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René Michel : Le dernier roman de Victor Serge « L’affaire Toualév »

Article de René Michel paru dans Le Libertaire, n° 187, 24 juin 1949, p. 3

« Nous mourrons tous sans savoir pourquoi nous avons tué tant d’hommes en qui résidait notre force la plus haute. »

Ainsi pense Fleischman, haut fonctionnaire de la Sûreté soviétique, méditant sur ce qu’avait été l’affaire Toulaév. Ainsi se marque l’apparente absurdité – apparente parce qu’il y a une logique de l’absurde – de la liquidation d’un certain nombre d’hommes, tant des opposants antibureaucratiques de la « vieille garde » bolchevique que des chefs fidèles de la police politique stalinienne, voire d’épaisses brutes, bureaucrates galonnés, pour qui l’essentiel est de ramper et de sentir à temps les variations de la ligne politique du Parti. Tous ces hommes, puissants cerveaux ou crétins parfaits, idéalistes ou profiteurs épais, membres de la phalange déjà presque détruite par « l’épuration » des anciens révolutionnaires ou thermidoriens soiffards et sensuellement brutes, tous ont été impliqués, inexplicablement rassemblés par la logique des dossiers secrets, dans le « complot » qui amena l’assassinat de notre « grand (parce que mort) camarade Toulaév ». Si l’on ajoute qu’en fait l’assassinat (ou plutôt l’exécution justicière) de l’homme des déportations et des épurations universitaires a été l’acte terroriste purement individuel, presque irréfléchi, accidentel, d’un jeune communiste isolé, Kostia, et que le prétendu « complot » qui aboutit à des remous dans la hiérarchie par des promotions et des liquidations n’a donc jamais existé que dans la tête – et encore : ils ne savaient plus eux-mêmes – de quelques chefs politiques et inquisiteurs qui ont noué un à un une série de fils absurdes, tant pour sauver leur peau que pour se débarrasser d’un certain nombre de figures gênantes, on aura rassemblé les éléments principaux de « l’Affaire Toulaév » qui déroule pendant près de quatre cents pages sa trame souterraine et saisissante. (1)

Nous ne nous attarderons pas sur tous les aperçus que nous livre l’ouvrage parce que signaler ce qui vaut d’être cité serait l’écrire de nouveau dans son intégralité. Nous nous contenterons d’en examiner quelques aspects particuliers, et nous tenterons d’en dégager, tant la conclusion qu’il renferme que celle qu’on peut en tirer.

STEFAN LE TROTSKYSTE combat en Espagne. Ses paroles atteignent à une vue générale du Stalinisme précisément parce qu’il n’est pas dans l’appareil, l’appareil qui rend absurde et fou, l’appareil qui fait renoncer l’homme à sa propre pensée (« Pourquoi avons-nous tué tant d’hommes qui étaient notre force », se demande Fleischman le policier – et puis, il se hâte de ne plus penser).

« Autrefois, une frontière visible divisait la société ; sur cette frontière, on se battait, on pouvait vivoter paisiblement, sans trop d’illusion ni de désespoir, selon l’époque. Les régimes établis avaient leurs maladies, bien connues, leurs tares originelles, leurs crimes naturels faciles à dénoncer. Les classes ouvrières réclamaient du pain, des loisirs, des libertés, de l’espoir… Les hommes les meilleurs des classes possédantes se retournaient contre cette société. Réaction contre révolution, quel beau schématisme ! Quelle netteté ! Aucune erreur n’était possible, quand on se mettait d’un côté de la barricade. Ici les camarades, là l’ennemi… Aujourd’hui, tout est brouillé. Une autre réaction, plus dangereuse que l’ancienne parce qu’elle est née de nous-mêmes, parle notre langage, s’assimile nos intelligences et nos volontés, s’est révélée dans la révolution victorieuse, avec laquelle elle entend se confondre… Marx et Bakounine vécurent au temps des problèmes simples ; ils n’avaient pas d’ennemis derrière eux. »

« Leur plus redoutable force vient encore de ceci, que la plupart d’entre eux croient eux-mêmes continuer la révolution en servant une contre-révolution nouvelle, telle qu’il n’y en eut jamais jusqu’ici, installée dans les appartements mêmes où travailla Lénine. »

Contre-révolution à l’intérieur signifie politique contre-révolutionnaire à l’extérieur. Stefan déclare aussi, tremblant pour le peuple espagnol :

« L’U.R.S.S, du chef génial ne craint rien tant qu’une jeune révolution vivante. Elle nous sèvre d’armes et nous poignarde doucement. Nous ne sommes peut-être pour son chef qu’une pièce sur l’échiquier… »

Stefan, fait prisonnier par traîtrise par les Staliniens, est amené en Russie comme inculpé… dans l’affaire Toulaév ! Et, comme lui, d’autres hommes autour desquels le vide se fait, car il serait dangereux de les fréquenter, ce les approcher — jusqu’au jour de leur arrestation — Et, à côté de l’affaire Toulaév, d’autres procès, d’autres liquidations :

« Nous avons éliminé jusqu’ici, d’après les statistiques vieillies des bulletins du C. C., entre 62 et 70 pour 100 des fonctionnaires, administrateurs et officiers communistes — ceci en moins de trois ans, soit sur 200.000 hommes environ, représentant les cadres du parti, entre 124.00 et 140.000 bolcheviks. Les données fournies ne permettent pas de préciser la proportion des fusillés par rapport aux internés des camps de concentration, mais à en juger par l’expérience personnelle… Il est vrai que la proportion des fusillés est particulièrement élevée dans les cercles dirigeants, ce qui fausse sans doute ma perspective… », déclare Konchatiev, le vieux bolchevik.

Les procès ; les aveux des procès : pourquoi ? Pourquoi des révolutionnaires authentiques vinrent-ils à la tribune s’accuser de trahison ? Pourquoi se traînèrent-ils dans la fange ? Il y a eu, certes, l’épuisement dont parlait Koestler ; il y a eu, certes, le chantage sur la vie des parents, des familles (on arrête automatiquement les proches des accusés), mais, par-dessus tout, il y a ceci : la vieille garde bolchevique ne veut pas faire le jeu de l’Occident capitaliste en dénonçant l’iniquité des procès ; pour elle, Staline, le traître, est encore un des siens, et qui résume non seulement la contre-révolution mais peut-être aussi ce qu’on peut sauver de la révolution. C’est cette vue essentiellement fausse que théorisera Trotsky (la bureaucratie soviétique progressive en ce qu’elle défend la propriété collective !)

En tous cas, il y a là un infantilisme des Bocheviks vis-à-vis du parti et de l’Etat — une sorte d’aliénation monstrueuse, qui fait tendre aux lions révolutionnaires le cou sous la hache de la contre-révolution, parce que c’est le parti bolchevik ! l’Etat bolchevik qui tiennent le manche. Le messianisme révolutionnaire des Bolcheviks de la vieille époque a trouvé son complément dans un mysticisme de « l’essence pure du Bolchevisme » — qui se refuse à croire, en dépit de tout, que le Bolchevisme soit devenu l’incarnation de la contre-révolution et son triomphe.

Certes, Serge ne développe pas ces considérations ; mais les faits parlent. A travers le Stalinisme, c’est le bolchevisme dans son ensemble, l’idée du parti révolutionnaire dictatorial, qui est en cause. Trahison en Russie, en Espagne, ailleurs — voilà le fruit des tentatives de réaliser la liberté par la dictature. L’héritage révolutionnaire, au lendemain d’une telle expérience et pour autant qu’on veuille en tirer les leçons, revient à l’Anarchisme.


(1) Editions du Seuil.

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