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Jean-Daniel Martinet : Lettre ouverte aux « Temps modernes »

Lettre de Jean-Daniel Martinet parue dans La Révolution prolétarienne, n° 38, mai 1950, p. 3


En tant que simple abonné des Temps modernes, je me permets de poser à J.-P. Sartre et M. Merleau-Ponty les questions suivantes :

1. N’existe-t-il pas une différence de nature entre les camps russes, pièce maîtresse d’une économie planifiée (ce sujet est traité dans toute son ampleur dans le dernier ouvrage traduit de Dallin, et plus succinctement dans le deuxième numéro du Bulletin des Groupes de liaison internationale) et les autres camps de concentration actuellement connus, en Espagne, en Grèce et dans les colonies ?

Ces derniers ont un but répressif ou d’extermination, mais ils ne constituent en aucune manière un système d’exploitation économique cohérent : ils ne s’intègrent pas dans une conception esclavagiste de capitalisme d’Etat, et demeurent ainsi un aspect fort ancien et j’oserai dire « classique » de l’iniquité sociale.

2. S’il est probable que les camps soviétiques ne peuvent être considérés comme des camps d’extermination et s’opposent ainsi aux camps nazis, ce fait ne revêt-il pas à vos yeux des aspects tout aussi inquiétants ?

En effet le système concentrationnaire soviétique est économiquement viable et fait indissolublement partie de la conceptton « socialiste » des dirigeants de l’U.R.S.S. actuelle : Molotov a admis le fait dès avant la dernière guerre.

C’est ce qui oppose le planisme russe avec toutes ses conséquences (dans un pays arriéré et isolé) aux perversions hitlériennes et à celles de leurs émules grecs ou espagnols : le nazisme a été une monstruosité du capitalisme décadent. Et l’on sait que dans tous les domaines (économique ou biologique) les monstres n’ont qu’une existence éphémère.

Tout esprit impartial doit reconnaître que c’est grâce à la main-d’œuvre servile que le capitalisme d’Etat russe a pu mener à bien une partie non négligeable de ses constructions gigantesques et non rentables. En particulier, les constructions de canaux et de voies ferrées stratégiques, la prospection de l’or en Sibérie septentrionale, l’installation de grands combinats industriels où le minerai est extrait à plusieurs milliers de kilomètres des gisements houillers dont il est tributaire. De telles réalisations méritent peut-être de grands sacrifices et ont été nécessitées par d’urgentes questions de défense nationale, mais elles n’ont aucun rapport, ni de près ni de loin, avec le socialisme scientifique, si ce n’est comme des manifestations spéciales de l’accumulation primitive à notre époque où le capitalisme libéral est dépassé ; de tels records de production sont impensables autrement que par la mise en esclavage de plusieurs millions d’hommes. C’est un système d’exploitation cohérent, fort éloigné de l’absurdité nazie, et il n’y a pas de raison pour qu’il s’effondre du fait de ses propres contradictions. On peut l’accepter ou le rejeter : la mauvaise foi consiste à l’appeler socialisme.

3. Vous faites remarquer, à juste titre, que le Code du travail correctif de l’U.R.S.S. n’est pas une révélation due à David Rousset, mais a été édité à Londres dès 1936. Comment avez-vous attendu, vous aussi, 1950 pour vous intéresser officiellement à ce problème ?

L’histoire des camps russes, comme vous le dites, n’est pas une nouveauté. Je me souviens, par exemple, d’avoir vu projeter dès 1934 (à la Bellevilloise en séance privée) un film de propagande soviétique sur la construction de ce fameux canal de la Baltique à la mer Blanche, avec des images suggestives sur les conditions de vie des forçats « socialistes » : des sous-titres français ne laissaient aucun doute sur le chiffre de la main-d’œuvre employée, puisqu’on nous disait que plus de 70.000 personnes furent libérées pour leur bonne conduite et leur émulation.

C’est également vers les années 36 que des conversations avec les rescapés de l’U.R.S.S. nous révélèrent l’ampleur des camps de Sibérie.

Et c’est sans doute la connaissance de ces faits, les conséquences que nous en avons déduites, qui ont poussé un certain nombre d’entre nous au silence et à l’impuissante inaction devant l’occupant nazi : le choix était offert alors aux internationalistes entre aider une victoire allemande ou une victoire stalinienne ; en face de ce dilemme angoissant, nous fûmes quelques-uns (à tort ou à raison) qui préférèrent s’abstenir, n’ayant de goût ni pour la trahison ni pour l’union sacrée ; puisque personne ne pensait plus le socialisme, il nous a bien fallu nous contenter d’une attitude négative ; certes, nous prêtions aide à l’occasion aux résistants, comme nous aimerions aider quiconque est traqué aujourd’hui par une police omnipotente, en Russie ou ailleurs : mais nous ne cherchons à tirer aucun titre de gloire d’une attitude toute naturelle. Je signale simplement ces faits, car on a trop oublié les problèmes de conscience des militants non embrigadés ; et si l’U.R.S.S. n’avait été le paradis des gardes-chiourmes, notre position aurait été plus simple et plus digne.

4. Que signifie dans la pratique votre position politique actuelle d’équilibre entre les deux blocs impérialistes (américain et soviétique) ?

Il n’est, cela va de soi, nullement question d’excuser les fautes des uns par l’iniquité des autres ; nous savons qu’il existe des abus monstrueux, et de tous ordres, en France métropolitaine, dans nos colonies, en Europe et sur le continent américain.

Mais, sérions loyalement les problèmes, et si l’on se dit socialiste (marxiste -ou non), parlons sans artifice doctrinaire : disons ce qui est avant de parler de ce qui peut arriver.

Disons qu’en U.R.S.S., sauf pour une poignée de nouveaux privilégiés (d’origine ouvrière, il est vrai), la condition du travailleur manuel est liée à l’arbitraire bureaucratique ou se rapproche du simple esclavage. Certes, tout cela peut changer avec les années, mais cela est actuellement.

Inversement, du côté américain, les injustices sociales sont innombrables ; la société est imparfaite, instable, contradictoire ; le devenir de ce pays est incertain. Mais un homme libre peut encore y vivoter, y travailler, lire ses auteurs préférés, faire grève le cas échéant, avoir un foyer qu’un ukase des maîtres ne risque guère de disperser. Peut-être un jour proche la vie aux U.S.A. sera pire qu’en Russie, mais dans le présent il est faux de parler de fascisme ou de totalitarisme américain, dans le sens que nous donnons à ces termes en Occident.

Votre position ambiguë, d’autant plus regrettable que votre revue a une influence utile et considérable sur la jeunesse en d’autres domaines, prête le flanc à toutes les ruses et à tous les reniements ; elle réduit, à peu de chose, tout un faisceau de bonnes volontés et de bonnes intentions.

J.-D. MARTINET


P.S. – Les « T. M. » n’ont pas publié cette lettre.

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