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Elian J. Finbert : Un grand écrivain arabe est à Paris, Taha Hussein Bey

Article d’Elian J. Finbert paru dans Les Lettres françaises, n° 112, 14 juin 1946, p. 5

PHILOSOPHE, exégète coranique, professeur d’histoire, de littérature, d’archéologie, d’art dramatique, polémiste et journaliste de grande classe, directeur de la revue L’Écrivain égyptien, traducteur (il vient de traduire La Porte étroite, de Gide), Taha Hussein Bey est l’une des personnalités les plus marquantes du monde arabe.

Il est parmi ces élites de Damas, du Caire, de Fez, de Tunis et de Bagdad, qui ont cessé de s’inspirer des plus pures valeurs de nos jours afin d’animer par leurs écrits la jeunesse musulmane et de rapprocher l’Orient et l’Occident qui, d’après la puérile affirmation de Kipling, ne devaient jamais se rencontrer. Partout où l’arabe est parlé, ses livres sont célèbres, jusqu’aux deux Amériques où sont concentrées de vastes communautés syro-libanaises.

L’audience dont il jouit, l’influence de sa pensée aiguisée par les méthodes scientifiques les plus actuelles, enrichie par les apports spirituels de la Grèce et de la France, ses deux ferveurs, font de lui un humaniste dans l’acception la plus profonde du mot, dont la culture universelle n’a jamais étouffé l’esprit créateur, ni la verve, ni l’originalité. La cécité qui l’a frappé à l’âge de cinq ans ne l’a pas empêché d’étendre sans cesse sa connaissance du monde, sa science de l’univers, à la manière de ces savants arabes du moyen âge, grâce à qui l’Occident doit d’avoir connu une grande part de la pensée des anciens, mais avec l’esprit de discipliné et de synthèse de ces grands honnêtes hommes du XVIIe siècle. Aveugle d’une rare clairvoyance, voyant d’une sagesse exemplaire, diplômé de la Sorbonne et du Collège de France, après des études faites à l’Université de théologie d’El-Azhar, recteur, aujourd’hui, de l’Université du Caire, Taha Hussein Bey vient d’être reçu docteur honoris causa à l’Université de Montpellier.


Ce titre n’a jamais été plus mérité par un savant étranger. En effet, toute sa pensée est nourrie de culture française et dans son œuvre respire, en un magnifique alliage, cette part de réalisme, de probité et de fermeté que lui à fait acquérir le génie circonspect de la langue française.

Mais Taha Hussein Bey est, avant tout, un écrivain. Un écrivain dont l’oeuvre littéraire autant que l’oeuvre d’historien des idées de l’Islam est d’une richesse et d’une diversité très grandes, et dont la langue est à elle seule, dans le mouvement littéraire arabe de nos jours, celle d’un novateur. Une langue dense, sans boursouflures, sans ces images dites « orientales », que les traductions ont vulgarisées, et qui adhère strictement à la pensée, mais néanmoins est somptueuse et subtile, qui revient sans cesse sur elle-même, avec des incidences, comme à des points de repère — style d’aveugle, style « oral » parlé, un peu celui de Péguy, sans les masses de cavalerie qui avancent en martelant lourdement les pages. Ce fut, dans sa simplicité, sa familiarité, une langue qui, lorsqu’elle apparut, pure et redoutable dans sa nouveauté s’insurgeait contre l’ancienne écriture classique, contre l’éloquence noble. Ce fut là un acte révolutionnaire dont la littérature arabe n’a pas fini d’être émue et dont l’influence ne cesse de se faire sentir.


Cependant, cette hardiesse linguistique n’était que le contre-coup et l’aboutissement d’une hardiesse de la pensée de l’auteur. C’est que celui-ci n’a pas craint, un jour, d’ébranler l’édifice sacro-saint de l’orthodoxie musulmane, avec une fougue et une jeunesse que l’on n’est pas prêt d’oublier. Appliquant à ses recherches littéraires la méthode cartésienne, faisant abstraction de toute considération religieuse, s’attaquant aux textes, armé d’un esprit lucide, il exposa dans un livre audacieux De la poésie antéislamique, que la poésie avant l’Islam était apocryphe, que les Arabes de cette époque parlaient une langue autre que l’arabe et que la langue dans laquelle ces poèmes furent rédigés est identique à celle du Coran. Ce fut un scandale. Les ulémas du monde musulman se virent touchés. L’auteur fut l’objet de graves accusations. On alla jusqu’à vouloir le licencier de l’Université. Mais Taha Hussein Bey tint bon. Son livre, lentement, gagna les élites et la jeunesse. Il est aujourd’hui représentatif de la nouvelle tendance qui se fait jour parmi les intellectuels arabes. L’esprit d’analyse et de méthode qui leur fut si souvent refusé et qu’en effet ils ignoraient presque — puisque leurs postulats reposaient sur des assises que nul n’aurait jamais songé à discuter ou à confronter — ne cesse d’être mis à contribution par les écrivains qui ont saisi la merveilleuse souplesse de ce moyen d’investigation.

Voici que l’âme musulmane émerge d’entre son calme silence. Consciente d’elle-même, s’appliquant à s’affirmer, à fixer ses limites, à s’expliquer et à s’extérioriser, elle se livrera bientôt, agrandie et enrichie par ce pathétique désir de s’élever de l’inconscient de la grande sérénité vers l’action consciente, vers la pensée féconde. Des livres comme De la poésie antéislamique, y auront grandement contribué. Et nous espérons que les lecteurs français pourront bientôt lire deux ouvrages, qui sont des autobiographies intellectuelles, des souvenirs d’enfance et de jeunesse : Le Livre des jours et Un homme de lettres, qui les familiariseront avec la pensée de Taha Hussein Bey, premiers livres traduits en français de la littérature arabe de nos jours, du premier écrivain arabe contemporain.

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