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Gérard Lamari : Algérie. Un chanteur assassiné

Article de Gérard Lamari paru dans Courant alternatif, n° 81, été 1998, p. 31-32


Matoub Lounès, chanteur berbère très populaire, né en 1956 en Kabylie, militant de la cause berbère, a participé au mouvement du printemps berbère de 1980, aux événements d’octobre 1988 durant lesquels il a été blessé par les forces de l’ordre. Il est enlevé par le GIA en 1994 et séquestré pendant 15 jours.

Il a toujours lutté pour la laïcité et la reconnaissance de la langue et de la culture berbère.

Matoub a été assassiné le 25 juin, soit entre le 19 juin, date anniversaire du coup d’Etat de Boumedienne qui est d’ailleurs toujours célébrée en Algérie comme « journée de redressement politique » et le 5 juillet date de recouvrement de l’indépendance qui deviendra à partir de 1998 date de l’arabisation forcée et totale.

Ce crime met encore plus de lumière sur le sort que le pouvoir islamo-baathiste réserve aux velléités démocratiques et particulièrement à la revendication berbère.

Quelques heures après l’annonce du crime, la Kabylie s’est une nouvelle fois embrasée.

Depuis quelques mois, l’Algérie ne faisait plus la « Une » en France. Les commentateurs autorisés voyaient le calme et la quiétude s’installer peu à peu.

Les images et sons qui arrivent d’Algérie sont curieusement identiques d’un média à l’autre et ceux qui concernent l’assassinat de Matoub ne font pas exception.

D’abord sur la personnalité de Matoub : on le présente comme personnage adorant le goût du risque et aimant flirter avec le danger. N. Aït Hamouda, député « démocrate », incontestablement « le témoin » le plus interviewé pour cette affaire, nous explique que Matoub ne pouvait vivre sans ces éléments-là. Un peu à l’instar d’un Eric Tabarly et de son rapport avec la mer. Evidemment, on n’a pas manqué de rappeler que Lounès était armé – comme s’il rêvait d’en découdre à tout coin de rue. Et finalement, il serait mort comme il l’avait toujours souhaité : dans l’action.

Ensuite sur les auteurs du crime : apparemment tout le monde s’est donné le mot. Ce sont évidemment les GIA qui ont fait le coup. Le même « témoin » explique tranquillement qu’il connaît les coupables puisqu’il vit là bas et qu’il s’est assis sur les mêmes bancs de l’école qu’eux. Il va même jusqu’à relater les dernières minutes de Matoub qui selon lui est tombé dans le piège d’un faux barrage. D’autres « témoins » du même bord politique que le premier ont parallèlement signalé que sa voiture a été suivie par les GIA depuis Tizi-Ouzou et qu’elle a été mitraillée plus loin. Une troisième version affirme que Matoub serait tombé dans un véritable guet-apens (tendu par les GIA cela va de soit).

Les acteurs politiques « démocrates » collaborant avec le pouvoir algérien n’ont cessé de mettre en accusation les islamistes et de traiter les dirigeants de « l’autre camp démocrate » de charognards. Les gros médias n’ont pas cessé de marteler que Matoub a été exécuté par les GIA – et donc pas par le pouvoir. Apparemment des directives ont été données dans ce sens.

L’accusation des GIA arrange en tout cas bien du monde et particulièrement le pouvoir algérien.

Bien entendu, il est possible, voir probable que ce soit effectivement les GIA qui aient matériellement assassiné Matoub.

Il est notoire que les intégristes ont militairement perdu la partie, et ce depuis de nombreux mois. La question que l’on peut se poser est : pourquoi cette défaite dure-t-elle si longtemps ? Ou plus exactement, pourquoi le pouvoir ne veut-il pas en finir ? Ses moyens sont pourtant énormes, et ce ne sont pas des groupes parsemés par-ci et par-là qui pourraient lui résister.

Cependant, il faut savoir qu’il y a une très forte pénétration des GIA par la sécurité militaire algérienne. Le pouvoir ou tout au moins certaines fractions de celui-ci a la possibilité de manipuler ces groupes armés à sa guise. Et il ne s’en prive pas ! Il va même jusqu’à leur donner des formations sur la fabrication d’engins explosifs. Nous en voulons pour preuve l’identification de l’artificier des GIA (celui que l’on appelle Kamel TNT) n’est autre qu’un membre de la sécurité militaire et travaillant dans le cadre de la mission confiée par ses supérieurs.

Le pouvoir se donne ainsi les moyens par la terreur de faire taire toute velléité revendicative pendant que l’on démantèle toute la structure sociale en appliquant les recommandations du FMI.

Les manifestants, consternés et choqués, malgré les problèmes de transports ont accourus immédiatement et spontanément à l’hôpital de Tizi-Ouzou. Leurs slogans sont sans équivoque : pouvoir assassin, Zéroual assassin. Le ministre de santé venant se rendre au chevet de l’épouse de Matoub (blessée par l’attentat) a failli se faire lyncher par les jeunes en colère. Il a été sauvé in extremis par le service d’ordre et ses gardes du corps.

Malgré les moyens mis en oeuvre pour empêcher tout rassemblement (camions anti-émeutes, tirs avec vraies balles, hélicoptères… ), les rues des villes de Kabylie ont été le théâtre d’affrontement entre les militaires et les jeunes. Le choix des édifices saccagés est éloquent : les tribun aux, les mairies, les banques, les wilayas (préfectures). Trois jeunes manifestants ont perdu la vie à l’heure où nous imprimons.

A Bougie (basse Kabylie), des milliers de personnes se sont rassemblées devant le siège de la wilaya à l’appel du MCB (Mouvement Culturel Berbère) et d’un collectif étudiant. Lors de ce meeting, de nombreux militants se sont succédés pour dénoncer ce lâche assassinat. Pour la première fois, des interventions publiques ont appuyé l’idée de l’autonomie de la Kabylie. Dans sa déclaration à l’issue de ce rassemblement, le MCB fait remarquer que

« cet assassinat intervient à un moment où le pouvoir à dominante islamiste, s’apprête à plonger l’Algérie dans un bourbier, avec notamment l’arabisation du pays: il s’agit là d’une volonté de provocation de cette région, … ».

Plus loin, le MCB considère que le pouvoir algérien,

« de par son laxisme et sa politique d’exclusion et de fuite en avant, est responsable des conséquences qui pourraient découler de cet assassinat ».

Pour la première fois le pouvoir semble directement impliqué dans l’assassinat d’une personnalité (en l’occurrence ici du porte drapeau de la revendication berbère). Depuis quelques semaines des rumeurs d’assassinat d’intellectuels commencent de nouveau à circuler.

L’Algérie semble franchir une nouvelle étape, celle de la guerre civile.

G.Y.L.

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