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Yacine Kateb : Des intellectuels algériens à la France

Article de Yacine Kateb paru en quatre parties dans Combat, 4 août 1948, p. 4 ; 17 août 1948, p. 4 ; 18 août 1948, p. 4 ; 24 août 1948, p. 4.


« Peuple français, le moins raciste du monde… »

DES qu’il est question de l’Algérie, on rencontre dans la métropole beaucoup de curiosité et de bonne volonté, mais aussi, il faut le dire, une ignorance inquiétante des problèmes de ce pays. Problèmes qui, à force d’incurie, sont devenus de véritables drames. La presse a-t-elle, ici, rempli son rôle ? A-t-elle informé les Français comme elle le devait, même si elle avait à leur apprendre des échecs ? Le pouvait-elle ?

A l’âge d’or du colonialisme, c’est-à-dire en fait jusqu’au début de la deuxième guerre mondiale, les journalistes métropolitains étaient courtoisement « escortés » jusqu’à leur départ. Ils venaient voir des indigènes. On les invitait à de somptueux couscous, on leur montrait de grands chefs couverts de médailles qui offraient des sabres, des exemplaires sacrés du Coran et protestaient de leur loyalisme. Alourdi par le couscous, effrayé par le sabre, émerveillé par les présents, réconforté à cause du loyalisme, le journaliste demandait-il timidement des nouvelles du peuple ? Deux ou trois officiers suivis d’un interprète le menaient voir les danses des prostituées Ouled-Naïl et les charmeurs de serpents. Enfin, on lui disait (pour ses articles) :

« Ce peuple est charmant, bon enfant, mais terriblement arriéré. S’il est misérable, c’est qu’il le veut. Il préfère sa galette sordide à notre cuisine, ses loques à nos habits, la maladie à la santé. N’est-ce pas qu’il est étrange et adorable ? »

En 1948, un fonctionnaire européen cultivé disait à Marc Zuorro, reporter de « Combat » :

« Donnez à un Algérien une villa, il y mettra son âne et ira coucher dehors. »

Sans parler de nombreux Français d’Algérie et d’ici, qui se lamentaient devant moi sur la paresse des indigènes. Je me contentais de leur parler de cette immense main-d’oeuvre algérienne qui vit ici dans des conditions dramatiques. Ces Algériens sont tous des travailleurs de force. Comme ils n’ont jamais pu apprendre de métier, ils sont à 95 p. 100 manœuvres. Ils laissent souvent des familles de huit et dix personnes qu’ils nourrissent de leur salaire. Dernièrement, on a eu l’idée de compter les mandats qu’ils expédient chez eux. On a constaté qu’ils envoyaient pour la plupart plus de la moitié de leur paie ! Avec ce qu’ils gardent, ils vivent misérablement à dix dans une chambre, à peine nourris, sans hygiène ni habits. Sont-ce là vraiment des paresseux ? Ou les coupables ne seraient-ils pas les colons qui paient leurs ouvriers agricoles, dans la région de Batna, 100 francs par jour ? De quoi acheter deux pains au marché noir.

Pourquoi cette ignorance et même quelquefois ces préjugés, chez un peuple aussi intelligent, aussi généreux que le peuple français ?

Une partie de l’opinion d’ici, pour toute information, s’est contenté de celle diffusée par les gouverneurs généraux. Elle a écouté des discours officiels, lu des statistiques et des mémoires de généraux de la conquête. Elle en a conclu qu’il ne fallait que de la fermeté. Elle s’est aussi attendrie de bonne foi à l’idée de « protéger » des arriérés. Chaque fois que les événements l’ont démentie, elle a vitupéré contre les agitateurs, recommandé une plus grande fermeté. De leur côté, les gouverneurs se taisaient, les colons priaient qu’on les laissât faire. Rappelons que ces colons « français » menaçaient, lors de la discussion du nouveau statut de l’Algérie en 1947, de faire appel à l’O.N.U., si le gouvernement tenait ses promesses et accordait plus de droits et de libertés aux Algériens. Leur chantage fut couronné de succès.

Cependant un grand nombre de métropolitains ont été plus lucide. Ils se sont mis du côté des peuples coloniaux, contre les gouverneurs et les colons. Ils n’ont cessé de de-mander une politique progressiste Mais les inorganisés, les « Français moyens » qui ignorent absolument tout et jusqu’à leurs intérêts, se sont fait les complices des colonialistes. Et mes compatriotes font des réflexions de ce genre :

« Comment se fait-il que le peuple français, qui est majeur et libre, comment se fait-il que le peuple le moins raciste du monde nous regarde comme ses sujets et ne réagit pas devant notre servitude ? Comment lui, qui a connu l’occupation allemande, lance-t-il ses troupes contre des électeurs à qui l’on vient de donner le droit de vote ? »

Car ce que les Algériens attendent du peuple de France, ce n’est rien de moins que leur libération.

Kateb YACINE


La culture arabe ne veut pas mourir

LA langue arabe, la langue maternelle de 9 millions d’Algériens, est proscrite en Algérie. Dans les écoles primaires, elle n’est pas enseignée du tout, tandis que dans les collèges et les lycées français, elle est considérée, au même titre que l’allemand ou l’anglais, comme langue étrangère.

Officiellement, l’arabe est enseigné par des « mouderes », instituteurs formés dans les trois « medersas » principales de Constantine, Alger et Tlemcen. Ils sont une trentaine environ, répartis dans les villes et disposant de vingt à quarante élèves chacun.

Les trois médersas principales sont ouvertes, par voie de concours, aux élèves des trente mouderes ayant le C.E.P. Elles ont, chacune, un effectif moyen de cent élèves. Les professeurs sont arabes (anciens élèves des médersas), ou français et, dans ce cas, ils ont fait des études secondaires. Les matières enseignées sont la langue, l’histoire et la géographie, la littérature, le droit français et le droit musulman. Après quatre ans d’études dans ces médersas, les élèves, ont à peu près la force du B. E. Ils passent alors deux ans à la division supérieure d’Alger qui comprend une section administrative.

Ceux qui n’ont fait que quatre ans deviennent « adel » (greffier de justice musulmane) ou bien oukil judiciaire (sorte d’avocat plaidant dans les justices de paix et en justice musulmane). Ceux qui passent par la division supérieure deviennent « bachadel » (adjoint du Cadi) : puis « cadi » (chef de la justice musulmane ayant compétence surtout pour le statut personnel : mariage, divorce, succession). Ils peuvent aussi être professeurs de médersa ou interprètes judiciaires, après concours.

UNE REFORME TARDIVE

En dehors du plan officiel, il y a les écoles confessionnelles, dites libres, de l’Association des Ulémas d’Algérie, qui sont au nombre de 130 disséminées dans le pays avec un effectif moyen de cinquante élèves. L’instruction y est primaire. Il y a enfin les écoles coraniques, foyers d’ignorance que l’administration couvre de sa lointaine sollicitude. Elles auraient dû disparaître depuis longtemps si les gouverneurs avaient vraiment pris à cœur les tâches d’enseignement.

M. Y. Chataigneau a bien créé, au cours de ces dernières années, un Institut des Hautes Etudes Islamiques qui se propose d’ouvrir aux lauréats de la division supérieure les portes des universités. Mais, outre que cette réforme vient trop tard (après cent dix ans de colonisation), outre qu’elle est encore combattue et sabotée, il y a eu tant de générations d’étudiants arabes sacrifiées que l’opinion algérienne est restée indifférente et que les cours de l’Institut sont à peine fréquentés. La dernière difficulté est l’âge des élèves. Un ami français qui enseigne à cet Institut me dit que certains ont trente ans ! En admettant donc qu’ils forcent les portes de l’Université, ils en sortiraient à quarante ans ! Enfin, la plupart sont mariés et préfèrent gagner tout de suite leur vie dans un poste subalterne de l’administration.

LA RUINE D’UNE CULTURE

Comment le gouvernement français a-t-il pu mépriser ainsi la langue arabe, comment est-on arrivé à la ruine de la culture arabe ?

(A suivre)


La culture arabe ne veut pas mourir

Quand les premiers gouverneurs en vinrent à s’occuper de la question, ils étaient loin de vouloir répandre la culture. Leur but était d’opposer à la langue, à la pensée du pays leur propre langue et leur propre pensée afin d’assurer de meilleures conditions d’expansion au colonialisme. Ils étaient favorisés dans leur entreprise par le fait que les influences arabe et ottomane s’étaient considérablement affaiblies au moment de la conquête. L’enseignement était au point mort, les livres ne parvenaient point. Les Turcs s’étaient désintéressés de tout, occupés qu’ils étaient à réprimer les révoltes populaires.

C’est alors que les Français eurent l’idée, en prêtant leur langue à une minorité bourgeoise point trop instruite qu’ils s’étaient auparavant gagnée, de former une petite bourgeoisie intellectuelle qui augmenterait leur prestige auprès des populations ignorantes, en écartant une fois pour toutes la langue et la culture nationales.

La première résistance vint de cercles religieux qui se refermèrent sur eux et continuèrent de répandre au compte-goutte et sans que nul n’y trouvât à redire, les derniers héritages de la conquête arabe. Ces cercles avaient éventé les projets d’évangélisation des colonisateurs.

L’ALGERIE « TERRE CHRETIENNE »

Le général de Bourmont manqua à vrai dire de finesse. A peine débarqué, il proclamait son désir de faire de l’Algérie « une seconde France chrétienne ». Louis Veuillot, secrétaire de Bugeaud, écrivait :

« Les Arabes ne seront à la France que lorsqu’ils seront français, et ils ne seront français que lorsqu’ils seront chrétiens. »

Sans compter les prières spectaculaires du cardinal Lavigerie. Ce mot de Bugeaud à un père blanc qui voulait convertir les enfants des combattants algériens tués au combat est significatif :

« Tâchez, Père, d’en faire des chrétiens. Si vous réussissez, ceux-là au moins ne retourneront pas dans la brousse pour nous f… des coups de fusil ! ».

Ainsi, alors que la France s’était empressée de reconnaître la religion musulmane, pensant que c’était le plus sûr pilier de l’obscurantisme dans le pays, alors que d’autre part elle ne cachait guère ses projets de conversion massive, les prêtres musulmans déjouèrent la manœuvre et ce fut, en définitive, dans le Coran que se réfugia la langue nationale pour survivre.

Cependant, la lutte était inégale. Bientôt, une classe bourgeoise parlant français fut formée et placée à la tête des territoires. Des écoles primaires. des collèges, des lycées furent construits. Le français devint effectivement la langue officielle employée dans l’administration et dans toutes les branches de la vie publique. Les gens aisés virent l’avantage qu’il y avait à connaître la langue des maîtres. Leurs enfants quittèrent les écoles coraniques pour les institutions du Gouvernement général. L’arabe ne tarda pas à être évincé, il devint l’apanage de milieux fanatiques et fermés. Puis l’association des Ulémas d’Algérie fut fondée, qui travailla, tout en faisant les plus larges concessions aux gouverneurs, à sauvegarder la langue des aïeux.

Cette association se distingua grâce à l’un de ses membres éminents, El Cheik Abdelhamid Benbadis que M. Daladier, en 1936, refusa de recevoir, au moment où il était de passage à Paris, porteur d’un cahier de doléances, après la première session à Alger du Congrès musulman.

K. Y.


Les Algériens n’ont pas connu ce visage de notre pays qui, ailleurs, fit aimer la France

DANS l’esprit des premiers organisateurs, la scolarisation de l’Algérie n’a jamais été comprise clairement. Les uns voulaient créer quelques écoles pour les enfants des colons ; d’autres voulaient confier l’instruction publique aux Pères blancs ; d’autres rêvaient d’instruire « les plus évolués ».

Et les populations ? Nul ne semblait vraiment s’en soucier. L’on prétendait qu’il était fou de vouloir amener les Musulmans aux nouvelles formes d’instruction, que, de toute façon, ils laisseraient vides les écoles qu’on construirait pour eux. Ces raisonnements circulent encore. De hauts fonctionnaires, des personnalités politiques, des rédacteurs de journaux pensent ainsi en 1948.

Quant aux services officiels, ils se débattent depuis cent ans dans un affreux complexe : d’un côté ils considèrent les Algériens comme inaccessibles aux réformes et, de l’autre, ils crient qu’il faut enseigner, civiliser, assimiler sans répit. Ils se chargent eux-mêmes d’enterrer leurs projets.

DE PETITS MISEREUX

Mais voyons ces enfants musulmans, ces intelligences rébarbatives, ces précoces ennemis de la civilisation. Ils sont en haillons. Ils meurent de faim. Ils sont sans médicaments. Ils habitent dans une forêt ou dans les bidonvilles. Je voudrais bien savoir si dans de telles conditions les enfants de France iraient à l’école.

La vérité, c’est qu’au lieu d’accumuler dans les tiroirs des plans irréalisables, il faut songer à l’existence des futurs élèves, il faut permettre à leurs parents de vivre et d’envoyer en classe des étudiants au lieu de petits mendiants maladifs.

Qu’on me permette, à ce sujet, de mentionner que, pendant cette dernière guerre, alors que les denrées étaient contingentées, les enfants musulmans n’avaient droit ni au sucre, ni au chocolat, ni aux pâtes, ni au lait. Il y eut, évidemment, des protestations et de timides circulaires préfectorales, sans résultat. A Aïn-Tin, le maire détournait sans vergogne le tout. Les enquêteurs, envoyés par la sous-préfecture de la préfecture de Constantine, firent un petit séjour très remarqué dans le village, puis s’en retournèrent. C’est tout. Dans les campagnes, ce n’est pas le maire qui détourne, mais le caïd (chef civil et militaire d’une tribu). Dans ce cas, nul ne peut protester.

QUATRE MOIS… ET PLUS RIEN

A part ce drame, qui n’a pas l’air de troubler les consciences colonisatrices, on construit des écoles. Elles sont quelquefois sans toit. Les tables sont insuffisantes et il n’est guère question d’ardoises. Pourtant, de l’aveu des grands directeurs financiers, le budget de l’Algérie est d’une merveilleuse harmonie.

Certes il y a la pénurie de matériaux, les difficultés de la reconstruction. Mais, pourquoi avoir attendu 1944 ? Seuls, MM. Chataigneau et son délégué au plan ont fait des efforts sincères. Hélas ! il est presque trop tard. L’administration avoue, par la bouche de ses dirigeants, avoir abandonné ses plans de scolarisation à plusieurs reprises, en particulier durant les deux guerres mondiales, durant la guerre de 1870, par mesure répressive au moment des soulèvements de 1871.

L’objectivité conduit à dire que rien n’a été fait et que, compte tenu de certaines réalisations tardives, les Algériens sont mécontents.

Ainsi, on avait tellement confiance en son oeuvre que, à chaque « événement grave », on l’abandonnait. Est-ce là le fait d’administrateurs courageux chargés par la France d’une mission difficile entre toutes ? qu’on ne le saurait dire. Aujourd’hui, le pays tout entier réclame le retour à la culture nationale.

PENURIE DE TECHNICIENS

Comme on l’a vu, la France si guère favorisé les intellectuels de culture arabe. Ils existent, mais nombreux et presque tous réfugiés au Caire, où les ont conduits l’agitation politique et la nostalgie de la patrie orientale. Restent ceux qui ont reçu la culture française : les fils de quelques familles favorisées et ceux qui ont résisté aux brimades, à l’ignorance de leurs parents, à la pauvreté. Nous avons des docteurs, des pharmaciens, des avocats, des professeurs. Très peu d’ingénieurs, de techniciens, de chercheurs. Il est remarquable que les rares ingénieurs que nous avons soient tous de famille pauvre. Ils ont poursuivi leurs études dans des conditions extrêmement pénibles. Je connais un architecte-géomètre qui a dû être maçon à Paris pour pouvoir étudier. Il m’a raconté à quel odieux chantage s’est livrée l’administration colonialiste pour le gagner à elle.

Par contre, les avocats sont en général de parents aisés. Il est clair que, tant que la grande masse des Algériens restera condamnée à l’ignorance par son atroce misère, nous manquerons de techniciens, et en général, de cadres. Les familles « évoluées » de l’Algérie considèrent les titres universitaires comme un apanage, un profit. Elles dissuadent leurs fils d’aborder de trop longues ou de trop difficiles études.

RANCŒURS

A Paris, les étudiants algériens sont sans chambres. Ils ont un cercle au boulevard Saint-Michel, où ils peuvent faire de maigres repas, mais pas de bourses, au contraire de leurs camarades tunisiens ou marocains, que les partis nationalistes aident très efficacement. Pendant l’occupation, les relations étant coupées, entre l’Algérie et la Métropole, il a fallu que les commerçants algériens collectent des fonds pour nourrir leurs compatriotes. Les pouvoirs publics n’ont pas bougé le petit doigt.

Aussi, ces étudiants et la grande majorité des intellectuels ont de graves reproches à faire à la France. Le théâtre arabe, qui est très apprécié par les populations, est acculé à disparaître. Aucune subvention n’est accordée. Des pièces sont interdites. Les portes de l’Opéra d’Alger n’ont été ouvertes que depuis quelques mois, et une fois par semaine seulement, à une troupe arabe « épurée ». Aujourd’hui, la majorité colonialiste du Conseil municipal veut tout arrêter. Les écrivains ne peuvent rien publier. La première maison d’édition, dirigée par un Arabe, est née depuis deux ans. Certains libraires refusent tout simplement d’exposer ses publications.

CONCLUSION

Tant qu’en Algérie la [langue] nationale est étouffée, les écoles désertes, les étudiants abandonnés, les écrivains découragés, les enfants affamés, on ne peut parler de culture. Les Algériens pensent que la culture prodiguée de cette façon est humiliante pour ceux qui la reçoivent. Et parce que nous savons ce que la France n’a cessé de représenter pour des générations entières d’hommes opprimés, parce que d’autre part, nous n’avons pas cessé, nous, d’être opprimés en son nom, nous demandons aux Français de ne plus permettre qu’on les trahisse impunément. Si la France devait continuer d’être le rempart de ses propres destructeurs, ce serait sa ruine et la nôtre.

FIN

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