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Pierre Champromis : De la révolte à la fraternité, Albert Camus

Article de Pierre Champromis paru dans Gavroche, n° 15, 7 décembre 1944, p. 2

Albert Camus avec Maria Casarès, lors de la générale du « Malentendu », quelques minutes avant le lever du rideau (Photo M. Jarnoux)

FAUT-IL présenter au grand public la personnalité d’Albert Camus ? On sait que celui-ci s’est révélé en 1942 par un essai : le Mythe de Sisyphe et un roman, l’Etranger qu’on a généralement salués comme les œuvres les plus marquantes parues depuis le début de la guerre. On sait qu’il a cette année publié deux pièces Le Malentendu et Caligula. Bien qu’il ait la discrétion de ne pas les signer, on sait surtout qu’il est l’auteur de ces éditoriaux de Combat que leur pensée ferme, leur belle langue simple et classique détachent sur le fond un peu terne de la presse quotidienne.

Mais ces éditoriaux soulèvent un problème. La position qu’y défend Albert Camus est-elle en accord avec ce qu’il a dit antérieurement ? Cette volonté désespérée d’apporter dans la lutte politique une bonne foi, une franchise, une « pureté » inconnues ; cet effort pour réaliser, sur le plan social, la justice ; l’affirmation répétée de ces valeurs, tout cela n’est-il pas en contradiction avec la philosophie du Mythe de Sisyphe pour qui le monde et la vie humaine n’étaient qu’une immense absurdité. L’effort si remarquable de ce penseur serait-il sans fondement philosophique ?

Relisons le Mythe. Le sentiment qui domine notre temps, nous dit Camus, qui inspire ses philosophes et ses romanciers c’est celui de l’absurdité. Absurdité de la vie mécanique et monotone de tout le monde :

« lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et, lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi sur le même rythme… ».

Absurdité de cette course hébétée, de ce temps qui nous emporte, absurdité surtout de cet anéantissement final qui rend ridicules nos efforts naïfs et toutes les peines que nous nous sommes données. Absurdité aussi de ce décor qui nous entoure et que nous voyons brusquement lorsque, devant nos yeux, le voile de l’habitude se déchire. Alors un paysage, une plante, une pierre révèlent leur visage étranger, inhumain. La chose est devant nous, impénétrable et hostile.

En vain la pensée essaie de trouver un sens à tout cela. Pendant des millénaires elle s’est reposée dans la croyance en un être parfait, en une autre vie. Mais « Dieu est mort ». Et notre philosophie qui veut comprendre le monde en en faisant un ensemble de relations intelligibles se perd dans des constructions arbitraires. Notre science échoue devant nous-mêmes dont nous ne connaissons que des aspects changeants, non le noyau réel, et devant le monde que la physique dissout sans fin en images corpusculaires sans lui donner un sens.

Ces constatations sont banales. Mais ce qui ne l’est plus, nous dit Camus, c’est de regarder cette situation en face et de ne pas chercher à nous sauver. Les philosophes existentiels essayent tous d’une manière ou de l’autre d’échapper à l’absurde par un saut illogique qui fait du non-savoir un savoir, de l’obscurité une lumière et de l’échec une manière de victoire. Nous, il faut nous cramponner à cette certitude et en tirer toutes les conséquences.

Le monde est absurde parce qu’aux questions de l’homme, à son exigence éperdue de bonheur et de vérité, il ne répond rien. L’absurde naît du conflit de l’homme et du monde. Il est leur rapport réel, authentique. Il faut donc que l’homme s’y maintienne sans tricher. Pour vivre ce destin, il doit le regarder, en garder une conscience sans cesse ravivée. Mais — et ceci est essentiel — il ne peut sentir l’absurde qu’en se révoltant contre lui. La révolte est l’intuition même de l’absurde.

« L’absurde n’a de sens que dans la mesure ou l’on n’y consent pas ».

Il s’agit donc de vivre et de mourir, irréconcilié. Il faut continuer sans repos une lutte qu’on sait sans espoir Il faut rouler sans cesse vers les sommets un rocher dont on sait qu’il retombera éternellement dans les abîmes.

Si la première conséquence de l’absurde est ainsi la révolte, la seconde est la liberté. Tant que l’homme vit avec des buts, croit que sa vie a un sens, il est contraint d’ordonner ses actions selon ce sens. Mais l’homme absurde sait que tout aboutit à la mort. Cette considération le libère. Même si dans la vie quotidienne il poursuit des buts, il sait que ces buts sont sans importance. Ses actions lui paraissent équivalentes. Désintéressé de tout, il goûte à chaque instant une divine liberté, il est disponible.

Enfin, alors que l’homme des buts sacrifiait le présent à l’avenir, l’homme absurde prend tout ce que le présent lui offre. Il n’a plus à faire un choix parmi ses expériences ou ses actions. Il ne se refuse à rien. Il vit le plus possible. Remarquons seulement que vivre le plus possible c’est beaucoup moins multiplier les expériences que garder une conscience lucide à travers celles que le hasard vous offre.

« Le présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c’est l’idéal de l’homme absurde ».

Ainsi nous dit Camus

« je tire de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort ».

Et il nous donne comme illustrations, ces exemples d’hommes absurdes que sont Don Juan, l’acteur, l’aventurier. Ceux-là sont passionnés de vivre, d’aimer des femmes différentes, de jouer des existences multiples, de connaître dans l’action toute la richesse des contacts humains. Et leur passion même, cette vaine tentative de tout éprouver, est une révolte contre le destin limité de l’homme.

Une quatrième figure achève le livre : celle de l’artiste. Chez lui la lucidité redoubla la passion.

« L’autre est la chance unique de maintenir sa conscience et d’en fixer les aventures. Créer c’est vivre deux fois. »

Et le créateur absurde fera des œuvres qui ne ressusciteront pas l’espoir et l’illusion, des œuvres qui exprimeront l’absurde et la révolte.

C’est ce qu’a fait Camus lui-même dans son roman l’Etranger et dans ses deux pièces le Malentendu et Caligula. Reprenons ces œuvres sans souci de leur ordre chronologique.

Quel est ce Malentendu ? C’est un malentendu entre le monde et l’homme, l’homme qui n’a pas compris ce que ce monde lui disait qu’il est absurde. Après vingt ans d’absence, après s’être marié et enrichi dans les pays du Sud, Jan rentre dans son pays, un petit village gris et morne de l’Europe centrale, descend à l’auberge que tiennent sa mère et sa sœur. Pourquoi revient-il alors que là-bas il était heureux ? Il veut retrouver sa patrie, rendre heureux les siens. Il pense que dans l’accomplissement de ces simples devoirs, sa vie prendra un sens. Mais pour éprouver si tout le reconnaîtra, il ne révèle pas son identité. Et comme d’autres voyageurs qu’elles ont dépouillés, sa mère et sa sœur le tuent.

Le destin a répondu « non ». Non, l’homme ne peut pas donner un sens à sa vie, c’est toujours la mort qui lui répond et le récompense. Non « personne n’est jamais reconnu » aucun homme ne trouve sa vraie patrie. Et si la réponse finale consacre ainsi la vanité de son effort, c’est tout le processus dramatique de la pièce qui nous montre l’absurdité de sa condition. Vont-elles ou non le tuer ? Nous sommes dans l’incertitude : il s’en faut d’un rien qu’il se découvre à temps, qu’elles regardent son passeport, qu’elles reculent, au moins pour ce soir, l’exécution. C’est une série de hasards qui le mène à sa perte. Mais ce sont en même temps ses propres efforts, ses efforts pour rester malgré tout dans cette auberge froide et inhospitalière, pour pénétrer dans l’intimité de ces deux femmes. En décrivant à sa sœur la beauté des contrées du Sud, il l’amène à lui parler avec plus d’abandon, il pense avoir gagné son cœur. En réalité, il a réveillé en elle son désir d’évasion qui s’assoupissait et comme pour réaliser ce désir, elle doit le tuer, il vient de décider sa perte. Tout au long de la pièce nous sommes ainsi dans la situation d’un dieu qui connaîtrait le dessous des cartes, qui saurait où son effort mène l’homme, qui verrait la conséquence réelle et fatale de chacun des actes dont ce pauvre fou se félicite.

L’Etranger nous présente l’absurde concentré dans un acte qui décide de toute une vie. Pourquoi Meursault a-t-il tué cet Arabe et va-t-il être guillotiné ? Par hasard. Une série de hasards l’ont mêlé à cette histoire, amené à avoir en main ce revolver, à se promener à ce moment sur la plage. Le soleil l’éblouit et l’aveugle, il fait un geste maladroit et tout est consommé.

Mais depuis longtemps Meursault connaissait l’absurde. Il ne nous le dit pas parce qu’il nous dit peu de choses de lui, mais nous sentons qu’il vit dans ce tête-à-tête tragique. Nous le sentons à son indifférence. Que son patron l’envoie ou non travailler à Paris, qu’il se marie ou qu’il ne se marie pas, que même il soit condamné ou non, tout lui est égal. De tout temps. Il a eu l’indifférence du condamné à mort. Il se sait étranger à ce monde et cela le rend étranger à la société, à ses conventions, à ses coutumes. Ce détachement lui donne une lucidité froide, une sorte de bon sens naturel et candide. Nous reconnaissons en lui la liberté de l’homme absurde Mais Meursault n’est pas un personnage à thèse que viendrait seulement incarner les idées du Mythe de Sisyphe. Créature vivante, il a ses réactions individuelles à l’absurde. Si nous reconnaissons en lui la liberté, nous sentons déjà moins la révolte. C’est sans doute qu’elle est intérieure masquée à la fois par la technique behavioriste du roman et par la pudeur de l’homme. Quant à la passion de vivre, nous ne la trouvons plus dans l’inertie indifférente, l’apathie orientale de ce jeune homme d’Alger.

C’est au contraire la passion et la révolte qui animent Caligula. La mort d’une femme aimée a été pour lui le choc décisif qui lui a montré notre condition humaine. C’est cette condition qu’il veut briser il veut l’impossible, « il veut la lune ». Et comme son pouvoir absolu lui permet au moins de renverser les barrières de la morale, c’est sur cette pente qu’il se précipite. Il va mettre en pratique le « Tout est permis » du héros de Dostoïevski. Par l’effroi, il va obliger les autres à renier les valeurs. Il va réaliser tous ses caprices, tuer, supplicier, violer, dans une exaltation, un égarement grandissants. Mais seul à la fin, au grondement de la révolte qui déjà bat les portes du palais, il s’avoue qu’il a échoué :

« Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne. »

Cette tentation du « tout est permis », éternellement vivante au fond de l’homme comme le crie Caligula mourant, ne peut mener qu’à la catastrophe. Et cela nous ramène devant notre problème initial.

Comment rattacher à sa pensée antérieure l’attitude morale que prend aujourd’hui Camus ? Notons d’abord que toutes ses œuvres, nous venons de le voir, partent de l’absurde. Que tout doive se fonder sur ce grand fait fondamental c’est ce qu’il affirme encore dans un article récent.

« Non, tout ne se résume pas dans la négation ou l’absurdité. Nous le savons. Mais il faut d’abord poser la négation et l’absurdité puisque ce sont elles que notre génération a rencontrées et que ce sont elles dont nous avons à nous arranger. »

Cette philosophie de la négation peut en effet coexister avec une morale positive, et c’est là « le grand problème qui secoue douloureusement toute l’époque ». Son urgence nous autorise peut-être à essayer dès maintenant de comprendre dans quelle voie Camus parait s’engager pour le résoudre.

Devant un ciel muet, un monde incompréhensible, une vie d’avance anéantie par la mort, l’homme avec son exigence inlassable de vérité et de bonheur ne peut que se révolter. Nous l’avons vu : la révolte est le rapport authentique entre ce monde et homme. Par elle seule l’homme comprend et vit l’absurdité de l’être. Mais que doit être cette révolte ?

Va-t-elle être celle de l’homme dupé qu’on n’attrapera plus : « Puisqu’il en est ainsi, je serais bien bête… », celle de l’homme qui se laisse aller à toutes ses pentes et s’endort dans une vie de plaisirs momentanés et d’oubli. Ce serait le contraire de la révolte, ce serait l’acceptation. Ce serait nous anéantir dans le monde en devenant pareil à lui.

La vraie révolte c’est d’affirmer ce que le monde nie. C’est de maintenir au plus haut notre exigence durcie par l’échec. C’est de témoigner par notre conduite que nous n’abdiquons pas notre dignité d’hommes. Une telle révolte n’a pas besoin de grands cris romantiques, elle peut s’entretenir dans le silence et, chose intime au fond de nous-même, se voiler d’une sorte de pudeur. Elle peut être la lutte quotidienne, l’application obstinée à être vraiment sincère, honnête, juste, à faire son métier avec conscience. Tout cela n’aura aucune récompense bien entendu pas même celle de voir autour de nous la société s’éclairer peu à peu. Mais c’est précisément pour cela qu’il faut continuer.

Cette position marquerait, on le voit, une certaine évolution de la sensibilité de Camus depuis le Mythe de Sisyphe. Mais de ce premier livre elle maintiendrait pourtant les deux idées essentielles : celle d’absurde quelle réaffirme et celle de révolte qu’elle approfondie.

Cette interprétation de l’attitude actuelle de Camus n’est d ailleurs qu’une hypothèse née de la seule lecture de ses œuvres. Cette hypothèse nous parait logique. Est-elle complète ? Ses écrits ont maintenant un accent moins amer. A travers leurs lignes passe un souffle généreux. N’est-ce pas que le combat en commun découvre, face au monde des choses inhumaines, un monde des hommes ? N’est-ce pas qu’on peut trouver dans la révolte même, une sorte de fraternité ?

Pierre CHAMPROMIS.

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