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Jean-Louis Hurst : Vergès trahit-il l’Algérie ?

Texte de Jean-Louis Hurst paru dans Courant alternatif, n° 36, février 1994, p. 25-26

Ce texte était destiné initialement au journal Libération qui l’a refusé. Jean-Louis Hurst s’est d’abord fait connaitre comme militant français pendant la guerre d’Algérie : déserteur, il publia sous le pseudonyme de « Maurienne » un livre, « Le Déserteur », qui fut alors interdit à sa sortie et qui a été republié aux éditions Manya.

Il fut aussi co-fondateur… de Libé et de Sans Frontières. Il est aujourd’hui membre du Comité international de soutien aux intellectuels algériens et prépare un livre sur les pieds-rouges (européens d’Algérie qui soutenaient l’indépendance).


Jacques Vergès est un homme scandaleux. Moins par ses combats récents, douteux, que par les reniements qu’ils cachent. Il fut un franc-tireur.

Comment cet ancien résistant a-t-il pu défendre un nazi ? Comment l’avocat, l’amoureux fou, l’époux de Djamila Bouhired, héroïne d’une Algérie qui s’ouvrait frénétiquement au monde, peut-il défendre aujourd’hui le FIS qui veut la ramener à la nuit ?

Il y a pourtant une clef. Je vous la livre, j’appartenais à sa fratrie. Pendant notre résistance groupusculaire à la « pacification » algérienne, nous justifions nos actes par un texte de Nizan : « Trahir les traîtres, c’est réintégrer le camp des humains ».

Vergès a voulu utiliser le procès Barbie pour réclamer des comptes aux Français : reconnaissez d’abord vos crimes contre l’humanité dans vos ex-colonies avant de l’exiger de tout autre. Stricte déontologie, qu’est-ce qui le motivait ? « Ma mère, a-t-il jeté, n ‘avait pas besoin de porter l’étoile jaune, elle était jaune de la tête aux pieds ». Il n’a pas précisé que son père, petit blanc réunionnais, en perdit son poste d’administrateur. Il n’a pas ajouté que lui-même, démobilisé de la « France libre » où il s’était engagé à seize ans – comme Fanon apprit, peu après, le massacre de 40 000 Algériens, puis de 80 000 Malgaches, qui avaient eu l’outrecuidance de réclamer eux aussi, la levée du joug.

La raison de vivre de Vergès, c’est la vengeance. Son style le pousse jusqu’à la perversité. Quelques plaidoiries d’affaires juteuses, un hôtel particulier à Paris : bref, un cheval de Troie dans Babylone. Ses amis (comme moi) l’auraient suivi jusque-là s’il ne s’était mis à défendre un, deux, puis trois dictateurs africains.

Mais brusque volte-face. Voici que Vergès se tourne vers ce qu’il a de plus cher au monde, vers le pays de ses enfants et déclare qu’il est gouverné maintenant par des Pinochet. Dans une cinglante « Lettre ouverte à des amis algériens devenus tortionnaires » (1), il s’attaque nommément à l’un d’entre eux. Ali Haroun est membre du Haut Comité d’Etat mis en place par l’armée en janvier 1992 pour remplacer un président élu dans le respect des formes à défaut des convictions, puis destitué. Il est aussi le fondateur d’un observatoire des droits de l’Homme. Des fonctions trop contradictoires pour paraître honnêtes. Vergès s’attaque d’évidence au maillon faible du régime. Or Haroun fut aussi son patron pendant la guerre d’Algérie : il supervisait les avocats du FLN. Il commanda à son collaborateur un « livre noir » sur les tortures d’alors. Vergès lui en lance un autre à la figure 35 ans plus tard.

Trente cas de « question » qui rappellent les plus abjectes interrogatoires des paras de Massu. Avec en prime, cette fois, un perfectionnement dans l’horreur que nous ignorions jusque-là. Aujourd’hui, à Alger, on castre, on tronçonne les membres de suspects avant de les exécuter sans preuves. En toile de fond, les échos d’une nouvelle guerre qui ne dit pas son nom : humiliation de la population au retour du travail, arrestations clandestines, camps de rétention sahariens, exécutions sommaires sur des places de village, bombardement de maquis au napalm… pratiques ressurgies de l’oubli, lieux identiques. Vergès n’en donne que des bribes. Il les découvre, comme nous, dans la presse quotidienne.

Son terrain, c’est le droit il y traque les symptômes de la dégénérescence actuelle. Sa botte ultime est difficilement parable. Textes à l’appui, il révèle que l’Algérie des généraux s’est dotée d’une « juridiction spéciale » aussi arbitraire qu’anonyme, copiée exactement sur celle de… Vichy.

Tout ceci, dira-t-on n’est qu’argumentation du FIS. Ce dernier s’acharne à prouver que le peuple algérien s’est resoulevé, comme en 1954, contre de « nouveaux pieds-noirs ». Pas une fois Vergès ne parle des assassinats systématiques [de] ses créateurs d’idées, d’écoles ou d’usines incendiées, des femmes traquées par les « barbus », de cette volonté adverse d’éteindre toute vie originale. Il ne lui vient pas à l’esprit que ce peuple peut être pris en tenailles, en otage, entre une junte militaire et un « sentier (fort peu) lumineux ». Le doute retombe alors sur le personnage. Règle-t-il des comptes avec une nomenklatura qui ne l’a pas intégré ? Défend-t-il les islamistes parce qu’ils inquiètent l’Occident ?

Certes, notre homme n’a jamais fait dans la nuance. Mais le rôle d’un imprécateur est de mettre le doigt sur la plaie avant qu’elle ne s’infecte incurablement. Son livre décrypte un phénomène précis : l’ancien colonisé, vainqueur puis fatigué, peut prendre l’image la plus noire de son ancien maître.

Puissent l’un et l’autre en tirer la leçon à temps.

Jean-Louis Hurst


(1) Editions Albin Michel, octobre 1993.

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