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Le Zéro et l’Infini

Article paru dans Le Libertaire, n° 30, 24 mai 1946, p. 2

« La mort de tout homme me diminue, parce que je fais partie du genre humain. Ainsi donc, n’envoie donc jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. »

(Hemingway.)

Au moment où les écrivains américains avec Faulkner, Miller, Steinbeck, Saroyan se disputent la critique sur le seul plan technique ; l’anglais Arthur Koestler, juif hongrois d’origine, devient le sujet d’une controverse beaucoup plus profonde. « Le Zéro et l’Infini » prend l’allure d’un manifeste.

Arthur Koestler, ex-membre du parti communiste, correspondant de presse en Union Soviétique dans les aimées trente, emprisonné dans les geôles franquistes lors de la guerre civile, emprisonné en France au camp du Vernet à son retour d’Espagne, n’est pas un plumitif mais un homme d’action et un révolutionnaire. C’est à la suite des procès de Moscou qu’il se sépare du Parti communiste. Ce sont ces procès, dont le verdict fut la liquidation de la vieille garde bolcheviste, qui font le sujet de l’ouvrage. C’est à la mémoire des victimes de ce procès, dont plusieurs lui étaient personnellement connus, que l’auteur dédie « Le Zéro et l’Infini ».

Nicolas Salmanovitch Roubachof, le personnage principal du livre offre quelques ressemblances avec les Boukharine, Piatakov, Préobrajensky, Mratchekovski, Rakovski, Zinoviev, etc…, condamnés à mort par l’Etat bureaucratique de Staline, coupables de ne pas suivre la ligne générale.

Le drame des procès de Moscou est d’ordre moral. C’est celui de deux conceptions antagonistes ; l’une déclarant l’individu sacré, l’autre le subordonnant à la communauté ; chrétienne en son essence dans le premier cas et rationaliste dans le second, mais de part et d’autre arbitraire et dont les problèmes se trouvent posés sur un plan unique de connaissance : objectif ou subjectif.

Roubachof dans sa cellule vit tout ce draine. Il y emploie toute sa logique pour justifier tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux attitudes tant il est vrai que, placées sur leur plan unique, les deux thèses sont défendables et, pareillement, condamnables. Au cours de trois audiences il sera amené progressivement à renier ses théories humanitaires, convaincu de la logique des moyens employés par le Parti et de la nécessité de sa propre condamnation, de son propre sacrifice sur l’autel communiste ; il fera même une confession publique. Ce petit homme barbu, cet ancien chef de partisans, a l’âme d’un martyr. C’est un fanatique comme Ivanof, comme Gletkin ses juges successifs. Avec Roubachof on se sent transporté aux périodes mémorables de la Sainte Inquisition où bourreaux et victimes ont une foi égale.

Tous ces personnages de Koestler semblent souffrir d’une abstraction qu’ils situent dans le futur et qui serait une sorte de Terre Promise. Leur mal est un mal du pays au même titre que la nostalgie religieuse avec cette différence toutefois que leur ciel, à eux, se place sur la terre. C’est là tout le progrès accompli par l’athéisme, en régression évidente depuis Marx. Dans les deux cas la religion reste sensiblement la même avec ce qu’elle comporte de sacrifices propitiatoires pour atteindre enfin ce ciel futur, c’est-à-dire la sécurité, le bonheur. C’est avec un tel espoir, une telle espérance, d’atteindre ce but situé quelque part dans l’avenir que deux « orthodoxies » sacrifient, au cours de l’histoire, le présent au désespoir des prisons, des tortures, des camps de concentration et des exécutions. L’individu qui, le ciel atteint, doit être la valeur infinie n’a, dans le présent, qu’une puissance nulle, qu’une valeur zéro, soumis aux dogmes et à la révélation, n’ayant pas voix au chapitre, sujet à l’obédience.

Roubachof, comme tout croyant, est esclave de son Idée, seule l’Idée compte ; le monde dans lequel il vit est impalpable et abstrait. Il ne réalise la mort de sa maîtresse, exécutée par le Parti, qu’en devenant témoin de l’exécution de son ami, Bogrof, ancien marin du « Potemkine ». Ce n’est qu’en vivant cette agonie que, pour un instant, il renversera l’échelle des valeurs :

« la vision des jambes d’Arlova avec ses talons hauts traînant le long du corridor renverse l’équilibre mathématique. Le facteur sans importance (l’individu), devient l’absolu ».

Mais bientôt il revient à sa croyance. Il ne peut renier le Parti qui est tout son passé, le Parti pour lequel il a combattu en octobre 1917, pour lequel il a souffert prisons et tortures en Allemagne — un tel reniement équivaudrait à se renier soi-même. Coupable d’hérésie et partant passible de la peine de mort il fera des aveux de circonstance au Parti. Afin que sa mort soit utile, il se reconnaîtra « contre-révolutionnaire au service d’une puissance étrangère ». Il sait que « sa culpabilité ou son innocence subjective n’ont aucune importance eu proportion des intérêts supérieurs qui sont en jeu ». C’est à ces intérêts supérieurs qu’il se subordonnera avec humilité, conscient de servir l’Histoire. Ce n’est qu’au moment de son exécution qu’il songe à Moïse auquel il avait été donné, avant de mourir, de voir la Terre Promise étendue à ses pieds. Pour lui, Roubachof, rien de tel « partout où il porte son regard il ne voit que le désert et les ténèbres de la nuit ». C’est sur cette note désespérée que se termine le livre remarquable de Koestler.

Roubachof n’avait pas une foi suffisante. La liberté de pensée et la foi ne peuvent suivre une seule et même route. Il y a un fascisme de l’esprit propre à toute scolastique, pour lequel le seul mot de liberté est un défi.

Nota. — Ce texte était à peine terminé quand nous avons appris par le numéro de « Carrefour » du 11 avril, ce qui suit :

« Dernièrement, M. Cogniot, rédacteur en chef de l’« Humanité », se rendit chez l’éditeur Calmann et lui « conseilla » amicalement mais fermement, et dans son propre intérêt, de renoncer à la diffusion de l’ouvrage. »

M. Calmann lui répondit ceci :

« — J’ai déjà entendu ce langage, il y a quatre ans : il m’était tenu par un Allemand qui était assis à votre place. Vous ne me ferez pas céder. Je ne crains pas grand’chose. J’ai 82 ans. Et, d’ailleurs, j’ai fait moi-même la couverture du « Zéro et l’infini ». Elle me plaît et puis c’est comme ça ! »

Nous informons nos lecteurs que « l’Humanité » n’a que faiblement protesté, n’a pas crié à la diffamation… et pour cause !

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