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Nicolas : La diffusion de la répression

Article de Nicolas paru dans La Lanterne noire, n° 4, décembre 1975, p. 28-32


LA PROTECTION DES HONNÊTES GENS

Discours politiques, commentaires de journaux, informations, événements, contre-informations, la petite phrase pleine de présages, les mots mille fois amplifiés par les moyens de communication de masses et analysés en long et en large par les spécialistes, soutenus et expliqués par les intellectuels de tous bords… un monde de mots, de signes, de représentations nous entoure, nous unit ou nous désunit, nous transperce, nous emmerde.

Ce fleuve de significations entremêlées devient le discours social d’un
ordre établi ; il est le lieu où s’occultent les différentes significations de
la pratique sociale et c’est là que se développe la fonction de mystification nécessaire à la reproduction de l’exploitation capitaliste et de la domination politique dans le système démocratico-libéral bourgeois.

Certains esprits conservateurs, parfois, dévoilent le sens profond des actions du pouvoir, et en servant la démystification ils servent, sans le vouloir, la révolution (1).

Le directeur général de la Police Nationale dit :

« Tout le monde est conscient que le risque couru par les grands malfaiteurs, s’il est suffisant, participe à la sécurité des honnêtes gens autant qu’à la punition des bandits ( … ) ». (2).

Il y a des années, un certain Durkheim avait écrit que le châtiment est destiné surtout aux honnêtes gens, pour stimuler et garder vivants les sentiments collectifs et la cohésion sociale, c’est-à-dire : la soumission à l’ordre établi. La peine

« ne sert pas ou ne sert que très secondairement à corriger le coupable eu à intimider ses imitateurs possibles (…). Sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion sociale » (3).

On a pu dire très justement qu’une bonne partie du comportement légal est rituel, au sens où, même s’il n’a pas beaucoup d’effet sur celui qui a violé effectivement la loi ou sur celui qui est décidé à la violer, ce comportement la réaffirme continuellement, la transforme en sacrée.

Bruno, 17 ans, condamné à mort par un jury, montre l’exemplarité du châtiment, le caractère expiatoire de la peine. Vouloir ôter cet aspect religieux à la justice est l’œuvre d’esprits subversifs envers l’ordre social, disait Durkheim.

Le contenu réactionnaire, traditionaliste et religieux de la loi, les appels insistants à la peine de mort pour certains délits, les déclarations récentes des ministres de la Justice et de l’Intérieur (4), s’appuient sur les aspects magiques et ritualistes des attitudes collectives envers le crime, en même temps qu’ils les stimulent.

L’amalgame, consciemment propagé par le gouvernement, entre violence politique et criminalité, est possible du fait que le criminel réalise les désirs refoulés, partagés et caressés dans leur imagination par tous les membres bien intégrés de la société, les honnêtes gens.

Le châtiment du criminel transforme celui-ci en sauveur en exorcisant
chez les autres le démon de la rébellion et de la culpabilité qui en découle (5). De là l’ambivalence et la passion publiques dont s’alimente la presse à sensation. Mais de là aussi le danger réel pour la lutte révolutionnaire de cette dérivation du sentir populaire utilisée par le pouvoir.

Les flammes du bûcher qui illumine le moyen-âge chrétien se reflètent sur le couperet de la guillotine et la chasse au sorcières continue, toujours pareille à elle-même, interminablement.

L’accent mis sur ces aspects symboliques du châtiment (6) se conjugue avec un autre mouvement caractéristique de la société industrielle moderne : la diffusion de la répression.

Qu’est-ce que c’est que la diffusion de la répression ? Eh bien, en même temps que l’exaltation des images et des mots qui ont la fonction que nous avons signalée, au niveau de l’imaginaire social (7), d’autres mesures concrètes s’articulent à tous les niveaux de la réalité sociale. Des modifications particulières apparaissent dans la structure de l’appareil d’Etat en réponse à une nouvelle nécessité de contrôle et de mise au pas d’une contestation qui englobe des aspects particulièrement sensibles de l’ordre social en vigueur.

La stratégie traditionnelle de la répression a été de marginaliser pour mieux contrôler les groupes (ou classes) sociales susceptibles de participer à des changements profonds ou révolutionnaires.

Comme dit Foucault :

« la prison et d’une façon générale sans doute, les châtiments, ne sont pas destinés à supprimer les infractions mais plutôt à les distinguer, les distribuer, à les utiliser ; ils visent, non pas seulement à rendre dociles ceux qui sont prêts à transgresser les lois, mais ils tendent à aménager la transgression des lois dans une tactique générale des assujettissements. La pénalité serait alors une manière de gérer les illégalismes (…). Bref, la pénalité ne « réprimerait » pas purement et simplement les illégalismes ; elle les « différencierait », elle en assurerait « l’économie générale » (8).

Vers la moitié du XIXe siècle, quand le système politique libéral-bourgeois commence à fonctionner, la société est structurée d’une façon particulière que nous pouvons schématiser ainsi : un aspect « central » du système constitué par une partie de la population assimilée à la représentation consciente de l’ordre établi (la patrie, le drapeau, la propriété, le parlement, les partis) ; et un aspect « périphérique » constitué par des aires plus ou moins marginales bien contrôlées et gardées à distance du système établi : les pauvres de la ville (le prolétariat urbain des débuts de l’industrialisme), les délinquants, les fous, les prostituées et les révolutionnaires.

Toute cette masse humaine n’occupe pas seulement l’espace urbain ou périurbain que la politique de classe lui a défini ; elle passe aussi par un espace bien caractérisé : l’enfermement, la prison, le grand distributeur des illégalismes reconnus.

A l’heure actuelle, ces fragmentations, ces distributions habituelles
ne fonctionnent pas aussi bien que la stabilité du régime capitaliste l’exige. La contestation de la société patriarcale, hiérarchique, et autoritaire est profonde. Des nouveaux illégalismes ou de vieilles formes d’illégalismes s’actualisent et se développent. A l’usine les grèves sauvage et la séquestration de cadres (9), la vente directe de la production… Dans la rue, la casse, le pillage… Dans la vie quotidienne différentes façons d’échapper au travail aliénant, tentatives communautaires, échange de rapports affectifs et sexuels contre la famille, le couple, etc.

Pour faire face, le pouvoir politique, l’Etat, ramène le contrôle de la
périphérie au centre. Les types de contrôle traditionnel du « centre » (des membres bien intégrés) sont tous du côté de la socialisation ; école, travail ; mais ils ne suffisent pas. Les appareils d’Etat étendent la répression à l’ensemble de la société.

Un des premiers symptômes de cette évolution « totalitaire » est la perméabilité plus grande des limites entre les trois catégories classiques d’exclus : délinquants, fous et révolutionnaires. Et l’extension de la potentialité délictive à des catégories entières de la population, les classes dangereuses, les jeunes.

Voyons quelques exemples.

FOLIE ET POLITIQUE

« As-tu vu un homme qui se figure sage ? Un dément donnera plus que lui à espérer ».

Prov. 26.

La généralisation spectaculaire des actions du pouvoir et la violence sollicitent la participation émotionnelle du plus grand nombre possible et l’identification du spectateur sur des images concrètes, sur des personnages matérialisés par la technologie moderne et non pas sur des symboles plus ou moins éloignés.

« Washington. Dix sept jours après l’attentat de Sacramento, le Président Ford a été l’objet le lundi 29 septembre, à San Francisco, d’une nouvelle tentative d’assassinat. Grâce à la télévision, des millions d’Américains ont pu, quelques instants plus tard, vivre la scène de l’attentat, entendre le coup de feu éclater de façon incongrue au milieu des applaudissements de la foule massée à une trentaine de mètres sur le trottoir (…) (10).

L’auteur de l’attentat, à ce qu’il parait, a vu sa tâche facilitée du fait que, étant une femme, les dispositifs de contrôle n’avait pas prévu cette éventualité,

« les portraits des assassins potentiels tels que les psychiatres officiels les ont dessinés pour les agents du Service Secret, n’ont jamais représenté une femme » (11).

Retenons la participation des psychiatres.

Dans le même article le correspondant du Monde se réfère abondamment à la psychiatrie :

« mettre le président à l’abri d’un déséquilibré, d’un psychopathe (…) ». Les images de violence ont créé une sorte de contagion et presque une compétition entre les marginaux, les déséquilibrés, instables et mal adaptés (…) ».

Il n’y a pas eu de complot, « l’assassin » a agi seul, les motivations ne peuvent être que personnelles, liées à des frustrations, à des troubles émotionnels, affaire de psychiatres.

Les motivations politiques n’existent plus ; la distribution de rôles entre le pouvoir, l’Etat, représenté par le président et la foule, les gens, les autres, est réglée une fois pour toutes ; le système établi est bien dans l’ordre, il n’y a qu’un fou qui puisse se révolter, faire appel à la violence individuelle.

Mais se refuser individuellement à la violence est aussi une affaire de psychiatres. Voyons un peu. Cette fois-ci en France, un tribunal militaire juge un insoumis et le rapport psychiatrique conclut que

« s’il avait bien suivi des études supérieures pendant deux ans, il n’en était pas moins inapte au service national en raison d’une perturbation foncière du jugement ».

Le médecin remarquait

« l’attitude méfiante du sujet, son goût de l’entêtement et de la discussion, ainsi que sa propension à aller à l’encontre des idées admises. Il supporte mal une contrainte quelconque n’entraînant pas son adhésion, note l’expert, qui juge ses motivations non violentes dégagées du réel » (12).

Ici l’intervention psychiatrique devient caricaturale mais elle montre très clairement le sens du passage de la politique à la folie : penser par soi-même, avoir des idées contraires aux institutions de base du système n’est pas raisonnable. Et l’opération politique qui est dans l’ombre reste toujours la même : la défense de la classe dominante, seule bénéficiaire de la stabilité de l’ordre social. Quel autre sens peut avoir l’internement dans des hôpitaux psychiatriques des opposants politiques, comme en URSS, si ce n’est celui de réussir cette alchimie du comportement qui transforme la dissidence politique en instabilité émotionnelle, la contestation en perversion, la rébellion en folle ?

Mais, si la peine pour un délit, politique ou pas, a une durée prévue par la loi (sauf la peine de mort, évidemment) et on suppose que cette durée est en rapport avec l’acte, l’internement psychiatrique, au contraire, se termine avec la « guérison », c’est-à-dire avec l’abjuration de ses propres opinions.

A l’arrière-plan de la société moderne on voit à nouveau se dessiner
la question ordinaire et extraordinaire, l’inquisition.

LA POLICE ET LE PROPRIÉTAIRE

« En marchant à la guillotine il (Ravachol) chanta une grossière chanson du Père Duchesne ».

Maitron, op. cit., v. 1, p. 219.

Mais cette diffusion de la répression sur la totalité de la société ne
s’exerce pas seulement au niveau de l’imaginaire, ni au niveau de l’illégitimité du comportement. Des nouveaux contrôles apparaissent dans la vie quotidienne. Non seulement l’œil du contremaître surveille à l’usine l’ouvrier, et le petit chef surveille le fonctionnaire ou l’employé, mais dans la rue il y a le flic, dans l’immeuble, le concierge.

En Espagne, par exemple, aux termes d’un décret promulgué le 3 septembre les concierges sont « promus » auxiliaires de police. Le régime est fasciste, grâce à quoi, il légitime publiquement la délation, vieille institution semi-clandestine de toutes les polices ; les démocraties libérales, l’Allemagne en l’occurrence, n’en sont pas loin : à Darmstadt les locataires extrémistes pourront être congédiés sans préavis. Le contrat de location déclare :

« Le propriétaire a le droit de mettre fin au contrat de location sans préavis ni indemnité au cas où il existerait des indices que le locataire quitte le terrain de la loi fondamentale de la République Fédérale – notamment de l’ordre démocratique libéral – par la parole, l’écrit ou le geste, et nuit ainsi au bon renom du propriétaire. » (13).

En lisant cela, il revient en mémoire un petit air frondeur :

Si tu veux être heureux
Nom de dieu !
Pends ton propriétaire.

Dans cette même ligne, la déclaration de Poniatowski trouve tout
son poids :

« un contrôle plus étoffé et plus étroit sera fait sur ces catégories de la population d’où émanent les trois quarts de la criminalité
française » (14).

Tout un aveu idéologique ! Nous sommes loin du libéralisme politique dont se vante le giscardisme. Tout une catégorie de la population est visée par le ministre de la police. Ce sont les pauvres, les non-propriétaires, les jeunes sans travail, les classes dangeureuses.

Or, dans la mesure où la répression ouverte au pouvoir politique se
diffuse, bon nombre de pratiques sociales basculent vers la délinquance. Des illégalismes nouveaux prennent leur place dans la lutte contre la classe dominante et s’acheminent vers leur formulation politique dans un projet révolutionnaire. Projet révolutionnaire capable de réunir dans l’action l’illégalité de l’anarchie avec la potentialité révolutionnaire des classes opprimées.

Nicolas.


(1) Il faut lire quelques passages de Bonal ou de Joseph de Maistre, les philosophes de la contre-révolution, pour se rendre compte des idées qu’a sur l’autorité par exemple la classe dirigeante actuelle: Dans sa longue histoire, la théorie de la contre-révolution « subit un changement de fonction décisif : elle est finalement adoptée par les couches dirigeantes de la bourgeoisie » (H. Marcuse : Pour une théorie critique de la société. Denoël). Dans cette même ligne de lecture un sociologue défenseur de l’ordre établi, comme Durkheim apporte de l’eau à notre moulin.

(2) Robert Paudrant (Le Monde, 14-10-75).

(3) Durkheim, E. « De la Division du travail social ». P.U.F. 1967. p. 76.

(4) Lecanuet (21 octobre 1975) « Il convient de maintenir comme une force de dissuasion la peine de mort ». Poniatowski a regretté que le comportement trop laxiste des magistrats compromette parfois les bons résultats de la police. (Le Monde, 23-X-75)

(5) voir Comfort, Alex : Authority and Delinquency in the modern state.

(6) Assisterons-nous, dans un avenir proche, à la peine capitale par télévision ? Ne participaient-ils pas, les honnêtes gens d’Allemagne, à la chasse au délinquant dans une émission de TV, donnant des informations et aidant la police, comme dans les jeux télévisés du soir ?

(7) Voir La Lanterne Noire N° 2 : L’intégration imaginaire du prolétariat.

(8) Foucault, M. « Surveiller et punir » Gallimard, 1975, p. 277.

(9) La séquestration de cadres n’est pas une pratique tout à fait nouvelle. Rappelons-nous de la défenestration de Watrin, « l’âme damnée » de la compagnie minière à Decazeville en 1886. Voir : Maitron, J. Le Mouvement anarchiste en France. Vol. I, Maspero 1975, p. L 76.

(10) Le Monde, 24-9-75.

(11) Ibid.

(12) Le Monde, 16-17 mars 1975.

(13) Le Monde, 25-IX-75.

(14) Le 8 septembre à Nice.

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