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Maurice Audebert : Quousque tandem…

Chronique de Maurice Audebert parue dans Raison présente, n° 90, 2eme trimestre 1989, p. 126-128


D’après les informations d’hier « les tueurs sont en marche ». J’ignore ce qu’il en sera dans quelques semaines, quand paraîtra cette chronique : peut-être déjà arrivés puisque, par ces temps, la barbarie s’affiche en toute bonne conscience ; sans compter que, comme ils le promettent, si ce n’est pas demain ce sera plus tard car la police se lassera bien un jour de protéger le « criminel ». Salman Rushdie, comme on l’aura compris. D’après ces mêmes informations, un millier de musulmans ont manifesté dans les rues de Paris, et dont certains criaient « à mort ! » ; dans la foule, on voyait des gamins, particulièrement véhéments ; sur le petit écran. Monsieur Le Pen, qui se frottait les mains : « ce que vous voyez là, ce n’est que l’avant-garde ; demain ils seront des millions et c’en sera fait de vos libertés. » Pendant ce temps d’autres condamnent mais s’interrogent car il paraît qu’il faut laisser leur chance aux « libéraux » de là-bas.

J’ai la chance de n’être pas homme politique (même si je suis capable d’apercevoir, derrière le discours moral, les intérêts économiques) et je me considérais, jusqu’à ces derniers jours, comme tout à fait tolérant. Effets de l’âge ? je n’avais plus que des indignations légères, qui souvent s’éteignaient passé le plaisir d’écrire, il était bien loin le temps où je riais de lire chez Prévert : « ceux qui croient, ceux qui croient croire, ceux qui croâ croâ », les mangeurs de curés me semblaient se tromper de siècle et Malraux penser mal en proclamant que celui-ci serait religieux. Enfin je refusais la formule brutale (de Saint-Just, je crois) « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Mais, décidément, ils commencent à en faire TROP !

Les fanatiques, on connaissait bien, on en avait vu et on en voit partout, des églises aux stades en passant par les partis ; le bruit qu’ils peuvent faire ne nous faisait pas oublier leur petit nombre. Si, désormais, je suis inquiet, c’est que j’en viens à penser qu’ils ne sont que la partie visible de l’iceberg et que, à l’inverse des lois de la psychologie, c’est l’inconscient du plus grand nombre qu’ils montrent au grand jour. Les belles âmes, dans cette perspective, me paraissent bien plus dangereuses que les vociférateurs : monseigneur Decourtray, dans un communiqué qui est un chef-d’œuvre de tartuferie, condamne certes la condamnation à mort mais comprend et partage les réactions scandalisées des musulmans ; ainsi l’église catholique, si prompte à se mobiliser, si attentive et sourcilleuse quand il s’agit de protéger la réussite contingente du moindre spermatozoïde, s’est bien gardée de rappeler, en cette circonstance où pourtant il semblait s’imposer, son « respect inconditionnel de la vie humaine. » Quant aux musulmans « modérés » et de bonne compagnie je crains qu’ils ne ressemblent à Moncef Marzouki, dont LE MONDE publie un texte très révélateur dans son numéro du 25 février : certes il « condamne sans réserve l’appel au meurtre venu de Téhéran » mais seulement parce que, accusant Rushdie au nom de l’Islam, Khomeiny « usurpe une représentativité qu’il est loin d’avoir et que la majorité ne lui a jamais concédée » ; pur problème de forme, aucune référence aux droits de l’homme, et, sur le fond : « Khomeiny exprime l’indignation légitime des musulmans… Les droits de la personne, notamment à la libre expression, sont inaliénables. Ceux de la communauté, notamment le respect de ses croyances, ne le sont pas moins… La règle d’or : la liberté de l’un s’arrête où commence celle de l’autre, idem pour les droits ». Si je comprends bien, je puis écrire ce que je veux, mais à la condition de ne pas offenser Monsieur Marzouki, étant entendu que c’est lui qui s’arroge le droit de définir ce qui est offense. Et les choses vont ainsi leur train : il paraît qu’en Angleterre une loi protège contre le blasphème la religion anglicane ; les musulmans ont demandé l’extension de cette loi à la défense de leur religion. Jacques Berque, interrogé sur Antenne 2, déclarait qu’il n’était pas exclu que l’on puisse envisager des poursuites contre Rushdie au nom du respect de la personne humaine. Pour peu que le fanatisme gagne encore du terrain – et, à partir d’aujourd’hui, je renonce à mon souci des nuances : – il n’est pas, en ce domaine, de « durs » ou de « modérés », on est fanatique, un point c’est tout on ne pourra bientôt plus parler librement de quoi ni de qui que ce soit.

Je sais reconnaître mes erreurs, aussi dis-je adieu à ma tolérance ; désormais, chaque fois que j’entendrai le mot « religion », je montrerai les dents. LES VERSETS SATANIQUES, la vie de Mahomet c’étaient, ce sont toujours le dernier de mes soucis ; mais, quand le roman paraîtra – j’espère qu’il paraîtra – je l’achèterai ; non pour le lire – ne m’en demandez pas trop – mais pour l’installer en place très visible dans ma bibliothèque. Symbole bien modeste, peut-être même dérisoire ; mais c’est en attendant le jour où nous serons quelques-uns à demander l’interdiction à la vente de la Bible et du Coran, dont le contenu offense nos convictions et même, en certains passages, nos personnes, espérant avec impatience cette grande manifestation où nous défilerons à notre tour, proférant des blasphèmes et scandant des slogans anti-cléricaux, du Sacré-Cœur à Notre-Dame, évidemment.

2 réponses sur « Maurice Audebert : Quousque tandem… »

Très beau texte. Et à propos de Moncef Marzouki, on a eu le loisir 20 ans plus tard de constater auprès de quel bord il se rangeait, une fois à la tête de l’état tunisien. Il est allé jusqu’à accepter de se faire publiquement humilier par le roi du Qatar.
Et je pense que la Tunisie est le seul pays musulman où il n’y a eu aucune manifestation contre Salman Rushdy.

C’est un très beau texte en effet. Je suis d’accord avec toi. En tout cas, la Tunisie de Ben Ali a fait partie de ces Etats qui ont interdit le livre de Salman Rushdie.

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