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Colonisation et socialisme

Article paru dans La Vie du parti, supplément mensuel du Populaire, n° 19, 6 juillet 1931

L’Exposition Coloniale de Vincennes est une occasion pour le socialisme de rappeler qu’il a, en matière de colonisation, une doctrine constante, affirmée à maintes reprises par ses congrès nationaux et internationaux, répétés par les mille voix de sa presse, de ses élus, de ses propagandistes. Elle se rattache à une idée plus générale, celle du droit des peuples, de tous les peuples, coloniaux ou non, à faire leurs affaires eux-mêmes, à disposer librement de leur sort, à suivre sans contrainte extérieure la ligne de leur développement social et culturel.

Mais cette idée, cette doctrine, se heurte aux nécessitée du régime capitaliste, qui ont amené la plupart des grands États modernes à se tailler des empires coloniaux parfois immenses dans la chair vive des continents où la production capitaliste n’a pas encore pénétré. Ainsi s’est opéré, par la force et la ruse, le partage du monde entier entre un nombre restreint de nations de proie. Commencé depuis longtemps, on peut dire depuis des siècles, ce partage a été poussé à partir de 1880 avec une activité trépidante. Il était en voie d’achèvement en 1914 : la mainmise de la France sur le Maroc fermait le cycle.

Les traités de Versailles ont eu pour conséquence une redistribution des territoires coloniaux entre les puissances victorieuses aux dépens de l’Allemagne vaincue, à laquelle n’a été laissée aucune possession coloniale. Les traités n’ont pas proclamé en matière coloniale de nouveaux principes. La politique coloniale est donc restée ce qu’elle était avant la guerre, ce qu’elle ne peut pas ne pas être, étant donné ses buts et ses moyens : une des formes de la guerre et de l’invasion armée. Elle débute par la spoliation violente pour aboutir à l’oppression politique et à l’exploitation économique de peuples entiers.

Statistique coloniale

A l’heure actuelle, l’Angleterre possède un « empire » de 42 millions de kilomètres carrés peuplé de 400 millions de sujets. Pour la Belgique, les États-Unis, la France, la Hollande, l’Italie et le Japon, les chiffres sont les suivants :

Belgique. — 2.500.000 k2, 17 millions de sujets.
États-Unis. — 1.500.000 k2, 15 millions de sujets.
France. — 12.000.000 k2, 60 millions de sujets.
Hollande. — 2.000.000 k2, 50 millions de sujets.
Italie. — 2.000.000 k2, 2 millions de sujets.
Japon. — 300.000 k2, 22 millions de sujets.

La Chine n’a échappé au début de ce siècle au dépècement par les Puissances de proie, qu’en se débarrassant par la révolution de la dynastie mandchoue. On connaît par ailleurs les longs efforts de l’Inde anglaise pour conquérir son autonomie et le rang de Dominion.

Politique coloniale et production capitaliste

La politique coloniale n’est pas une nouveauté dans l’histoire. Elle était pratiquée dans l’antiquité païenne par Tyr, Athènes, Carthage et Rome sous des formes qui ne diffèrent pas essentiellement de la colonisation actuelle. A partir du 16e siècle, à la suite des découvertes maritimes (Colomb, Gama, Magellan), Espagnols, Portugais, Hollandais se ruent en foule sur les terres nouvelles où ils comptent trouver de l’or, des épices, des métaux, des étoffes précieuses. Vastes entreprises de pillage qui prennent de la part des Hollandais, puis des Anglais, un caractère froidement mercantile.

La politique coloniale de nos jours se lie étroitement aux besoins de la grande industrie. Elle tient du régime capitaliste, en vigueur depuis un siècle, tous ses traits spécifiques. Conduite directement par les gouvernements eux-mêmes et non plus, comme autrefois, par de grandes compagnies privées comme la Chartered, en Afrique du sud, elle n’a plus pour but unique de dépouiller les indigènes de leurs richesses acquises ou de leurs produits naturels. Elle tend surtout à constituer, au profit de l’industrie métropolitaine, des marchés d’écoulement et à atténuer ainsi les méfaits d’une surproduction génératrice de crises.

Ce sont les nécessités de la production capitaliste et de la concurrence effrénée qui ont amené les nations depuis une soixantaine d’années à s’enfermer jalousement derrière des murailles douanières (protectionnisme), à se créer dans les pays neufs des débouchés pour leurs marchandises ou des sources de matières premières (colonialisme) et à chercher enfin à s’assurer, coûte que coûte, la domination sur terre et sur mer (impérialisme). A la racine de ces phénomènes, qui vont de la défense du marché intérieur à la conquête de marchés extérieurs (coloniaux ou libres) et qui exigent un déploiement considérable et onéreux de forces toujours prêtes (militarisme), on trouve le capitalisme sous toutes ses forces : industrielle, commerciale, financière, le capitalisme, dont la lutte est le moyen, l’hégémonie, le but.

Mirage et réalité

Il va sans dire qu’il avoue rarement les mobiles réels qui le guident. Il les cache du mieux qu’il peut, s’évertuant à chercher à la politique coloniale qu’il pratique des justifications idéalistes de nature à tromper les peuples.

Prestige du drapeau, honneur national, expansion des « idées françaises » (sic) dans le monde, élargissement du champ de civilisation, devoir des civilisés que nous sommes envers les « races inférieures » qu’il est urgent de former aux belles manières des hommes blancs : les agents de la bourgeoisie savent tirer de ces bobards le maximum d’effet.

Ce qu’on ne dit pas, c’est qu’il s’agit surtout [de] se défaire de ces produits, de mettre la main sur des matières à bon marché, bref, d’enrichir l’occupant au détriment de l’occupé. On sait quels abus criminels donne lieu, dans les colonies, le travail forcé des indigènes. Et là où, comme en Tunisie, le travail forcé est inusité, les travailleurs indigènes sont privés des droits syndicaux qui limiteraient l’exploitation du travail « libre ».

Le martyrologe colonial

Par quels moyens les États capitalistes (comme autrefois les compagnies à charte) sont-ils parvenus à constituer les grands domaines coloniaux qui font d’eux les propriétaires du monde ? Par la force, bien entendu, et par ce mot il faut entendre le fer et le feu, auxquels succéderont plus tard la chicotte et l’alcool. Les conquêtes coloniales sont le martyrologe des peuples de couleur. Écoutez ce chant nègre, évocateur de tant de servitudes et de souffrances inexprimées, de tant de morts dont le compte ne sera jamais fait :

Le blanc est venu avec ses armes, ses soldats et sa magie ;
Il a tué nos hommes et nos femmes et nos enfants, pris non esclaves et chassé nos chefs ;
Il a incendié nos villages, emporté nos richesses et nos troupeaux ; il a saccagé nos champs.
Le blanc est mauvais, et faux, et avare, et cruel ;
Il nous a imposé le lourd travail, et il nous donne peu de nourriture et peu de récompense.
Que nous sommes misérables, nous, les noirs !
Que le soleil brûle le crâne du blanc, le sèche et le tue !

La colonisation commencée par le crime ne se maintient que par le crime. On ne discute pas avec l’homme de couleur, on le tue. Ainsi ont disparu des peuples entiers : Peaux-Rouges, primitifs d’Australie, Maoris. La colonisation, a dit Paul Louis, dans un petit livre excellent, Le Colonialisme, 1905,

« ne se conçoit point en dehors de la violence initiale, de la répression sauvage, de la brutalité du commandement, des exactions de toute nature, du terrorisme officiel ».

Le blanc se conduit aux colonies comme en pays conquis — c’est bien le cas de le dire. Félicien Challaye, visitant l’Indochine, y a vu constamment

« le Français vexer, injurier, brutaliser l’indigène, frapper le domestique qui a mal exécuté un ordre mal donné en une langue mal comprise ; frapper d’un coup de canne l’indigène qui ne s’est pas découvert assez vite. « C’est, me dit-on, pour maintenir le prestige du blanc. »

Ce que Challaye verrait aujourd’hui en Indochine serait pire : il y verrait la répression atroce, aux prises avec la rébellion désespérée, ensanglanter depuis dix-huit mois, ce pays riche et cultivé, qui aspire à l’indépendance et que nous nous acharnons à maintenir sous le joug.

Travail forcé, fiscalité spoliatrice

La colonisation réduit des peuples entiers à un état voisin de l’esclavage. Là où l’envahisseur ne les détruit pas en masse, il les transforme en coolies, en travailleurs mal payés, mal nourris, mal traités. Il les accable d’impôts et de prestations inhumaines. An Congo, la propriété collective des populations noires, ayant été considérée comme res nullius (bien sans maître), ce qui est un comble, a été enlevée aux tribus et attribuée à des compagnies concessionnaires qui reçoivent pour trente ans, dit encore Challaye, tout le caoutchouc, tout l’ivoire, tous les bois, toutes les richesses naturelles d’immenses régions.

« La honte du travail forcé a été la résultante fatale de ces expropriations massives.

« Les Indigènes, à peine rémunérés pour leur caoutchouc, sont, quand ils n’apportent pas ce que l’on attend d’eux, passés à la chicotte (cravache en cuir d’hippopotame), on leur enlève leurs chefs ou leurs femmes et leurs enfants, qu’on ne libère que contre une certaine quantité de caoutchouc. Parfois, des expéditions punitives détruisent les villages mauvais payeurs et en massacrent les habitants.

L’impôt pressure l’indigène, le ruine, le prolétarise et l’oblige ainsi au travail. La fiscalité exerce dans tous les empires coloniaux une spoliation continue et légale. Hyndman, le célèbre socialiste anglais, a calculé que de 1870 à 1904 quinze milliards de francs-or (76 milliards de francs actuels) avaient été arrachée à l’Inde par ce moyen. Les métropoles essaient ainsi, sans d’ailleurs y parvenir, de récupérer les dépenses auxquelles le colonialisme les entraîne. Car, contrairement à l’opinion commune, les colonies ne payent pas. Elles endettent les métropoles : elles ne rapportent qu’aux capitalistes privés.

Le socialisme et la politique coloniale

Il n’est pas nécessaire d’entrer plus avant dans les détails. L’attitude du socialisme, à l’égard de la politique coloniale pratiquée en régime bourgeois, lui est dictée par la rature même de la colonisation.

C’est une attitude d’hostilité totale. On ne compose pas plus avec le colonialisme qu’avec la guerre, avec l’exploitation de l’homme par l’homme, avec l’oppression. On le combat pied à pied parce qu’il est lui-même guerre, exploitation, oppression permanente. On le combat d’ailleurs sans espérer le faire disparaître sous les coups qu’on lui porte, car faisant corps avec le régime, il ne disparaîtra qu’avec lui. Mais on peut atténuer ses méfaits et ses crimes en les dénonçant sans relâche à l’opinion publique.

La lutte contre la politique coloniale, de même que la lutte contre le militarisme, est un aspect de la lutte de classe, de la lutte pour le pouvoir. Les partis socialistes l’ont de tout temps compris. Ils n’ont cessé de voter, dans les parlements, contre les crédits militaires et les crédits coloniaux, et le Congrès de Tours, tout récemment encore, rappelait aux élus leur devoir immuable à cet égard. Ceux qui, dès avant la guerre, en Allemagne et ailleurs, ont proposé aux partis de l’Internationale un chargement d’attitude en matière de politique coloniale se sont heurtés à une résistance inflexible. La social-démocratie, en 1912, a exclu Hildebrand pour cela.

Le socialisme n’a pas de responsabilité à prendre dans le fonctionnement du régime capitaliste. Son rôle, c’est la défense et la protection du prolétariat. Or, le prolétariat, en tant que classe, n’a rien à gagner à la colonisation. Le colonialisme accentue la concurrence universelle, exaspère les antagonismes sociaux et nationaux dont les prolétariats ont le plus à souffrir. Il développe, il est vrai, la production, mais pour aboutir à quoi ? à la surproduction et par conséquent au chômage. Il accroit le fardeau des dettes publiques qui font la vie toujours plus chère. Par les jalousies qu’il suscite, entre États, il est à l’origine de la plupart des complications internationales. La rivalité franco-allemande qui devait aboutir à la guerre mondiale, a commencé en 1905 à Tanger. La mainmise de la France sur le Maroc, tant de fois dénoncée par Jaurès dans l’Humanité (le « guêpier marocain ») a empêché entre les deux grands pays l’entente qui, peut-être, eût évité la guerre.

Avec les indigènes

Aujourd’hui il n’y a plus de pays neufs à conquérir où, sauf les pôles, le monde est entièrement partagé, la lutte contre les expéditions coloniales n’a plus de raison d’être. L’action du socialisme et de ses partis consistera désormais à s’opposer de toutes ses forces aux exactions, pillages, extorsions, sévices de toutes sortes qui sont la monnaie courante de la politique coloniale. Il est le défenseur naturel de tous les opprimés, qu’ils soient ou non des prolétaires. Il défendra les indigènes menacés dans leurs biens, leur culture, leur condition. Il réclamera les réformes susceptibles d’élever leur niveau d’existence, il appuiera leurs revendications nationales et sociales. Surtout il s’efforcera d’organiser les prolétaires des colonies, natifs ou immigrés, de les hausser à la conscience de classe, de leur faire sentir la solidarité qui les lie aux prolétaires de tous les pays, de leur faire comprendre que le socialisme seul est capable de résoudre la question coloniale et que l’émancipation des travailleurs des pays capitalistes donnera le signal de l’émancipation des pays coloniaux.

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