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Guy Ducornet : Ralph Ellison – Homme invisible, pour qui chantes-tu ?

Article de Guy Ducornet paru dans Les Langues modernes, n° 4, juillet-août 1969, p. 394-401


RALPH ELLISON

HOMME INVISIBLE, POUR QUI CHANTES-TU ?

Grasset, 1969, traduction de Robert Merle

Invisible Man est une longue métaphore dans la tradition de The Wasteland ou de Moby Dick ; Ellison nous fait participer à un rituel qui sous-tend l’histoire de la société américaine, qui en est la définition et le produit. L’inévitable question, l’éternelle préoccupation des meilleures œuvres américaines, c’est le « qui suis-je ? » dans le contexte américain, que l’on retrouve de Marc Twain à Philip Roth, de Stephen Crane à Bellow, L’oeuvre est toujours une manière parti-culière de résoudre le problème de l’identité. Elle ne se contente pas de décrire une expérience, elle la crée sous nos yeux.

On serait tenté de croire, lorsqu’on aborde le roman d’un écrivain noir comme Ralph Ellison, peut-être à cause de la publicité donnée récemment à tout ce qui a été écrit par un noir aux Etats-Unis, que la question posée sera différente et que le roman sera un pamphlet, ou une illustration d’un folklore qui fait partie de la tradition des Etats-Unis. Pour Ellison, l’expérience d’un groupe donné n’est qu’un aspect d’une expérience plus large, la même, qualitativement, que celle des autres minorités qui vivent en Amérique Italiens, Irlandais, Juifs, etc., c’est-à-dire l’expérience américaine. Quelques rares critiques avaient vu cela lors de la publication du livre à New York il y a quatorze ans. Les plus acerbes furent les critiques noirs qui accusèrent Ellison de se vendre « aux puissances d’argent de Wall Street, au capitalisme blanc ». Ellison était l’oncle Tom ! (*) Les critiques sont encore vives aujourd’hui car Ellison ne participe directement à aucun mouvement intégrationiste ou séparatiste. « Je suis un écrivain », dit-il, « pas un activiste ».

Invisible Man était le premier roman d’importance d’un écrivain noir qui ne fut pas seulement un cri de révolte contre la ségrégation raciale, et ce n’est pas par hasard que le livre compte comme l’un des meilleurs romans parus aux Etats-Unis depuis cinquante ans, malgré le peu d’activité de son auteur sur la scène littéraire.

L’expérience, on pourrait dire l’odyssée, dont nous sommes les témoins dans Invisible Man, a l’avantage d’être précise, circonscrite historiquement et géographiquement. La montée sud-nord du héros nous donne l’itinéraire d’une quête, dans la meilleure tradition des romans picaresques. Nous traversons sans cesse la frontière de deux mondes séparés avec exactitude, la barrière de couleur, si remarquable dans les grandes villes où, sur chaque trottoir en été, deux fronts de dormeurs se font face, les uns noirs, les autres blancs, comme sur la scène du théâtre ou Jean Genêt aligne ses masques. Voilà le cadre réel de l’odyssée.

Les écrivains noirs nous avaient habitué, Richard Wright en particulier, à des œuvres brutales, amères et pessimistes, vitupérant un ordre social inacceptable, une injustice flagrante, et qui tâchaient de réveiller sans trop y croire la bonne conscience endormie de tout un peuple. Il est donc tentant, dès qu’on ouvre Invisible Man, d’y chercher le cri d’un homme en colère. On s’aperçoit très vite que, si une certaine colère n’est pas totalement absente, le ton est très différent. Il n’est pas non plus nécessaire d’être très au courant de la situation raciale aux Etats-Unis pour entrer dans l’univers d’Ellison. Le monde y est réel, des champs et des bouges du sud aux rues de Harlem, et l’identité du héros « total » est dissimulée sous une série de masques tellement apparents, tellement caricaturés, que le porteur de masques devient invisible. Il s’achemine vers la perception de sa véritable identité à travers un labyrinthe de signes, de rites, de symboles. Le tout repose sur un paradoxe, un malentendu presque comique le héros, si reconnaissable par sa couleur, est en réalité un homme invisible (1).

Le voyage du héros sans nom — on pourrait l’appeler « N », à la manière de Kafka — nous entraîne au cœur de la conscience américaine. Le noir, qui n’est pas le seul à être « invisible », bien qu’il soit le plus aisément identifiable « de loin », y joue le rôle primordial d’une sorte de révélateur qui force cette conscience à s’ouvrir et à s’exprimer. On connaît toutes les histoires (et les films), où l’on voit un noir qui « passe » pour un blanc ou qui a ces quelques gouttes de sang noir dont le pourcentage est calculé exactement dans les Etats du Sud. Elles nous font penser à l’épisode de la fabrique de peinture blanche — le blanc optique qui sert à badigeonner les monuments officiels — où « N » travaille. Pour que la peinture blanche tienne, il faut qu’il y ajoute quelques gouttes d’un liquide brunâtre. Il se trompe de flacon, verse un autre liquide dans la peinture qui devient une mélasse inutilisable. Ce geste provoque sa relégation au sous-sol où se produit la « catastrophe », l’explosion de la chaudière. Ce symbolisme, aussi gros qu’un calembour de chanson de rues, est un des moyens dont use Ellison tout au long du livre. Dans ses essais critiques comme dans ses cours aux étudiants américains, il aime rappeler cette influence révélatrice (et à double tranchant) du noir dans la tradition littéraire américaine le rôle de Nigger Jim dans Huck Finn, ou les noirs que l’on trouve dans les romans de Faulkner comme Intruder in the Dust. C’est le même symbolisme qui sous-tend Moby Dick de Melville.

L’odyssée part d’issu trou éclairé par 1369 ampoules électriques volées à la compagnie Light and Power. « Light », c’est la lumière mais c’est aussi la blancheur ; quant à « power », c’est le courant électrique en même temps que le pouvoir. A ce premier jeu de mots répondrait en 1966 le slogan de « black power » qui inquiète tant les tièdes partisans de la cause des noirs, et encore plus leurs adversaires (2). Ellison inaugure ici une technique dont il va user, et parfois abuser dans son livre. Il jongle jusqu’à épuisement des effets avec le dualisme blanc/noir et très souvent, c’est le souci de l’effet de style qui crée la situation. On reconnaît dans le prologue sous-terrain l’influence de la nouvelle de Richard Wright « L’Homme qui vivait sous terre » (3), et plus loin, celle de Dostoïevski. Dans l’épilogue du livre, on reviendra à ce trou, cette fois pour en ressortir, fort d’une conviction toute neuve.

Ce roman ressemble très souvent à une autobiographie ; et les critiques s’en sont souvent tenus là. On sait qu’Ellison a fréquenté un collège noir dans le sud (Tuskegge Institute), qu’il est venu à New York où il a fait divers petits métiers, qu’il a écrit pour des revues de gauche à l’époque du New Deal de Roosevelt et qu’il a connu les milieux communistes qu’on retrouve en partie dans « the Brotherhood », qu’il a été reporter pour le New York Post lors des émeutes raciales de 1941, etc., mais Ellison se défend avec véhémence de s’être peint ou raconté. Il a transposé une expérience qui, dit-il, n’est pas très originale puisqu’il en partage les grandes lignes avec les autres noirs américains de sa génération. C’est l’expérience d’un groupe qui est importante ici. Elle comprend presque toujours la montée vers le nord, la vie en ghettos, les passages de la barrière de couleur, les confusions d’identité, le double jeu de la part des noirs (4) contenu dans les conseils du grand-père du héros : Dire oui aux blancs, oui jusqu’à ce qu’ils en crèvent. On trouve le double jeu des blancs, les soi-disant libéraux, les philanthropes au grand cœur qui cherchent leur propre gratification… S’il y a l’expression d’une révolte dans Invisible Man, c’est celle que l’on trouve dans Le Procès, ou dans La Condition humaine et elle est aussi symbolique : c’est le coup de poing dans la vitrine qui offre des produits à décrêper les cheveux, c’est la fuite dans les rues à la fin du livre. En fait le roman contient des thèmes de vocation sociale sous le rire de dérision et le héros, loin d’être aveugle, se tourne au contraire vers le monde. On pourrait se demander si Ellison a réussi à convaincre le lecteur sur ce point.

Ellison ne s’est jamais demandé « ce qu’on attendait de lui » lorsqu’il a entrepris d’écrire ce livre, et surtout pas un livre « noir » à une époque où la seule voix d’importance était celle de Richard Wright avec qui Ellison travaillait à une revue et quand, il faut bien le dire, régnait une pénurie de bons manuscrits. Ellison reconnaît lui-même qu’il ne s’agissait pas d’une ségrégation concertée de la part des éditeurs. (On assiste aujourd’hui à une surabondance de livres écrits par des noirs et la qualité est souvent fort loin d’être en rapport avec la quantité).

Ellison demande à son passé les éléments de sa mythologie, si riche, si féconde, et dont la vitalité est une des conditions de la survie du groupe. Elle est un « négatif » des phénomènes d’évolution qui ont marqué les étapes de l’avènement de la conscience américaine en tant que conscience nationale.

A la base, et depuis que la condition des noirs est devenue un problème politique, psychosociologique qui confronte tous les Américains, un élément a disparu : le « darky act », comédie des cabarets ou des théâtres ambulants blancs, dont le héros était un masque représentant le nègre, naïf, peureux, rieur (et dont le type le plus célèbre fut d’ailleurs un blanc : Al Jolson), au costume reproduisant Oncle Sam, la bannière étoilée ! Toute la partie « sudiste » d’Invisible Man emprunte à cette tradition le comique de situation et le double jeu des couleurs. Les personnages ne sont que les projections d’une image « blanche » pour un public blanc : c’est le cas pour M. Norton, pour les spectateurs de la « bataille royale », etc.

« L’indignité de l’esclavage n’était rien auprès du déplacement, de la confusion continuelle de notre image. Parce que certaines choses sont liées à la notion que les blancs ont du chaos, il leur est impossible de considérer des questions comme l’amour, les femmes, l’identité nationale, les changements de l’histoire, la justice sociale, et même la « criminalité » implicite dans l’élargissement des libertés, sans qu’ils fassent appel à des images d’hommes noirs malfaisants (…). Dans la branche anglo-saxonne du folklore américain, dans l’industrie du spectacle, le noir est réduit à un signe négatif qui joue en général dans une comédie grotesque, inacceptable. Toute l’action des « minstrel shows », avec leur chorégraphie dérivée de danses noires, leurs grattements de banjos, leurs voix caquetant un pseudo-dialecte noir (…), leurs acteurs suants aux costumes bariolés, constituait un rituel d’exorcisme (…). Le masque était un élément inséparable de l’iconographie nationale. Ainsi, quand un noir jouait un rôle abstrait, l’implication nationale restait inchangée ; son costume utilisait le symbolisme sacré du drapeau national – pantalon rayé rouge et blanc, et col bleu semé d’étoiles blanches – mais il ne pouvait se produire sur scène que ganté, et le visage noirci à la graisse ou au bouchon. Ce masque, cette stylisation volontaire, cette modification intentionnelle de la couleur naturelle du visage et des mains étaient nécessaires pour évoquer une atmosphère où le public pouvait goûter la fascination de la noirceur, pour que le comique se produise. L’identité raciale n’avait aucune importance ; le masque était « la chose », et sa fonction était de voiler l’humanité du noir, ainsi réduit à un signe, et de supprimer chez les blancs la conscience d’une quelconque identification morale avec ses propres actes, avec l’ambiguïté morale refoulée sous le masque. » (5)

L’identité raciale s’exprime dans Invisible Man sous forme de blagues pour initiés, les « in jokes » qui ont cours à Harlem, quand ce n’est pas la langue elle-même, ce qu’on appelle le « harlemite », gui est un code. Ce sont des blagues, par exemple que l’acteur Dick Grégory colportait naguère de scène en scène pour le public blanc et à ses dépens. Un seul critique avait, à ma connaissance, trouvé le livre d’Ellison amusant en 1953. L’humour demande une participation du lecteur, un rire de dérision parfois pathétique, un rire-de-soi, traditionnellement anglo-saxon. Les exemples en abondent dans le roman et certaines images ne servent qu’à provoquer ce rire grinçant et libérateur ainsi, au début de l’histoire, lorsque le barman du bouge affirme qu’il ne refusera pas de servir M. Norton « Nous, on ne ségrègue personne », il décapite la mousse blanche de deux demis de bière avec une spatule d’ivoire… Une autre scène pourrait venir tout droit d’un film des frères Prévert, ou de Paris Week-end, la Sœur Blanche, de race noire, accompagnant une autre bonne-sœur, blanche celle-là, mais tout habillée de noir. On remarque au fil des chapitres qu’à chaque fois que le héros essaie de rejeter son passé, de mettre un masque, Ellison détend tout le tragique que cet abandon implique en introduisant un « gag » avec, en plus, la richesse de la langue, la précision avec laquelle les différents « dialectes » ou accents noirs sont rapportés ; dans la scène d’émeute de Harlem, le personnage de Ras l’Exhorteur, tel Don Quichotte sur Rossinante, est décrit en « harlemite » le plus pur.

« Il y avait les problèmes de la langue, du dialogue qui, avec ses monosyllabes, ses paragraphes courts et secs, est un des sommets de la prose américaine de notre temps. Mais malgré la notion que ces rythmes-là sont ceux de la langue quotidienne, il m’a semblé que si je les comparais à la richesse linguistique qui m’entourait – cette langue bourrée d’images, de ruses de rhétorique – un tel dialogue aurait été trop austère. Notre parler résonne de trois cents ans de vie américaine ; il est un mélange de folklore, de termes bibliques, scientifiques et politiques ; argotique ici, là tout académique, un moment chargé d’imagerie poétique, puis mathématiquement dénudé de toute image. » (6).

Le rire permet au personnage de renverser les obstacles, de découvrir au passage sa supériorité momentanée sur la réalité, de sentir toute sa vitalité, son unité organique. C’est un rire toujours ambivalent qui jaillit des plus amères déceptions. Ellison aime rappeler une clé pour comprendre le jeu des symboles dans son roman ; c’est un vieux proverbe noir

If you’re black stay black
If you’re brown stick around
If you’re white, you’re right.

(Si t’es noir reste noir
Si t’es marron t’as une chance
Si t’es blanc t’as raison).

C’est la transposition de ce thème que nous voyons lorsque le personnage passe sans cesse de la noirceur à la blancheur, de l’invisibilité à la visibilité, de l’ignorance à la connaissance, du trou à la lumière, etc.

Chaque étape du roman est un passage vers le visible ; les symboles indiquent ce mouvement au lecteur, ou l’avertissent que ce mouvement va se produire. Le livre divise en trois parties le cheminement vers la perception ; elles sont reliées par trois renaissances symboliques et l’échange d’un morceau de papier blanc contenu dans la serviette à laquelle rêve le personnage lorsqu’il gagne sa bourse d’études. Ces messages portent tous la même phrase « Keep this Nigger Boy Running ! » Il faut donc faire marcher, et même courir, ce jeune nègre. Parallèlement, deux idées progressent : la « blancheur » doit tendre vers le « bien », mais conduit en fait à l’ignorance ; la « noirceur » – on dirait en d’autres lieux la « négritude » – passe par le « mal » mais aboutit à la lumière. Les symboles portent ces deux idées parallèles comme les rites d’une longue initiation. Dans la « bataille royale », au début du livre, deux jeunes noirs doivent se battre les yeux bandés devant un public blanc tonitruant ; le vainqueur reçoit une bourse d’études et de l’argent qu’il doit ramasser sur un tapis électrisé. Ensuite il doit prononcer un discours de remerciement. Ici, c’est tout le statut du noir qui est représenté, son combat aveugle contre d’autres noirs pour plaire à la société blanche. Les emblèmes de la société d’abondance sont offerts et en même temps refusés aux noirs comme l’argent qui électrise. Le mensonge entre noirs, le combat aveugle pour obtenir une gratification, nous le retrouverons avec le cynique Bledsoe, le principal du collège, un peu plus tard.

Les noms propres eux-mêmes, dans la tradition du Pilgrim’s Progress, « signifient » les personnages, et par contraste, l’anonymat du héros crève les yeux. Ainsi Trueblood (pur-sang), Norton (l’homme du nord), Tod Clifton (Tod pour la mort, Clifton pour « Cliff », la falaise, le saut dans la mort, Ras (pour race), Tarp (de « tar », goudron), etc.

Quand on lui pose la question, à savoir ce qui se cache sous les autres noms, Ellison répond évasivement que c’est une blague (« it’s all a jatte ! ») ; mais dans le roman lui-même on trouve l’explication d’un des noms, celui de P. B. Rinehart « Could he himself be both rind and heart ? » le dehors et le dedans… Ailleurs, Ellison expliquera davan-tage ce patronyme :

« Il est certain que P. B. Rinehart (P. pour Protée, B. pour « bliss » (= bonheur, béatitude) peut être le meilleur exemple du blagueur… C’est le virtuose américain de l’identité qui tire sa subsistance dut chaos et du changement brusque ; sa mascarade est motivée par le bonheur (bliss) de jouter des rôles ; il est comme un dieu car il y a plusieurs personnes dans son image alors que lui-même n’est jamais vu » (7).

Le symbole de la fabrique du « blanc optique » est tout aussi ésotérique et facétieux quand on sait que sa formule a été inventée par Lucius Brockway, un vieux noir qui hante les sous-sols de l’usine. C’est au cours d’une bagarre avec Brockway que la chaudière saute et que le héros se retrouve à l’hôpital dans une sorte d’incubateur avec un étrange cordon ombilical qui le relie au monde (8). Il a oublié son nom et celui de sa mère. Le médecin lui demande alors « Qui est Brer Rabbit » — Brother Rabbit, le Jeannot Lapin des histoires populaires qui représente le noir jouant des tours aux blancs. Il est évidemment impossible qu’un jeune noir ne connaisse pas ce fétiche. Ellison fait dire à son héros

« Je voulais être libre, et non détruit. Je ne pouvais pas m’échapper, pas plus que nie souvenir de mon identité. Quand je découvrirai qui je suis, je serai libre. » On ne saurait être plus clair ! C’est à ce moment que l’infirmière coupe le cordon qui le relie à l’incubateur que le personnage renaît, littéralement, coupé de son passé, et se tourne vers l’avenir (« pour de nouvelles aventures », dirait-on dans les romans-feuilletons).

Il essaie, dans un restaurant, de commander ce qu’un blanc commanderait, dernier effort pour rejeter ses attaches ; mais une odeur familière le prend aux narines : l’odeur des yams que vend un marchand ambulant. Le « yam », c’est la patate douce, plat traditionnel des Etats du Sud où les noirs ont leurs racines. Sur cette réminiscence à la manière de Proust, Ellison en profite pour faire un (les innombrables jeux de mots qui truffent son livre « Yam — I am what I am », etc.

Plus tard, lorsque le héros devient membre de la « Fraternité », il se sent transforme temporairement par toutes les nouvelles expériences de la vie au sein d’une organisation. Ici encore, un symbole il accepte une responsabilité et doit changer son nom ; la transition est assurée par une tirelire en fonte, qu’il essaie de jeter — elle représente un noir aux énormes lèvres. On pense ici au barbier de Gogol qui essaie de se débarrasser du nez… Le héros n’a pas encore trouvé son identité mais il fait partie d’un groupe, il devient « plus humain » :

What had I meant by saying I had become more human ? Did I mean that I had become less of what I was, less a Negro, or that I was less a being apart… ? But all this is negative. To become less-in order to become more ? Perhaps that was it, but in what way more human ? (…) Here was a way, not limited by black and white, but a way which (…) could lead to the highest possible rewards. For the first time (…) I could glimpse the possibility of being more than a member of a race. » (Random House edition, p. 268).

Bornons-nous à quelques exemples de symboles dont ce roman est rempli. Ils créent le rire à chaque instant, on veut savoir si le héros arrivera au bout de cette quête, s’il déchiffrera tous les messages en chemin. Chaque point de repère ainsi représenté, cette somme de signes de connivence, c’est toute l’expérience américaine qu’Ellison voulu embrasser. C’est ce qui a fait dire au critique Frank Dupee que Invisible Man était « le Moby Dick d’une crise raciale ». C’est aussi ce qui fait qu’après quinze ans Invisible Man figure au programme des écoles et qu’il est sans cesse réimprimé. En utilisant son expérience savoureuse, bigarrée, Ellison donne un sens au chaos « Croire qu’un écrivain ne doive penser qu’à sa négritude serait tomber dans un piège », dit-il ; ce qui l’intéresse, c’est plus la pigmentation de la peau que la culture et le passé du noir. Ce qui fait un « noir », c’est les conditions — ou le conditionnement — psychologiques dans lesquelles il a vécu, sa langue, son folklore secret, son blues et un certain sens de l’histoire et de la culture américaine. Nous sommes loin des schémas sociologiques qui sont faits par les blancs à leur usage propre.

« L’homme ne peut exprimer ce qui n’existe pas — que ce soit sous forme de rêve, d’idées ou de faits réels — dans son milieu. Ni ses pensées, ni ses sentiments, ni son intelligence ne sont innés, fixés une fois pour toutes. Elles naissent de son interprétation d’un instinct et chacune de ces qualités change les autres et se transforme elle-même (…). L’étendue de ces changements varie en fonction du degré de liberté culturelle et politique du milieu. La fonction, la psychologie de la sélection artistique, c’est d’éliminer de l’art les bribes d’expérience qui ne contiennent pas cette signification qui vous pousse. La vie est comme la mer et l’art est le navire avec lequel l’homme conquiert sa vie informe, la réduit à un cours, à une série de virages, (le courants et de vents inscrits sur une carte. Bien que tirée du monde, « la signification organisée de l’art », écrit Malraux, est plus forte que toute la multiplicité du monde. » (9).

— « La vie est faite pour être vécue, non pour être contrôlée. Et nous atteignons notre humanité en continuant à jouer en face de certaines défaites. Notre destin est de devenir « un », et en même temps « plusieurs » — ceci n’est pas une prophétie, mais une description ; ainsi, une des plus énormes blagues du inonde, c’est de voir les blancs qui s’efforcent chaque jour d’échapper à la noirceur, et les noirs qui se précipitent sur la blancheur, ce qui les rend tout gris ! Aucun de nous ne sait qui il est ni où il va. » (10).

Toutes ces citations, de 1945 à 1961 montrent un écrivain qui cherche encore la réponse à la question posée par son premier roman ; et récemment, après avoir redéfini ses idées sur la littérature et le « phénomène » d’être un écrivain noir, Ellison concluait

« Je suis un écrivain américain qui enseigne de temps en temps. » (11).

Guy Ducornet.


NOTES

(*) « C’est un livre snob pour la classe moyenne, plein de mépris pour les Noirs. En 439 pages, Ellison manipule son héros sans nom dans un monde de corruption, de brutalité, d’attaques anti-communistes, et de perversion sexuelle (…). Ce sera sans doute un « best-seller » et on verra bientôt « Invisible Man » en livre de poche et la couverture montrera un Noir et une Blanche à demi-nue » : Abner W. Berry, The Daily Worker, 6-1-1952.

(1) Le titre même du roman, si proche du très connu « Homme Invisible » par H. G. Wells, a été voulu ainsi par Ellison ; cette similitude n’est qu’un aspect de l’humour qui perce à chaque page de cette longue fable.

(2) Ce slogan, lancé par le groupe S.N.I.C., a été volontairement pris à la lettre par les ségrégationnistes ; il signifie que les Noirs veulent jouer le même rôle de force que les Blancs à tous les échelons de la société ; ce n’est pas un cri de guerre comme certains slogans des « Black Muslims ».

(3) Richard Wright : The Man Who Lived Underground, L. L. Fisher publisher, New-York, 1944, 44 pp.

(4) M. McKissick, Directeur de l’organisation C.O.R.E. (Congress for Racial Equality), disait récemment à la télévision de New-York : « Il y a toujours deux tendances en nous. D’une part « Sois un bon nègre », d’autre part « Il faut te battre ». » (18 décembre 1966, Channel 5).

(5) Ralph Ellison, « The Negro Writer in America », Partisan Review, Spring 1958, vol. 25, pp. 216-218.

(6) Extrait du discours prononcé par Ralph Ellison, lors de la remise du National Book Award, à New-York, le 27 janvier 1953.

(7) Ralph Ellison : Partisan Review « Change the Joke and Slip the Yoke ». Vol. 25, 1958, pp. 212-222.

(8) La scène de la clinique tenait tout un chapitre dans la première version du livre, mais Ellison la supprima pour alléger son manuscrit.

(9) Ralph Ellison, « Richard Wright’s Blues » ; Antioch Review. Vol. 5, 1945, pp. 202-206.

(10) Interview de Ralph Ellison, 2 septembre 1961.

(11) New-York Times, Sunday Book Review Section, 20 nov. 1966.

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