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On les a laissés seuls

Textes parus dans Pouvoir ouvrier, n° 33, octobre 1961, p. 1-3

« Acharnement du service d’ordre frappant indistinctement les hommes et les femmes et même des manifestants blessés ». « Rue de Lille, l’un de nos correspondants a vu deux algériens gravement blessés qui sont demeurés inanimés sur la chaussée pendant plus d’une heure ; le service d’ordre interdisait aux passants métropolitains de leur porter secours ». « Devant le commissariat du Ve arrondissement, un autre lecteur a vu des agents… faire passer sous une sorte de voûte de coups de matraque, méthodiquement assénés, un groupe de musulmans appréhendés ». (Le Monde, 19,20/10/61).

C’est à Paris, mardi soir. C’est les algériens qui sont sortis : 20.000. Face
à une population hostile et à 7.000 policiers. Ils savaient ce qui les attendait. Mais ils n’avaient pas apporté des armes. Ils voulaient montrer leur nombre, crier leur colère et leur espoir, peut-être réveiller les gens de leur torpeur. On leur a tiré dessus sur les Boulevards, à Puteaux, à Plaisance. Les journaux disent : 2 morts et 64 blessés. Pour les arrêter, c’était facile, leur visage : « pas français », « bicot »… hop ! coup de crosse, embarqué. Onze mille arrestations dans la soirée.

Il en restait encore. Le lendemain, ils ont recommencé. On a tiré encore : à Nanterre, 2 morts. La France est une République.

Il n’y a pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. La guerre d’Algérie, c’est pourtant clair : ils veulent leur indépendance ; ils luttent et meurent pour cela depuis sept ans. Ces 20.000 à Paris, mardi, qu’est-ce qu’ils voulaient ? Pourquoi sont-ils sortis comme cela, sachant ce qu’ils risquaient ? Ils l’ont crié ce qu’ils voulaient : « A bas le couvre-feu », « Indépendance de l’Algérie ».

On les a laissés seuls. LES TRAVAILLEURS FRANCAIS ET LES ORGANISATIONS DITES OUVRIERES LES ONT LAISSES SEULS. Pourquoi ? Pour  »ne pas se mouiller ». C’est simple. Répugnant, mais simple.

Combien d’inscrits au Parti Communiste y a-t-il dans la région parisienne ? au P.S.U. ? combien de militants CGT, CFTC, FEN ? Prenons le plus petit chiffre : 30.000. Trente mille militants dans la rue, ça compterait, non ? Et puis d’autres travailleurs seraient venus quand même, des étudiants aussi. Pour dire qu’on en a assez de la guerre d’Algérie, que tirer sur les algériens c’est dégueulasse, qu’il faut leur reconnaître l’indépendance, qu’il faut supprimer les mesures racistes prises à Paris. Ça, ce serait de la solidarité ; et ça n’aurait fait aucun mal aux revendications, tout au contraire. Mais ce serait de l’action. Et l’action, les dirigeants de « la gauche » n’en veulent pas. Des communiqués aux journaux oui, d’accord. Puis, en ce moment, ils sont vraiment très occupés : entrevues SFIO-PSU, PSU-PC, entretiens Mendès-Guy Mollet, élections partielles, « succession de De Gaulle ».

Alors, les algériens on peut leur tirer dessus. Et on peut raconter n’importe quoi aussi, parce que les arrêter, les matraquer, les tuer, ça ne suffit pas. On peut raconter, par exemple, que les manifestants « ont été poussés par des meneurs munis de bâtons » (Préfet de Police) ou que « dans l’ensemble, les manifestants ne demandaient pas mieux que d’être embarqués » (M. Terrenoire, Ministre d’Etat).

Pendant que les algériens manifestaient, les cheminots, les gaziers, les
électriciens, français ceux-là, débrayaient de leur côté pour les salaires, contre l’Etat-patron. Car le même Pouvoir qui fait tirer sur les algériens on France, qui continue la guerre en Algérie, refuse d’augmenter les salaires, aggrave les conditions de travail, laisse monter les prix.

Mais alors que les uns luttent obstinément, au péril de leur vie, contre ceux qui les oppriment, les autres se contentent le plus souvent de démonstrations symboliques, de grèves limitées et sans coordination. Bien sûr, lutter pour les salaires et lutter pour l’indépendance, ce n’est pas la même chose. Mais LA GUERRE D’ALGERIE NOUS CONCERNE TOUS, travailleurs français et travailleurs algériens. Et tous, nous avons en face, opposant la force et la ruse à nos besoins, à nos revendications, LE MEME POUVOIR : celui des patrons et des généraux.

Marcherons-nous encore longtemps en rangs dispersés ?


VIOLENCE ET SOCIETE BOURGEOISE

(Extraits de P.O. n° 28, avril 61)

« La fonction de l’Etat est de faire respecter un certain régime. Ce régime est fondé sur l’exploitation de la majorité – les travailleurs – par une minorité : les patrons, les dirigeants. La violence de l’Etat s’exerce aussi bien brutalement, sur les corps – police, prisons, armée, CRS – que subtilement, sur les cervelles : école, presse, radio, cinéma, littérature. Brutale ou subtile, elle vise à faire prévaloir l’intérêt général de la classe dominante, la bourgeoisie, soit contre les travailleurs soit contre une collectivité opprimée, comme les algériens, soit même contre une catégorie sociale privilégiée, mais « indisciplinée », dont les intérêts particuliers entrent à un certain moment en conflit avec les intérêts généraux de la bourgeoisie dans son ensemble : les européens d’Algérie actuellement. Bien entendu, dans ce dernier cas, la violence de l’Etat s’atténue, on n’arrête, on ne sévit qu’en dernière extrémité ; l’Etat ne confond pas un Lagaillarde « rebelle » avec un rebelle algérien. »

« Chaque classe, chaque groupe social, chaque collectivité se sert de la violence pour appuyer ses intérêts. Des organisations ou des hommes la revendiquent. Krim Belkacem et le FLN assument l’insurrection algérienne. De Gaulle le 13 mai. Salan le 24 janvier.

Une seule classe n’a ni organisations ni hommes qui revendiquent sa propre violence : c’est la classe ouvrière. Pour ceux qui se disent dirigeants des travailleurs, les seuls moyens à employer sont les « armes » pacifiques du bulletin de vote, de la pétition, de la grève symbolique, de la manifestation autorisée. Abondamment utilisées depuis sept ans, ces « armes » n’ont en rien modifié le cours de la guerre d’Algérie, n’ont absolument rien changé à cette honteuse réalité : depuis 1954, des jeunes travailleurs français sous l’uniforme font la guerre au peuple algérien pour la compte des colons, des « ultras » et des capitalistes.

Certes, les travailleurs n’ont pas besoin du terrorisme pour lutter ; l’attentat individuel n’est pas l’arme d’une force sociale concentrée, massive, comme la classe ouvrière. Mais dans une société où tout est basé sur la violence, elle doit opposer sa propre violence, organisée, cohérente, à celle des groupes sociaux minoritaires qui l’exploitent et l’asservissent ».


Les manifestations algériennes à Paris

Mardi 17 Octobre, les parisiens assistaient à une grande manifestation de masse. Surpris ou indignés, mais passifs, ils regardaient faire les Algériens, pour quelques heures maîtres de la rue.

Depuis la veille la police savait qu’une manifestation allait se dérouler ;
elle avait demandé des renforts ; elle a été impuissante devant 20 000 Algériens et réduite à tirer sur la foule. Les mots d’ordre pourtant étaient pacifiques, la police elle-même l’avoue (Le Figaro).

Pourtant un communiqué annonce que les forces de l’ordre n’ont fait que répondre aux coups de feu tirés par les tueurs F.L.N

Bien maladroits ces tueurs qui, malgré des années d’expérience, n’ont pas touché leurs cibles, car il est officiel qu’aucun des agents blessés n’a été touché par une balle. « Le Monde » par contre fait état d’une lettre de M. Maspéro et d’un groupe de lecteurs qui ont vu les membres du service d’ordre s’acharner sur les femmes, les enfants et les manifestants blessés à terre.

Tous sont d’accord, les autorités, les journaux, pour négliger le motif avoué du mouvement contre le couvre-feu à 20 h., et pour en faire une manœuvre politique du F.L.N. faisant étalage de ses forces à la veille de nouvelles négociations.

Il est certain que la manifestation a été bien encadrée et que les mots d’ordre très judicieux – s’engouffrer dans le métro pour reparaître quelques stations après par exemple – ont été suivis à la lettre. Mais la présence en grand nombre de femmes et d’enfants montre l’enthousiasme du mouvement et rend ridicule l’idée que « des meneurs puissent tout faire ».

C’est absolument caractéristique de l’esprit de classe de la presse et de nos dirigeants d’ignorer complètement les conditions dans lesquelles vivent les gens et de tirer des conclusions politiques « astucieuses ».

Des hommes qui font le jour les plus durs boulots à l’usine ou sur les chantiers, et qui sont forcés de s’enfermer le soir à 4 par pièce dans un hôtel minable ou dans des bidonvilles, sont prêts à tout et notamment à sortir au risque de se faire descendre ou rapatrier dans des camps de regroupement où l’on crève de faim (le budget de l’Armée n’accorde aucun crédit officiel pour ces camps).

La rue, les cafés, sont les seuls endroits où ils se rencontrent, les seuls
endroits où ils vivent. Dans les conditions actuelles ils ne vivent plus, des machines à produire simplement. Ce sont ces gens qui ont manifesté mardi et qui continuent à le faire. Sans cela il y a longtemps que le F.L.N. aurait monté un spectacle d’une telle ampleur.

La population n’à guère exprimé sa solidarité. Certains ont conduit les blessés à l’hôpital, d’autres ont peut-être caché des Algériens dans leurs immeubles. Mais un autobus a délibérément foncé sur la foule des manifestants. A Courbevoie des automobilistes impatients ont attaqué les Algériens avec des manivelles. « Ils étaient peut-être pressés » est la réaction d’un syndicaliste qui se dit de gauche, à cette nouvelle.

Les harkis n’ont pas failli à leur réputation, et à la Défense l’un d’eux a déclenché la fusillade.

Mais le comble du cynisme est atteint par le député Ahmed Djebbour (l’ami de Soustelle) et ses collègues « qui se solidarisent avec les travailleurs musulmans et ne participeront pas aux séances de nuit de l’Assemblée, protestant contre les mesures vexatoires à l’encontre d’honnêtes travailleurs, alors que les tueurs du F.L.N. eux, ne sont pas inquiétés. »

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