qui ne peuvent pas opposer aux bombardements US des bombardements en représailles sur les cités américaines ; ils ne peuvent pas « techniquement » vaincre, mais ils peuvent politiquement gagner. Ils font des concessions dans les accords de Paris parce qu’ils savent pertinemment que les Américains boutés hors de Saïgon, le régime fantoche s’effondrera. Ils jouent donc sur tous les registres de la lutte (politique, militaire, idéologique) et ils parviennent à leur but. Les Algériens avaient fait de même, à Evian. Les clauses néo-coloniales étaient, dans ces accords, évidentes ; mais la réalité, sur le terrain, avait déjà évolué. Personne, en 1962, le FLN moins que tout autre, ne pouvait contrôler l’exceptionnelle énergie des masses en mouvement. La ra­dicalisation était telle que le parti ou l’homme politique qui aurait dit aux masses : « Vous allez trop loin », aurait tout simplement choisi le suicide politique.

Je te réponds donc : c’était un com­promis nécessaire, il était utile dans cette phase de la lutte. Le compromis, expres­sion d’un rapport de forces, n’est en soi ni bon ni mauvais : tout dépend de ce que l’on est capable d’en faire par la suite.

Sous Ben Bella : une période ouverte

—D’après toi, il y aurait donc eu la volonté d’une part au moins de la direction du FLN d’aller au-delà de ces accords. Cette volonté aurait été nourrie d’autre part par la situation objective, l’exode massif de la population de souche européenne, qui, dans une colonie de peuplement comme l’était l’Algérie, avec une bourgeoisie algérienne beaucoup plus faible et rachitique encore que les bourgeoisies marocaine et tunisienne, laissaient un vide social béant. C’est dans ce vide qu’ont surgi et se sont radicalisées les masses urbaines et paysannes dès le lendemain de l’indépendance ?

Cette radicalisation va en effet déterminer la signification du régime Ben Bella de 1962 à 1965. La situation se trouve alors caractérisée par l’absence de médiation politique entre les masses et le pouvoir. Le FLN veut remplir ce rôle, mais il est obligé de tenir compte de l’entrée en scène de couches sociales qui ne s’étaient jamais exprimées auparavant (la paysannerie notamment) et de la faiblesse des médiations idéologiques. Ce qui s’est passé entre 1954 et 1962 (l’utilisation élémentaire de la force de refus des masses et l’indéfinition du caractère social de la révolution) va désormais se payer. Quand en 1960 les willayas étaient battues, ce sont les masses urbaines qui sont sorties spontanément dans la rue et ont fixé le sort de la lutte. En 1962. le conflit entre l’état-major et la majorité des willayas d’un côté, la direction du FLN et quelques willayas de l’autre, éclate. C’est encore la descente des masses dans la rue à Alger, lorsque Ben Bella rentre dans la ville avec Boumedienne, qui va trancher le conflit : elles apportent leur soutien à Ben Bella perçu comme plus radical. En effet, pour ces masses, la fin du colonialisme, c’est aussi la possibilité de l’émancipation sociale, même si elles n’ont pas les moyens de l’exprimer explicitement. La force de Ben Bella a été de reprendre ça à son compte, dans un contexte international particulier. Il ne faut pas oublier en effet que Ben Bella était l’homme de Nasser, alors porteur d’une conception progressiste et anti-impérialiste.

Il y a donc eu une radicalisation objective, et non pas programmatique du processus révolutionnaire. Le FLN va servir de fourre-tout : y cohabitent les positions les plus radicales comme les plus ouvertement conservatrices. La Charte d’Alger de 1963 va consacrer la victoire de la fraction la plus radicale appuyée sur le mouvement de masse. De 1962 à 1965, on va voir accéder à la vie politique des couches sociales jusque-là exclues. L’autogestion constitue d’abord une réponse à un problème matériel immédiat et réel qui est de faire fonctionner une économie désertée par les colons elle trouve dans une certaine lecture populaire de l’islam une justification idéologique. La bourgeoisie et la petite bourgeoisie n’étaient pas prêtes à assumer la gestion d’une société en ébullition. Les ouvriers et les paysans ont donc répondu : pourquoi pas nous ? C’est une réponse à une situation donnée, qui trouve un écho dans la gauche du FLN, laquelle va essayer de fournir une idéologie et une orientation et, en jouant sur cette dimension autogestionnaire, créer un rapport de forces favorable pour le socialisme au sein du FLN. Mohamed Harbi, Hocine Zahouane et leurs camarades de la gauche portent, à leur honneur, cette tentative.

Dès 1964 cependant, les choses étaient claires et la confrontation était devenue inévitable entre les forces qui soutenaient ce processus et celles qui s’y opposaient. Ben Bella lui-même n’était qu’une figure de compromis ; il répondait à une nécessité objective. Il était la voix du peuple dans le pouvoir et en même temps la voix du pouvoir dans le peuple. Toute une partie de l’appareil militaire s’opposait au « chaos », à « l’anarchie » de la rue, voulait construire un « Etat moderne », une économie « solide ». La bataille entre les forces éternelles du statu quo et celles du progrès avec les masses était engagée. Ben Bella, pour sa part, donnait des gages incohérents à tout le monde.

Les masses étaient tenues à l’écart de ces batailles. Aucune force politique autonome n’avait pu se constituer. La démobilisation apparaissait un peu partout. Lorsque Boumedienne renverse Ben Bella en juin 1965, la réaction populaire est relativement faible. Non que les masses aient choisi entre le Président et le vice-président : mais ce conflit n’était pas visiblement le leur. L’Algérie était déjà devenue ce qu’elle est encore aujourd’hui : un pays où il y a d’un côté les affaires du pouvoir, et de l’autre les affres de la vie quotidienne.

— Donc, le renversement de Ben Bella n’aurait pas la portée d’une contre-révolution : il sanctionnerait plutôt un déplacement des rapports de forces au sein de l’équipe au pouvoir et une modification de ses rapports avec les masses. L’élimination de Ben Bella masquerait en réalité d’importants éléments de continuité dans le caractère du régime avant et après juin 1965 ? Ainsi, l’encadrement autoritaire des masses aurait commencé sous Ben Bella avec notamment la normalisation bureaucratique du congrès de l’UGTA (4) dès 1963, alors que les mesures anti-impérialistes auraient continué, voire se seraient approfondies sous Bou­medienne avec les principales nationalisations, le monopole du commerce extérieur, etc.

Jusqu’à la dernière minute, Ben Bella a cru possible de jouer le compromis et de trouver des points de jonction avec les forces armées. Mais ce qui a précipité sa chute, c’est l’illusion qu’il pouvait se permettre d’affaiblir le clan d’Oujda au sein de l’Etat : sa décision d’éliminer Bou­teflika, qui était le commis de Bou­medienne, va lui coûter cher. Le clan d’Oujda a dit non, en écartant purement et simplement Ben Bella du pouvoir.

Ben Bella est toujours resté dans l’ambiguïté. D’un côté, il appuyait en 1963 la normalisation bureaucratique du congrès de l’UGTA, mais quelques mois plus tard, au congrès du FLN, il parlait de créer des milices populaires armées, ce qui ne pouvait être perçu que comme une menace par les militaires : ces zigzags étaient suicidaires mais ils étaient la marque de son statut et de ses limites.

C’est pourquoi on peut dire que la figure de Ben Bella est une figure de compromis, qui a épuisé en trois ans la radicalisation du mouvement de masse. Et quand le clan a compris que le rôle de Ben Bella était fini, il s’est emparé directement du pouvoir. On ne peut même pas dire que Ben Bella était plus révolutionnaire que Boumedienne. Ils avaient en gros la même conception, mais Bou­medienne disposait d’une force organisée, l’ALN. Le coup d’Etat de Boumedienne ne peut donc pas être vu comme une contre­-révolution. Il modifiait sans doute le rapport de forces et sanctionnait la victoire des forces bureaucratiques sans remettre en cause les orientations fondamentales, sauf bien sûr en ce qui concerne la relative autonomie du mouvement de masse.

Pour nuancer, on pourrait dire que le coup d’Etat était contre-révolutionnaire du point de vue de l’activité du mouvement de masse et de la gauche du FLN, mais par rapport au régime, aux structures de l’Etat, à la politique économique, il s’inscrivait plutôt dans la continuité et la rationalisation. Ce n’est pas un hasard si c’est la seule gauche, très minoritaire, qui va payer la note du coup, alors que l’essentiel de l’appareil, le même personnel, se retrouve comme un seul homme derrière Boumedienne.

La période de Ben Bella peut donc se caractériser comme une période ouverte, où les masses pouvaient s’exprimer (même si elles le faisaient de moins en moins) ; elle était, pour reprendre l’expression de Mohammed Harbi, propice à la constitution « d’espaces de liberté et de la contestation révolutionnaire ». Avec le coup d’Etat, c’est la chape de plomb qui s’abat sur le mouvement de masse.

— A trop souligner la différence qualitative entre le régime Ben Bella et le régime Boumedienne, n’y aurait-il pas, du point de vue des tâches pratiques, le danger d’une apologie acritique du premier, et d’un sectarisme face aux mesures anti-impérialistes prises sous le second ?

Je crois qu’il y a là en fait deux questions distinctes : l’appréciation du processus réel et le point de vue des révolutionnaires. J’essaie pour ma part de comprendre ce qui s’est passé. Dans cette situation, je pense que la gauche du FLN a fait une erreur en ne posant pas dès 1962 la question de la nécessité de l’organisation autonome du mouvement de masse, indépendamment du pouvoir d’Etat, quel qu’il soit.

Je ne tiens pas la Charte d’Alger pour un programme révolutionnaire. Il faut considérer la situation objective de ces trois années du régime Ben Bella : il n’y a pas de pouvoir révolutionnaire (un gouvernement ouvrier et paysan comme on disait à l’époque), mais une situation révolutionnaire en mouvement vers une confrontation. Il n’existe ni programme ni force organisée capable de fournir une orientation à ces forces sociales en mouvement. Il y a un pouvoir en haut qui essaie en revanche de contrôler ce mouvement et de régler les problèmes de rapports de forces dans son sérail. Ce que représentait le benbellisme, c’était le compromis entre ce mouvement qu’il fallait laisser agir en le canalisant, et les forces qui étaient déjà pour une stabilisation, une réorientation, une « étatisation » du processus révolutionnaire. Ces forces sociales-là ne voulaient pas qu’il y ait des groupes organisés en dehors de l’Etat et de l’armée. Du reste, elles témoignaient d’un mépris infini à l’égard des « politiques » : Hocine Zahouane alors membre du bureau politique du FLN, raconte avoir entendu Boumedienne dire, pour dévaloriser l’organisation politique de masse, qu’une « cellule du parti n’équivaudrait jamais, en efficacité, à une section de l’armée » (Sou’al, n° 1) !

Nation algérienne et nationalisme

— Vu la faiblesse sociale structurelle de la bourgeoisie algérienne, quelles étaient les forces politiques et sociales capables d’imposer aux masses ce projet et « d’étatisation« , pour reprendre ton ter­me ?

Principalement l’ALN, mais aussi le FLN, vu sa structure, même si la bourgeoisie proprement dite est en effet rachitique. Le FLN n’est pas un parti socialiste mais un parti attrape-tout, qui a absorbé la petite bourgeoisie, les oulémas (6), etc. Cette petite bourgeoisie a poussé un véritable soupir de soulagement lorsque Boumedienne est arrivé au pouvoir. La base de Boumedienne, c’était aussi l’appareil de la Sécurité militaire, l’héritage de Boussouf, représenté par le colonel Merbah, qui reste son allié jusqu’à sa mort. Il s’agit donc d’un conglomérat de forces sociales et politiques toutes organisées à l’intérieur du parti et de l’armée.

En face, il y a l’UGTA, mais déjà bureaucratisée après le congrès de 1963, les mouvements autogérés, la conscience spontanée des gens… Ce n’est jamais suffisant face à un mouvement organisé. Trotsky disait déjà que l’héroïsme désarmé du peuple ne peut rien contre la bêtise armée des casernes…

Ce qui me semble donc décisif à constater, c’est l’existence d’une situation révolutionnaire du point de vue des masses en mouvement. C’est d’ailleurs cette situation qui fait dire à Zahouane que le coup d’Etat de juin 1965 était en réalité un coup d’Etat rampant : dès 1963, le clan d’Oujda tablait sur l’essoufflement du mouvement de masse et le pourrissement de la situation. Et si le clan n’a pas agi avant 1965, c’est parce qu’il redoutait la mobilisation populaire.

— En procédant par analogies formelles, on est parfois tenté de rapprocher des mouvements tels que le FLN algérien, les mouvements de libération de l’Angola et du Mozambique, et des mouvements tels que le 26 juillet à Cuba ou le FSLN aujourd’hui au Nicaragua. Il serait plus fécond, pour l’analyse politique concrète d’insister sur les différences. Ainsi, le Front sandiniste, s’il se présente comme une organisation révolutionnaire qui prétend avant tout réaliser l’indépendance nationale effective d’un pays écrasé par l’impérialisme, est constitué dès l’origine par des cadres communistes sur la base d’un programme visant à l’édification du socialisme. Par sa référence et son rapport historique à la révolution cubaine et à sa direction, il est organiquement rattaché au mouvement ouvrier international. Ce sont autant de différences de taille par rapport au FLN algérien. Elles se vérifient dans le comportement et le rapport à la mobilisation de masse, après la prise du pouvoir. On retrouverait les mêmes différences au niveau de l’histoire, de la structure, de la fonction des forces armées révolutionnaires. Dès 1962, l’armée de Boumedienne est fortement hiérarchisée, professionnalisée : elle compte plusieurs dizaines de milliers de soldats et un encadrement qui s’est formé principalement dans les campements de la frontière

Je ne connais pas assez le Nicaragua pour m’aventurer dans ces comparaisons, mais, en ce qui concerne Cuba, il y a une première différence radicale qui saute aux yeux, c’est que l’armée rebelle cubaine s’est battue, elle était à la tête du processus, elle est entrée à La Havane après avoir démantelé l’armée de Batista, elle a remporté une véritable victoire militaire. Dès 1958, au contraire, l’ALN s’est repliée sur les frontières. Elle était un Etat en attente d’un territoire. C’est là une différence fondamentale.

Les révolutionnaires cubains, c’était aussi autre chose, même s’il faut se garder de la tentation de reconstruire l’histoire. Il y avait dans ce mouvement révolutionnaire des gens et des courants qui savaient où ils voulaient aller. Ça n’a jamais été le cas en Algérie. Il serait intéressant de savoir qui a parlé le premier de socialisme en Algérie. Je suis persuadé qu’on découvrirait que ce sont les vieux militants du MTLD ralliés au FLN. Ce qui dominait, c’était l’exemple égyptien et la référence à Nasser.

A partir de 1958, l’ALN était déjà plus un Etat militaire en puissance, hiérarchiquement organisé, attendant l’arme au pied que la situation se décante, qu’un mouvement révolutionnaire. Boumedienne a quitté le territoire algérien dès 1956.

Mieux : le cessez-le-feu a été proclamé en mars 1962. Que va faire alors l’état-major ? Il déclare aussitôt qu’il faut une véritable armée et il appelle à s’enrôler. C’est l’acte de naissance de « l’armée du 19 mars », gonflée de ces combattants de la dernière heure, ceux qu’on appelait par dérision les soldats de « midi moins le quart ». Des dizaines de milliers s’engagent, sans grande conscience politique. La bourgeoisie prend soin de placer ses fils. Ce sont ces troupes qui vont défiler à Alger avec Boumedienne.

— Dans la mesure où il n’y a pas eu de révolution vaincue (de défaite visible des masses), ni de contre-révolution véritable, peut-on considérer la révolution algérienne comme une révolution bloquée, ou une te révolution interrompue », pour reprendre l’expression qu’Adolfo Gilly a appliqué à la révolution mexicaine ?

Au fond, je pense qu’il y a un processus révolutionnaire né avec les émeutes de Sétif en 1945, qui s’est radicalisé militairement à partir de 1954, et qui a duré jusqu’en 1965. Après 1965, le processus révolutionnaire a été endigué, bloqué, et on a assisté au développement d’un système social et politique de caractère bureaucratique, étatique, défini à la fois par rapport aux problèmes sociaux internes et au contexte international.

De 1965 à 1979, le régime Boume­dienne a été fondamentalement anti-impérialiste avec une stratégie de développement économique pour laquelle l’anti-impérialisme était précisément nécessaire : réappropriation des richesses nationales, possibilité de créer une nouvelle donne sur le plan économique international ; le soutien aux mouvements de libération s’inscrivait dans cette même logique. Ce qui distingue Boumedienne du régime actuel, c’est une ligne anti-impérialiste cohérente. Avec la volonté d’industrialisation et de modernisation, dirigée sur le plan intérieur par des forces sociales très faibles, sur des bases idéologiques radicalement fausses, et par l’exclusion des masses des décisions politiques. Les politologues qualifient cela de révolution par en haut. C’est en tout cas une révolution économique par en haut, sans transformation des rapports sociaux. Cette industrialisation s’est soldée par un échec, à mon avis. Le régime actuel est en train de démanteler progressivement cet appareil productif, n’ayant plus ni projet interne ni projet international cohérent ; ce qui l’amène de plus en plus fréquemment à voter avec l’Arabie Saoudite dans les réunions internationales… Boumedienne, lui, était anti-impérialiste par nécessité, en fonction de l’illusion d’une économie autocentrée, sans lier cette entreprise à une transformation socio-économique de l’ensemble du Maghreb — ce qui serait pourtant la seule possibilité. A la fin de ce siècle la construction du capitalisme dans un seul pays n’est guère plus possible que l’édification du socialisme dans un seul pays…

On touche là au cœur des contradictions de la révolution algérienne, qui a été nationaliste au sens radical, mais aussi au sens étroit du terme. Ce nationalisme a joué un rôle positif dans la lutte de libération, mais on voit aujourd’hui ses limites dans l’impossibilité de jonction avec les autres forces potentiellement révolutionnaires au Maghreb.

La révolution algérienne ne peut pas plus être qualifiée de socialiste que ses mesures agraires ne peuvent être qualifiées de révolution agraire. Quant au caractère social de ce régime, je crois qu’il s’agit d’un régime sans classe dominante consolidée, avec des groupes dirigeants articulés sur une multiplicité d’intérêts sociaux en mouvement ; un régime de transition donc vers un capitalisme sous-développé et la consolidation d’une classe composée de l’ancienne bourgeoisie, de la nouvelle bourgeoisie et des couches étatiques promues par le processus révolutionnaire. Là encore le modèle égyptien peut dans une certaine mesure servir de référence. En Algérie, les couches au pouvoir jouissent d’une relative solidité économique (grâce encore à la rente pétrolière), mais elles restent trop fragiles sur le plan politique pour pouvoir accepter le défi d’une organisation ouvrière autonome, ou même d’un multipartisme limité, à la tunisienne ou à la marocaine ; la sédimentation de ces couches au pouvoir, leur fusion, leur unification comme classe n’est pas encore suffisante.

D’où la difficulté de répondre à ta question : révolution bloquée ou interrompue ? Je penche plutôt pour la notion de révolution bloquée, mais ce blocage est de caractère structurel, objectif : voici un peuple qui se met en mouvement, qui se bat, qui tâtonne à travers l’autogestion, en étant toujours en avance par rapport aux forces politiques organisées. Le FLN n’a jamais été à l’avant-garde, le mouvement de masse a toujours été plus radical que lui. Mais ceci ne pouvait déboucher sur une expérience étatique révolutionnaire parce que les médiations politiques manquaient, parce que les conditions subjectives ne se muaient jamais en programme politique clair, cohérent et actif. Révolution bloquée, mais cela dès 1954 — parce que dés cette époque, il y a eu deux sujets de la transformation : la terrible force de refus anticolonialiste du peuple et la bureaucratie politico-militaire du FLN. La seconde contribuant à utiliser et étouffer la première.

— Une dernière question : dans quelle mesure l’histoire de la révolution algérienne, l’épreuve terrible de ces années de lutte, le poids de ce million de morts, ont-ils forgé une nation algérienne distincte dans l’ensemble du monde arabe ou même du Maghreb ?

A l’origine (c’est aussi à mettre à son crédit), Messali Hadj a parlé de la nécessité de libérer l’Algérie dans une perspective maghrébine. L’Etoile nord-africaine était bien, comme son nom l’indique, nord-africaine et non simplement algérienne. La dimension nationaliste était donc pour le moins régionale. Ou plus exactement, à la fois régionale et panarabe, mais pas dans le sens d’un panarabisme de type nassérien. Messali était plutôt influencé par l’expérience des Jeunes Turcs et de Mustapha Kemal, et surtout par le nationaliste arabe Chakib Arslan.

Les vicissitudes de l’histoire ont fait qu’à partir de 1954, les Algériens se sont retrouvés seuls. Le colonialisme a réagi différemment. L’Algérie était départementalisée ; la France a négocié avec le Maroc et la Tunisie qui étaient seulement des protectorats. Les Algériens se sont donc trouvés dans la nécessité de se constituer comme nation, parce qu’à partir de 1956 ils étaient seuls et que le colonialisme même les constituait comme nation opprimée en leur refusant la nationalité concédée aux Marocains et aux Tunisiens.

Ajoutons à cela le ciment que constituent les sacrifices énormes (les centaines de milliers de morts) payés pour l’indépendance. En 1962, on se retrouve avec un pays qui a une identité nationale et géographique relativement (j’insiste : relativement) stable et l’histoire commune d’une guerre de libération. La « com­munauté de destin », dont parlent les aus­tro-marxistes à propos de la nation, joue ici à plein.

A partir de là, l’orientation du mouvement national l’amenait à ac­centuer encore ses particularités. D’où une différenciation croissante :

— On maintient la référence aux autres pays à travers la notion d’arabité si chère à Ben Bella (qui lui sert aussi à s’opposer au polycentrisme interne et oublier qu’au moment de l’indépendance, Ben Bella se voyait un peu comme le Nasser du Maghreb).

— D’un autre côté, une nation algérienne est formée, qui a des traits spécifiques et qui a prouvé son existence à travers la lutte.

Le nationalisme algérien est beaucoup moins fondé sur une identité propre, algérienne, stable, que sur une identité affirmée à travers la différence de son histoire. Il n’en constitue pas moins une réalité.

Mais ta question est importante, parce qu’elle permet de montrer aussi le caractère double du nationalisme anti­colonialiste et anti-impérialiste. Le nationalisme est révolutionnaire dès lors qu’il permet de s’opposer à ces puissances mais il devient réactionnaire quand il se transforme en idéologie, visant à séparer, opposer, diviser les peuples de pays différents bien qu’appartenant à une aire culturelle et historique commune. C’est le cas du nationalisme algérien. La seule possibilité pour l’émancipation réelle du peuple algérien réside dans la formation d’une nation maghrébine. L’Etat nationaliste algérien fête aujour­d’hui le trentième anniversaire de l’insurrection ; c’est un grand moment, bien sûr. Mais ceux qui croient au socialisme, au progrès, à la nécessité de s’opposer efficacement à l’impérialisme doivent préparer le Maghreb socialiste de demain — et lutter pour cela dès aujourd’hui.

Propos recueillis par Daniel Bensaïd


(1) FLN : Front de libération nationale. MNA : Mouvement national algérien.

Ces organisations, et d’autres mentionnées plus loin, doivent être brièvement resituées dans leurs relations historiques.

Dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale fut créée l’Etoile nord-africaine (ENA) dont Messali Hadj devint le principal dirigeant. L’Etoile fut dissoute en 1937, sous le Front populaire, par le gouvernement Blum. Messali Hadj crée alors le Parti du peuple algérien (PPA), en mars 1937.

Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) est créé en 1946, comme façade légale du PPA interdit depuis 1939. Le MTLD éclate courant 1954 : les messalistes créent le MNA. Leurs adversaires de tendance sont les centralistes (partisans du comité central).

L’Organisation spéciale (l’OS) était chargée, au sein du MTLD, de préparer l’insurrection. Ses dirigeants furent Aït Ahmed puis Ben Bella. Les anciens de l’OS lancèrent l’insurrection du 1er novembre 1954 et créèrent le FLN.

(2) L’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) est fondée en avril 1946 par Ferhat Abbas. Formation bourgeoise modérée, l’UDMA se ralliera plus tard au FLN et Abbas deviendra le premier président du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).

(3) ALN : Armée de libération nationale.

(4) UGTA : Union générale des travailleurs algériens.

(5) Clan d’Oujda : désigne les officiers groupés autour de Boumedienne dès 1956 (Bouteflika, Bencherif, Médighri…).

(6) Les Oulémas algériens : association is­lamique fondée en 1931 par Abdel-Hamid Ben Badis. Les Oulémas ont développé une activité culturelle et nationaliste, à travers la création d’écoles notamment.

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