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Ghislain Bellorget : Afghanistan. Femmes invisibles, femmes opprimées

Article de Ghislain Bellorget paru dans Agora, n° 19, hiver 1983-1984, p. 27-28

« S’il existe un phénomène tel que le mal absolu, il consiste à traiter un autre être humain comme un objet. »

John BRUNNER

PENDANT deux mois et demi, G. Bellorget a suivi une équipe de « Médecins du Monde »en Afghanistan. Il ainsi pu rencontrer les opposants qui, depuis quatre ans, s’affrontent à l’occupation soviétique. Cela a donné un long reportage dont nous ne publions ici que les extraits concernant la condition des femmes dans ce pays. Ce choix ne signifie évidemment pas une justification quelconque de l’agression impérialiste soviétique, que nous condamnons énergiquement. Il veut simplement affirmer, comme l’écrit Bellorget, que « les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis ».


D’ABORD il faut reconnaître l’extrême sens de l’hospitalité dont les moudjaheddines font preuve tant à l’égard des médecins que des journalistes. Ils penseront peut-être que c’est un étrange remerciement que de révéler brutalement certaines composantes de la réalité afghane qui sont le plus souvent occultées. Ce serait les mépriser que de les réduire – comme certains le font – à un pion intéressant pour contrer l’impérialisme soviétique sur l’échiquier Est-Ouest.

EN 1978, le gouvernement fait promulguer 8 décrets pour transformer la société. L’un des deux partis communistes afghans, le Khalq, est au pouvoir. Le décret n° 7 établit l’égalité des droits aux femmes et le droit
au mariage sans intervention familiale.

En mars 1979, les mouvements rebelles proclament la Djihad, la Guerre Sainte. Enfin, le 25 décembre 1979 commence l’intervention militaire soviétique.

L’Afghanistan est un fief de l’Islam pur et dur depuis des siècles. Toutes les tentatives de réforme ont échoué et se sont heurtées à l’intégrisme musulman et aux coutumes implacables. C’est le Moyen Age plus la lampe à pétrole et le fusil.

QUAND LA MOITIÉ DE LA POPULATION OPPRIME L’AUTRE

C’EST là que le bât blesse. Comme pour les ânes. Une religion des plus sectaires, des coutumes implacables et une misogynie séculaire ont tissé la trame de la vie quotidienne des Afghans. Les femmes en sont les premières victimes.

En 1927, eut lieu la première tentative de dévoiler les femmes, sous l’initiative de princes libéraux. Vive opposition des mollahs.

En 1959, seconde tentative par feu le ministre Daoud, nouvel échec. L’ambiguïté vient du fait que les tentatives de libération de la femme n’obtinrent le soutien que des femmes de la noblesse ou de la bourgeoisie. Les femmes disent que si le mouvement des femmes est en régression, c’est le fait des hommes, de la religion mal comprise et surtout des mollahs. Si le Coran était seulement appliqué, leur condition serait plus supportable mais la tradition, les coutumes sont implacables.

Autre ambiguïté chez les hommes mêmes de la résistance : ce sont les chefs, comme Amine Wardak (*) et ses frères, qui sont les plus « progressistes ». Ils parlent l’anglais ou français (Amine est allé en France deux fois), voudraient introduire les notions d’hygiène et la médecine et même récole. Le simple fait de faire venir une mission médicale permanente leur attire quelquefois l’opposition des mollahs.

Dans les déplacements de village en village, il arrive qu’un mollah soit hostile au fait que des infidèles (les médecins) dorment dans la mosquée. Amine et ses frères ont toujours réagi vigoureusement dans ces circonstances en sachant manier le discours et une fois même jusqu’à faire le coup de poing et dénoncer le mollah.

Mais ils reconnaissent que s’ils peuvent contrer les mollahs, c’est parce qu’ils sont des seigneurs de guerre très respectés (Amine et sa famille font partie de la caste aristocratique qui régnait déjà sur la région avant l’arrivée des partis Parcham et Khalq au pouvoir. Les paysans leur sont soumis comme des vassaux). La masse des paysans, si elle apprécie le passage des médecins, est opposée à toute évolution si petite soit-elle et hostile au principe même de l’école sauf à l’apprentissage des textes coraniques.

Mais s’il est un point sur lequel tous les hommes sont bien d’accord. c’est par rapport à la place — immuable — de la femme dans leur société. Impossible d’en rencontrer un qui souhaite un changement Elles resteront des recluses, des êtres de second ordre.

Cette ségrégation sexiste est poussé jusqu’à de telles limites ici qu’elle n’est égalée que dans quelques émirats du Golfe et chez les gardiens de la « révolution » de Khomeiny.

Si on ne les voyait dans les champs, si on ne voyait les malades, on pourrait se demander si les femmes existent en Afghanistan. On voit bien des fantômes qui tournent la tête à notre approche et se figent, des portes qui claquent… Elles n’apparaissent jamais aux repas, jamais aux fêtes, pas même à la mosquée. Il est interdit de les photographier. Quelques anecdotes donneront une faible idée de leur enfermement et du mépris dont elles sont l’objet.

Résistants afghans dans la province de Kunar

Quand on demande à un homme : « Combien as-tu d’enfants ? » il faut rajouter « et combien de filles ? »

Le silence accueille la naissance d’une petite fille alors qu’on tire des coups de fusil et qu’on donne une fête pour célébrer celle d’un garçon. Il est interdit de prononcer un prénom de femme dans une société d’hommes. Quand un père a décidé de marier sa fille, celle-ci selon la loi coranique, doit malgré tout donner son consentement. Quand elle refuse, pour empêcher sa fuite, on la fait jeter en prison.

Quand une fille aime un autre garçon que celui qu’on lui a désigné, l’histoire est sans issue pour la fille. Un cas parmi d’autres : une fille qui éprouve un amour réciproque pour un garçon de son âge. Le père, par intérêt a décidé de la marier à un vieillard. Après 4 ans de résistance, elle épouse le vieillard mais ne peut avoir d’enfant. Elle aime toujours le jeune garçon. Pour sauver son honneur, les femmes de son entourage la pousseront à se jeter dans la rivière.

Dans les villes c’est pire. Les femmes ne font pas le marché. Donc elles n’ont pas besoin de sortir. On ne saura jamais combien de femmes purgent 15 ans, 20 ans ou plus de réclusion dans la maison du mari, mais c’est une réalité indéniable.

Une femme de l’équipe médicale fait remarquer à Amine que chez les Hazaras on voit les femmes dans les rues du village, elles travaillent et parlent avec les hommes devant les maisons, elles mangent avec les hommes, elles ne se cachent pas derrière le voile à chaque fois qu’on les rencontre. « Pourquoi les Pashtounes n’en font pas autant ? » Amine, avec superbe : « Ce sont les hommes Hazaras qui sont trop faibles ! » Rappelons que les Hazaras, ces descendants des Mongols, sont détestés parce que Chiites. Quant aux vocations que les chefs cherchent à susciter parmi les paysans, voici le discours que tient un mollah célèbre dans le Geratu :

« Si un paysan donne 1 afghani pour aider la Guerre Sainte, Allah lui rendra 700 afghanis dans l’autre vie. Si un moudjahid donne 1 afghani pour aider la Guerre Sainte, Allah lui rendra 700 000 afghanis après sa mort ».

Guerre psychologique, escroquerie, messianisme coranique sont intimement liés.

ALLAH EXPLIQUE TOUT

TOUTES les discussions tournent court. Allah explique tout, justifie tout. C’est tellement désopilant que ça rompt tout dialogue.

Amine: « C’est Allah qui a envoyé les Soviétiques pour éprouver le peuple Afghan ». Et quand un moudjahid va tirer au bazooka sur un objectif ennemi, il commencer par crier : « Allah Akbar ! »

Quant aux mouvements de soutien aux Afghans, ils ont parfois une méconnaissance troublante de la réalité. J’ai vu une affiche de R.F.A. montrant une femme en armes symbolisant la résistance afghane. C’est une imposture grossière ! Mais c’est tellement plus facile de se trouver des bonnes causes à défendre dans le Tiers-Monde que de lutter contre sa propre aliénation ou exploitation.

Les petits-fils de la « Révolution » en sont réduits à s’opposer à tout un peuple. La dialectique a cédé la place aux hélicoptères et aux Migs. En face d’eux, ce peuple de paysans farouches qui se bat contre une invasion étrangère mais aussi pour conserver son intégrisme et son obscurantisme. L’Afghanistan n’est jamais que la situation exacerbée de ce qui se passe sur cette planète à un niveau moins spectaculaire : c’est souvent à qui sera le plus réactionnaire et tous les belligérants ont de bons atouts en mains.

Alors, quelle solution ? Il n’y en a point d’idéale.

Les Russes accepteront-ils de se retirer ? On aura une nouvelle République Islamique. Et la femme continuera à jamais sa vie de recluse.

Depuis des millénaires, les humains ont prouvé qu’ils étaient incapables de se construire une vie sociale basée sur l’intelligence et la liberté. Et les Occidentaux (Russes inclus) n’ont certes pas de leçons à donner à ceux qui perpétuent le Moyen Age. Eux qui n’ont réussi que la révolution technologique dont l’apogée aura été deux guerres mondiales et qui ne pensent qu’à préparer la troisième.

Que les libertaires continuent à dénoncer le stalinisme là où il sévit, en Afghanistan comme en Pologne ou en Mongolie, dans les rouages des syndicats ou dans les organisations satellites où il se camoufle (genre Mouvement de la Paix). Mais les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis. Et nous ne pouvions que dénoncer aussi la Guerre Sainte et l’oppression des femmes en Afghanistan.

Ghislain BELLORGET


(*) Amine Wardak, dont il est fait allusion dans le texte, est le chef militaire du district de Geratu, contrôlé par le mouvement « Maaz-I-Milli Afghanistan », composante nationaliste ou « modérée » de l’opposition afghane.

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