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Les désillusions du « socialisme algérien » : Mythe socialiste ou réalité impérialiste ?

Article paru dans Le Prolétaire, n° 47, octobre 1967, p. 1-2


« Mythes et réalités dans les apports économiques entre pays industrialisés et pays sous-développés », tel est le titre éloquent d’un article publié par le quotidien algérien El Moudjahid, des 3, 4 et 5 septembre.

En plein vaudeville de la « mobilisation » (Ah ! qu’il est bon d’être martial lorsque la guerre est loin !) la petite-bourgeoisie algérienne est en veine d’effusions. Hier encore pleine d’espérance, elle se demande aujourd’hui sur un ton larmoyant : quel est le bilan de cinq années d’indépendance ? Et elle se répond à elle-même : rien, absolument rien sinon « une étroite dépendance financière, commerciale, technique et technologique » à l’égard des grandes métropoles capitalistes. Les mécanismes économiques qui ont permis l’exploitation des pays ex-coloniaux « n’ont subi aucune modification notable quant à leur finalité ». Voilà où nous en sommes et pourtant, après tant de souffrances, nous aurions droit à un tout autre traitement, s’exclame-telle indignée. Sans vaine commisération pour les malheurs de la petite-bourgeoisie algérienne, voyons ce qui provoque son indignation.

Les ressources apportées par les exportations sont dérisoires, elles ne suffisent pas à financer les importations nécessaires à l’industrialisation et mettent même quelquefois en péril l’approvisionnement régulier en produits de première nécessité. « La cause constamment dénoncée dans les enceintes internationales par les représentants des pays en voie de développement, en est que leurs richesses naturelles et leurs productions primaires sont exportées à vil prix vers les pays industrialisés, tandis qu’ils paient au prix fort les produits manufacturés importés de ces mêmes pays ». Après tant de bavardages d’une « gauche » européenne crétinisée sur sur les « grandes conquêtes révolutionnaires » des pays du « tiers monde », la « triste réalité », comme dit l’auteur de l’article, est que les pays libérés du colonialisme exportent des matières premières à vil prix pour importer en échange des produits manufacturés grassement payés.

C’est précisément là le système imposé par le marché mondial, et il ne peut en aller autrement dans une société fondée sur les rapports de production bourgeois. En effet, il est indispensable pour le capitaliste d’acheter à bon marché pour revendre cher : c’est sa fonction comme son but. D’autre part, il est essentiel pour les pays industrialisés de disposer des matières premières au prix le plus bas possible. Une diminution du prix des matières premières commande en effet une augmentation correspondante du taux de profit. Enfin, le bas prix des matières premières conjugué à l’amélioration technique continuelle des instruments de production et à l’intensification de l’exploitation de la force de travail permettent d’obtenir des produits à bon marché que l’on pourra répandre partout en forçant la concurrence. Dans le Manifeste des communistes, Marx n’écrivait-il pas : « Le bas prix de ses marchandises est la plus grosse artillerie avec laquelle elle (la bourgeoisie) démolit toutes les murailles de Chine et obtient la capitulation des barbares les plus opiniâtrement xénophobes » ? Il n’est pas besoin d’aller chercher plus loin pour comprendre l’action des Etats à grand développement industriel pour maintenir au plus bas le prix des matières premières minérales et organiques.

Face à cela, nos petits-bourgeois récriminent : « L’indépendance de notre pays n’a rien changé au fond des choses : car, en jouant sur les prix et les contingents admis sur le marché français, nos partenaires s’arrangent pour qu’il ne reste aujourd’hui en Algérie que juste de quoi couvrir les salaires des travailleurs. Les résultats rémunérateurs et les nouvelles sources de financement ainsi dégagées, continuent, comme par le passé, à suivre l’économie française ». Le discours, comme il est bien clair, s’adresse surtout ici aux travailleurs algériens : ne vous plaignez pas des bas salaires, nous n’y sommes pour rien puisque ce sont les Français qui empochent tous les profits. Il ne nous reste, à nous, que bien peu. Au travail donc, et sans rechigner ; nous nous occupons de notre côté du bien de la nation ! (voir à ce propos nos articles sur « l’Algérie après l’indépendance », Le Prolétaire nos 28 et 29, où nous dénoncions les illusions nées de l’indépendance nationale).

En ce qui concerne l’accord sur les hydrocarbures (juillet 65) ignoré par le cartel anglo-saxon et saboté même par les directeurs des sociétés pétrolières installées en Algérie, l’article demande timidement qu’il soit respecté et que les opérations économiques tiennent compte des intérêts des deux parties : « Faut-il rappeler que c’est sur la base de l’équilibre des intérêts des parties que doit s’effectuer l’application des textes ? » Magnifique ingénuité ! Où est donc l’équilibre des forces entre le puissant Etat français et le frêle Etat algérien ?

Les mésaventures des nouveaux Etats indépendants ne s’arrêtent pas là. L’aide aux pays sous-développés n’est qu’une imposture, crient leurs dirigeants ! Il s’agit bien d’ « aide » en effet ! « Sur le le plan des faits l’on s’aperçoit vite que derrière cette prétendue assistance agit le même égoïsme néocolonialiste : le prêt consenti voit, dans la plupart des cas, son effet annulé par les charges croissantes de la dette ; pour le pays emprunteur, cela se traduit par l’effondrement de sa capacité de paiement à l’extérieur et une plus grande dépendance à l’égard du capitalisme international ; tandis que l’investissement consenti abouti souvent à consolider ou à asseoir de nouveau la domination des monopoles étrangers. Tout se passe comme si cette fameuse politique d’aide n’offrait de choix qu’entre le pillage systématique des peuples anciennement subjugués ou le prêt usuraire, ce qui revient au même. Dans l’un et l’autre cas, l’objectif demeure inchangé : maintenir ces derniers dans la dépendance économique afin de restaurer sous d’autres formes la suprématie politique perdue.

En laissant de côté l’idiotie sur l’ « égoïsme néo-colonialiste », c’est bien ce que nous n’avons cessé de dire depuis des années contre tous les Candide prétendant que la formation d’Etats politiquement indépendant aurait réduit les profits des pays capitalistes et porté un coup formidable aux monopole internationaux. Comment ne pas voir en effet dans tout cela une écrasante confirmation du fait qu’à l’époque impérialiste il n’y a plus place pour un développement économique des pays sous-développés propre à entamer la puissance des grands monopoles ? Comment ne pas comprendre que pour les pays ex-coloniaux la lutte pour l’émancipation économique et sociale ne peut être menée sur le plan national, mais bien à l’échelle internationale et à la manière prolétarienne ? Notre parti a montré avec insistance qu’à l’époque impérialisme on ne pouvait mettre fin à l’oppression implacable des pays arriérés par les pays hautement industrialisés qu’en détruisant la base même qui la provoque, c’est-à-dire les rapports de production capitalistes internationaux. Là se trouve la clé du problème, et non dans la dénonciation morale de l’« égoïsme néo-colonialiste ».

La théorie du prétendu « néo-colonialisme » doit être radicalement dénoncée comme réactionnaire et petite-bourgeoise, tout comme les théories sur le « néo-capitalisme » (voir Programme communiste, n° 19). Elles ne donnent aucune explication scientifique du processus historique qui a donné naissance à la période colonialiste du capitalisme, pas plus qu’une explication sur le capitalisme lui-même. En dernière analyse, leur fond se ramène à ceci : le capitalisme peut continuer à vivre, pourvu qu’il cesse d’être colonialiste, oppresseur, exploiteur, pourvu qu’il devienne respectable.

Poursuivant sur sa lancée, l’article dont nous nous occupons découvre une « structure néo-colonialiste du commerce mondial ». En fait, le commerce mondial n’a rien de nouveau et il suffit de laisser la parole à Marx pour le décrire :

« La grande industrie a fait naître le marché mondial, que la découverte de l’Amérique avait préparé. Le marché mondial a donné une impulsion énorme au commerce, à la navigation, aux voies de communication. En retour, ce développement a entraîné l’essor de l’industrie. A mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer prirent de l’extension, la bourgeoisie s’épanouissait, multipliant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan toutes les classes léguées par le moyen-âge. Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s’incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations. En exploitant le marché mondial, la bourgeoisie a donné une forme cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a dérobé le sol national sous les pieds de l’industrie. Les vieux métiers nationaux sont détruits, ou le seront bientôt. Ils sont détrônés par de nouvelles industries, dont l’adoption devient un problème vital pour toutes les nations civilisées et qui emploient des matières premières provenant, non plus de l’intérieur, mais des régions les plus éloignées. Les produits industriels sont consommés non seulement dans le pays même mais dans toutes les parties du monde. Les anciens besoins satisfaits par les produits indigènes, font place à de nouveaux qui réclament pour leur satisfaction les produits des pays et des climats les plus lointains. L’ancien isolement et l’autarcie locale et nationale font place à un trafic universel, une interdépendance universelle des nations. »

Mais vous, messieurs les dirigeants du « tiers monde », lorsque
vous parlez de « structures néo-colonialistes » du commerce, vous faites sans aucun doute allusion au fait que vous jouez les cousins provinciaux lorsque vous faites des affaires avec vos compères du « premier » ou du « deuxième » monde. Et c’est là la raison de votre désappointement. Ces prétendues « structures néo-colonialistes » du commerce mondial ont toujours caractérisé le commerce impérialiste, bien avant que vous n’apparaissiez comme comparses sur la scène historique. Ce sont celles que Lénine a décrites de façon classique dans son impérialisme. Mais vous, parce que vos intérêts l’exigent, vous mélangez tout, vous brouillez tout. Vous hurlez un jour contre l’impérialisme, le lendemain contre le néo-colonialisme, le surlendemain contre le néo-capitalisme, selon votre humeur… économique. Mais vous n’en envoyez pas moins vos représentants frapper à la porte des grandes banques. Plusieurs fois, les mandataires du respectable M. Boumediene se sont rendus à Washington pour obtenir des prêts de la B.I.R.D. et la dernière fois peu de semaines avant le fameux 5 juin. Cela permet de juger votre anti-impérialisme : dépit et rage impuissante.

Jusqu’ici, nous étions restés en Occident. Voyons maintenant si les choses vont mieux avec l’Orient. Hélas non : là aussi les rêves de commerce équitable que l’on caressait ont fondu comme neige au soleil. Le mieux est de citer intégralement ce que cette désillusion dicte à El Moudjahid :

« La politique d’aide pratiquée par les pays socialistes industrialisés n’apparaît pas en principe comme hostile à l’industrialisation des pays sous-développés. Cependant, on ne peut s’empêcher de relever à leur endroit des pratiques fort dommageables pour le crédit qu’ils ont su acquérir à nos yeux grâce à l’idéal social qu’ils professent et à leur solidarité avec les peuples en lutte pour leur indépendance.

« Il y a de quoi, en effet, s’interroger sur l’efficacité de l’aide qu’ils nous accordent, si, pour ce faire, ils recourent aux normes capitalistes et néo-colonialistes. S’agissant des prêts, l’on est à l’aise de faire remarquer que, si leur taux d’intérêt est inférieur à celui des néo-colonialistes, le coût des produits manufacturés importés est nettement supérieur au coût international, d’autant que la qualité est souvent inférieure à celle des produits analogues d’importation occidentale. Que les pays socialistes amis veuillent bien noter qu’il leur est malaisé de conquérir des marchés en pays industrialisés, vu la compétition féroce qui s’y donne libre cours. Mais alors ! Que les encouragements qu’ils trouvent chez nous ne soient pas pour eux l’occasion de se comporter et de traiter comme l’un quelconque des pays capitalistes. Il est aussi pénible de faire observer que l’assistance technique qu’ils nous consentent est souvent évaluée selon les tarifs pratiqués par les pays occidentaux. Cela étant, comment peut-on, d’une part, dénoncer la dégradation continue des termes de l’échange entre les pays développés et les autres qui le sont moins, et, de l’autre, continuer à traiter avec ces derniers selon précisément les coûts et les normes générateurs de cette même dégradation ? »

Après de telles révélations, ce serait l’occasion, d’interpeller les divers partis « communistes » européens : qu’avez-vous à répondre, aujourd’hui que la vérité sur l’impérialisme russe est proclamée par un pays qui se prétend lui-même socialiste et que vous-mêmes présentez comme le plus « révolutionnaire » des pays afro-asiatiques ? Mais nous savons aussi que ce serait inutile : il n’est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre !

Revenons-en donc à nos malheureux « tiers-mondistes ». Amis socialistes de l’Est, s’écrient-ils, vous vous êtes acquis un grand crédit parmi nous à cause de votre « idéal social », mais vos méthodes économiques et commerciales laissent vraiment à désirer. Certes, vous nous concédez des prêts à un taux plus faible que l’Occident, mais hélas vos produits sont non seulement de faible qualité, mais encore d’un prix supérieur à celui du marché mondial. Quant à l’assistance technique, la vôtre ne diffère guère de celle des capitalistes. Ne voyez-vous pas que les rapports que nous nouons avec vous entretiennent en nous la même angoisse que ceux que nous imposent les occidentaux égoïstes et avides ?

Mais c’est assez. Ces petits-bourgeois qui, d’un côté, s’étonnent de ce que les « pays socialistes », malgré leur « idéal », les traitent de la même manière que les pays capitalistes, savent bien, d’un autre côté, exploiter durement, malgré leur « idéal », leurs propres ouvriers. Ce mythe du socialisme oriental auquel ils sont contraints de ne plus croire, ce sont eux aussi qui l’alimentent pour tromper les masses qu’ils exploitent. Nous ne les plaindrons donc pas ; nous leur souhaitons au contraire que leurs travailleurs démasquent leurs mensonges « socialistes » et se dressent contre eux au nom du socialisme révolutionnaire.

En attendant, ce qui s’écroule c’est le mythe du « socialisme » de l’Est comme celui du « tiers-monde », laissant apparaître la réalité partout présente des rapports de production capitalistes. Pour en venir à bout, il faut autre chose que l’indépendance nationale : la révolution communiste internationale unissant les prolétaires des « trois » mondes !

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