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Débats et textes en débat : Les événements d’octobre 88 en Algérie

Supplément au Bulletin de liaison du CEDETIM, n° 43, décembre 1988, p. 1-14

Pillages et incendies lors des émeutes le 6 octobre 1988 à Alger, Algérie. (Photo by SIDALI-DJENIDI/Gamma-Rapho via Getty Images)

DÉBAT PUBLIC
organisé par le CINEL et le CEDETIM
le 23 octobre 1988

Interventions de :

Mohammed HARBI
Khélifa MESSAMAH
Albert-Paul LENTIN

Débat animé par : Félix GUATTARI et Gustave MASSIAH


Les « événements » d’octobre 88 en Algérie ont fait la Une des journaux. En organisant le débat-public dont voici le compte-rendu, nous avons voulu, non pas faire un autre « scoop », mais tenter d’élaborer une analyse grâce à des interventions de personnes connaissant aussi bien le présent qui a déclenché la révolte, que le passé qui en avait préparé les différents éléments. Nous espérons que ces éléments d’analyse apporteront un éclairage plus synthétique et plus politique que ceux de la grande presse sur ces phénomènes.

Mohammed HARBI

La rétention de l’information sur l’Algérie est quasi totale. Non seulement il y a la censure du pouvoir qui rend la circulation de l’information difficile mais il y a aussi la censure que les Algériens exercent sur eux-mêmes.

On sait qu’il existe de nombreux cas de tortures, mais cela a pris beaucoup de temps avant qu’on en ait connaissance. Les noms des victimes, leur nombre nous échappent encore. Il nous semble plus simple de traiter de ce que les événements révèlent que des les restituer dans leur intégralité et leur authenticité.

Il y a une crise de légitimité en Algérie. Elle tient à la fois au blocage du système politique qui ne permet pas aux Algériens de s’exprimer sur leurs problèmes, à la situation économique qui se traduit par une pénurie permanente de produits de première nécessité, à la situation culturelle qui se caractérise par un fort taux d’échec scolaire, à la répression de la revendication culturelle berbère, etc… origine des soulèvements.

Le mois de septembre a été un mois de grandes tensions : grèves, pénuries, scandales financiers touchant l’entourage du Président, etc… Le discours du Président Chadli du 19 septembre 1988 a aggravé cette tension. Non seulement il éludait ses responsabilités et celle du pouvoir dans la crise, mais il en rendait les Algériens responsables. C’en était trop.

Le mécontentement a trouvé son répondant d’abord dans la classe ouvrière. Des grèves ont éclaté le 24 septembre à Rouiba et à Reghaia. Il s’est étendu ensuite au mouvement étudiant. Le 4 octobre au soir, il touchait Bab El Oued, le 5 Alger puis l’ensemble du pays. On a parlé, à propos de ces événements de complot contre Chadli pour mettre un terme à la libéralisation. On sait que des provocateurs se sont mêlés aux manifestations mais c’est pour contraindre les soldats à tirer sur eux. Des manipulations sont possibles. Mais elles ne sont pas à l’origine des événements.

On a parlé de lutte entre tendances. Et on en a parlé dans les mêmes termes qu’on en parle quant il s’agit des pays de l’Est. Mais il n’y a rien de commun entre les processus politiques dans ces pays et en Algérie. L’État est de type patrimonial. Il est fondé sur le clientélisme. Il y a une cour, des coteries. Mais on ne peut parler de tendances.

L’État possède 70 % de l’économie. Mais le secteur privé s’est formé et s’engraisse à l’ombre de l’État. Selon un économiste officiel, la masse d’argent se trouvant entre les mains du privé est énorme. Un autre économiste officiel signalait récemment dans « Algérie-Actualités » qu’il y avait 50 milliards de dinars flottants consacrés à ce que l’on appelle « les activités oisives », au trafic et à la spéculation. Ce sont ces sommes flottantes qui permettent d’assécher le marché des produits de première nécessité. Le privé comploterait-il contre la libéralisation ou se conforme-t-il seulement à ses propres tendances ?

Depuis 1980 les défis sociaux se sont multipliés. Ces défis se sont manifestés sous Boumedienne déjà. Il y eut une émeute à Ain Beïda. Il en eut une autre à Ain M’lila. L’explosion a eu lieu pour protester contre l’assassinat d’un homme dans un commissariat. Mais depuis 1980 les défis sont devenus récurrents.11 y a eu l’émeute de Tizi Ouzou pour obtenir le droit de cité à la langue Kabyle, celle de Skikda pour réagir contre l’expulsion d’une vieille femme qui ne pouvait pas payer son loyer, celle d’Oran contre la sélection scolaire, celle de Constantine et de Sétif, etc…

Dans toutes ces manifestations on retrouve le même processus : attaque des locaux du FLN, des commissariats, etc… Le FLN est le masque des profiteurs qui rôdent autour de l’État. Il est démontré aujourd’hui qu’il n’a pas de prise sur la société. Il est incapable de faire descendre qui que ce soit dans la rue. D’où la panique des dirigeants, l’état de siège, etc…

CONCLUSION

La comédie est terminée. Le divorce entre l’État et la société est apparu au grand jour. L’armée s’est comportée vis à vis du peuple en armée d’occupation. 573 morts, c’est 573 victimes de trop. Entre le pouvoir et ceux qui profitent du système en place et les classes populaires s’engage aujourd’hui une course de vitesse. Les premiers veulent maintenir leurs privilèges et tournent le dos à la démocratie et cherchent à faire entrer les classes moyennes dans leur jeu. Les seconds veulent la démocratie mais n’arrivent pas encore à se frayer un chemin. Entre les deux, de larges secteurs des classes moyennes posent la question du multipartisme après avoir été la base sociale de la modernisation étatique. Si ces classes veulent réellement se rapprocher des classes populaires. il leu faudra poser la question démocratique en termes d’eau, d’écoles, de santé, de terre, de logement. Alors le débat sur la démocratie, enlisé dans les pétitions de principe, sortira de l’ornière.


Khélifa MESSAMAH

Les mécanismes actuels de l’économie algérienne sont impossibles à identifier. La spéculation y est reine. Ce n’est ni une économie de marché, ni une économie socialiste, ni une économie étatique. II y a de tout. Il s’y côtoient des règles de fonctionnement, comme de non-fonctionnement. Ce dernier aspect est celui qui a le plus dominé ce type de fonctionnement et qui peut expliquer ce qui se passe, c’est-à-dire cette démobilisation qui s’identifie à une révolution. A l’occasion du 5 juillet, par exemple, jour de l’Indépendance, que se passe-t-il ? Quels sont ceux qui se réunissent pour la levée du drapeau ? En principe ce sont les responsables, ceux de la Kasma (Parti), les directeurs d’école, le Président de l’APC et le chef de daim (sous-préfecture). En fait, ils se retrouvent à trois ou quatre et ne représentent pas les masses ; ni la population urbaine, ni les ruraux ne viennent y participer. Parfois, même certains responsables ne se sentent pas concernés et ne se réunissent qu’un quart d’heure. La détérioration des rapports sociaux est évidente comme celle que l’on voit quotidiennement au niveau de la distribution et qui forment des goulots d’étranglements bien connus. Au niveau politique, il en va de même puisqu’aucune force, aucun type d’encadrement ou de mobilisation des masses n’existe plus.

Le secteur privé était prévu comme un relais au secteur public en crise, c’est pourquoi cette crise aurait pu être gérée par le secteur privé. Mais ce secteur privé n’existe pas. Ce qui existe, c’est un secteur parasitaire qui s’intéresse davantage au processus de circulation monétaire qu’à celui d’une régulation des marchandises. Quelles que soient les opportunités, ce sont les profits et la rentabilité qui priment. En effet, le manque de confiance dans l’économie apparaît aussi dans la confusion des pratiques législatives. Les transferts de capitaux permettant l’achat de biens surfacturés et l’exportation d’une partie des capitaux en France fait que ce secteur privé n’a pas joué le rôle de relais du secteur public et a accentué par la crise urbaine de la distribution, surtout pour ce qui concerne les biens de consommation avec tous les conséquences que cela entraîne au niveau des explosions sociales urbaines.

Enfin, à côté du secteur privé et du secteur public en crise domine une économie informelle bien qu’on n’en parle pas. En effet, si on veut acheter quoi que ce soit c’est en dehors des magasins, dans la rue qu’on peut le trouver mais à des prix parfois 10 fois supérieurs à ceux de France étant donné l’existence d’un cours parallèle du dinar par rapport aux devises et cela constitue un véritable problème désormais greffé sur cette économie.

Cet ensemble de faits engendre des rapports sociaux très tendus. On voit les gens dans l’incapacité de communiquer. Ils sont cloisonnés et se demandent ce qu’ils peuvent faire au niveau individuel. Cette situation économique, sa détérioration, les rapports sociaux existants font que tous sont conscients de l’urgence de changer des choses, mais du fait de leur non organisation ils sont dans l’impossibilité de réaliser ce type de transformation. On peut donc dire que c’est pour cela que la rue a dominé ces événements. Elle domine par sa nouvelle fonction économique. Les jeunes se sont appropriés ces espaces de manière informelle et c’est pourquoi elle a pris une telle importance dans la vie algérienne.

Année après année la ville est devenue le symbole de la liberté. On pense de plus en plus que c’est en ville qu’on peut s’exprimer et c’est pour cela que tant de ruraux y affluent. C’est donc la question de la ville et du logement qui est posée et cette question est très révélatrice de la crise sociale algérienne.

Comprendre la question du logement permet de mieux cerner ce qui s’y passe. Quelles sont les catégories sociales qui habitent dans le centre des villes ? Depuis 62 c’est l’hétérogénéité sociale qui prévaut, et dans la rue se rencontrent toutes ces classes sociales. Or, actuellement on assiste à une mutation provoquée par les classes riches qui tentent de s’approprier le centre des villes en en excluant les chômeurs et les laissés pour compte du système pour les rejeter vers les banlieues et les bidonvilles. Ainsi, ces gens, exclus du marché du travail, se retrouvent également exclus de leur logement puisqu’ils se trouvent pratiquement contraints de le vendre . Pour eux la somme que représente la vente de leur logement est énorme et représente une aubaine car, permettant une plus grande monétarisation elle peut, éventuellement, leur permettre de monter une petite affaire et ce, surtout dans l’économie informelle. Cette mutation accentue les clivages sociaux, les classes de mécontents, développe une ségrégation spatiale de plus en plus importante, qui se voit partout, dans les quartiers des riches, dans les quartiers commerçants, comme dans les bidonvilles où vont se retrouver les jeunes qui n’ont pu trouver de travail. C’est pourquoi les jeunes constituent le pôle actuel le plus important Rejetés par le système économique au niveau de l’emploi puis, ensuite, au niveau social, par l’incapacité du système à leur assurer un logement, ils ont fini par constituer une force de résistance colossale. En 84, la population algérienne était évaluée à 22,6 millions, dont plus de 60 % avaient moins de 20 ans et 5 % avaient plus de 60 ans. Elle devrait atteindre 25,4 millions en 89 et 35 millions à la fin de ce siècle !

Selon l’origine sociale les besoins sont très différents. Les nouvelles composantes de ce mouvement sont plus exigeantes, plus revendicatives et considèrent le droit au logement comme condition primordiale, non seulement pour leur statut social, mais aussi pour créer une famille, c’est-à-dire pour se marier. Les jeunes acceptent de moins en moins cette exclusion et vivent mal cette marginalisation due au logement. Le logement des pauvres s’identifie de plus en plus avec celui des jeunes issus de familles modestes. Les vieux, déjà insérés dans des structures familiales élargies, sont stabilisés. Par contre, tout jeune au chômage se retrouvant sans ressource porte en lui l’instabilité que le système lui impose d’assumer. Si la solidarité familiale ne peut alors fonctionner, si ce jeune ne peut s’appuyer sur des réseaux parentaux pour se loger, il se trouve confronté au cercle vicieux, chômage, sans logis et célibat forcé. En conséquence, cette crise du logement réduit de plus en plus les possibilités pour nombre de jeunes d’espérer un habitat décent et cette impasse ne cesse d’accentuer leur marginalisation sécrétant ainsi une nouvelle catégorie de jeunes et de mécontents.

Lorsque sélection devient synonyme de chômage

Si ce problème du logement s’avère crucial pour les jeunes, il en existe un autre dont on parle beaucoup moins mais qui n’en est pas moins important pour autant. C’est celui des jeunes intellectuels qui, après le baccalauréat, ont à subir une répression terrible par le jeu de la sélection énorme qui s’opère à partir des notes. Pour eux existent deux verrous : le bac et l’inscription à l’Université qui se fait par concours. Cette année, pour donner un exemple, sur 2 400 candidats, 900 seulement ont pu entrer à l’université, ce nombre ayant été arrêté par le ministère au niveau national ! Que vont donc devenir ces 1 500 exclus de l’Université ? Ils ne peuvent plus passer un autre concours car tous ont lieu le même jour ! Cela signifie sélection et aggravation du chômage pour ces jeunes pour lesquels les possibilités de débouchés deviennent quasiment nulles et qui se retrouvent, toutes catégories confondues, dans un système complexe et verrouillé. Il faut encore savoir que sur une population de 22 millions, l’Algérie ne compte que 3,7 millions d’actifs !

Tous ces problèmes laissent fort peu de marge de manœuvre au gouvernement tant au niveau de sa gestion que de celui de ses réformes ou de la démocratie puisque l’immense majorité de ces jeunes veut plus, attend plus et exigent plus. Les manifestations de rue sont donc l’expression directe des besoins du peuple et les jeunes ont compris qu’ils ne pourront pas arriver à changer quoi que ce soit tant que se perpétuera cette situation.

Lorsqu’on affirme que l’intégrisme n’existe pas on oublie que l’arabisation a commencé il y a une vingtaine d’années. Or, le contenu de ces cours d’arabe a amalgamé éducation, formation et islam et, aujourd’hui, on s’aperçoit que cette formation a amené de nombreux jeunes dans les mosquées. Cette influence n’est donc pas due à l’impact de la famille mais à celle de l’école islamique et, même si elle reste moins importante qu’en Iran, elle existe bel et bien et se trouve être plus forte chez les femmes que chez les hommes, même si certains résistent. Ce vide culturel caractéristique de la plupart des pays du Tiers-Monde peut être analysé comme le résultat de leur exclusion de l’économie internationale. Par manque d’alternative et du fait de leur exclusion de la croissance par le modèle occidental et du sentiment qu’ils éprouvent face à la crise et à l’endettement qu’ils subissent de plein fouet, ils trouvent refuge dans les valeurs culturelles traditionnelles arabo-islamiques. Ce retour à leur propre passé n’est autre qu’un dernier recours face à leur impuissance.


A.P. LENTIN

C’est en tant que Français d’Algérie possédant une forte dimension algérienne que parle A.P. Lentin. Son père, un grand arabisant, était professeur d’arabe au Lycée de Constantine. Il a donc très bien connu cette ville où les trois communautés – les Algériens, les Français d’origine chrétienne et les Français d’origine juive cohabitaient dans la plus grande pauvreté. A.P. Lentin était donc très bien placé pour observer, en 1985, la révolte des jeunes Algériens d Constantine, qu’il considère comme la répétition générale de la « révolte d’Alger » d’octobre 1988, celle dont nous débattons aujourd’hui.

Pendant la Guerre d’Algérie, il s’est trouvé, non pas aux côtés, mais dans le F.L.N. (il avait été le seul Français militant du P.P.A. à Constantine, entre 1937 et 1940). Au cours de cette guerre de libération nationale, il a parcouru en tant que journaliste-reporter l’Algérie des villes et des campagnes et les autres pays du Maghreb. Puis il a participé aux négociations secrètes, puis publiques, entre l’Élysée et les dirigeants du FLN. Il connaissait bien l’univers du gaullisme pour avoir été lui-même « résistant gaulliste historique » en juin 40. D’autre part, connaissant très bien les leaders du FLN les plus engagés dans ces pourparlers, il a participé à des séances de travail avec eux. Étant également historien, A.P. Lentin a pu aussi appréhender sous leurs divers aspects les réalités de l’Algérie en guerre. C’est donc parce qu’il fut et qu’il reste témoin, acteur et historien, qu’il peut nous donner plusieurs éclairages sur la révolte d’octobre d Alger. Compte tenu du temps imparti, il suivra un plan simple qui, il l’espère, lui permettra de dire l’essentiel : – ce qui s’est passé – pourquoi les choses se sont passées et, d’une certaine manière, – ce qui va se passer.

CE QUI S’EST PASSE

La « révolte d’Alger » a été un phénomène à la fois spécifique et universel.

Universel car le monde entier se trouve aujourd’hui à l’apogée du capitalisme moderne, appelé aussi « capitalisme sauvage » où les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en pauvres ; et cette dichotomie ne fait que s’accélérer. En Algérie, la coupure entre le monde des pauvres et celui des riches est devenue radicale et elle sépare nettement l’establishment privilégié de toute une population en voie de paupérisation.

La dimension spécifique de la « révolte d’Alger » vient de ce que la guerre de libération a laissé des traces profondes dans la conscience de tous les Algériens. Ceux-ci savent tous que, pendant cette guerre, leur peuple a été non seulement héroïque, mais aussi extraordinairement intelligent et créatif or, que constatent aujourd’hui les plus pauvres et les plus jeunes ? Qu’ils se retrouvent déposséder de toute autonomie, c’est-à-dire de toute possibilité d’intervention dans les affaires de l’État. D’un point de vue de classe, les combattant qui ont lutté pour l’Indépendance ont été surtout des ruraux, des saisonniers, des journaliers, des métayers, en somme la partie la plus pauvre du monde agricole qui, aujourd’hui, ne se retrouve pas bénéficiaire de cette « révolution algérienne » confisquée par les riches et par une bureaucratie omniprésente et omnipotente.

En Algérie, il faut toujours étudier séparément – ce qui n’est pas facile pour la pensée française dans un pays supercentralisé – d’une part, ce qui se produit dans les sphères du pouvoir et, d’autre part, ce qui se passe au sein de la société.

Bien sûr, des passerelles existent en profondeur entre ces deux niveaux, surtout dans un pays où le clientélisme est puissant, où la « civilisation des cousins » prime, et où chacun doit savoir ce qui se passe chez les officiels.

En Algérie, la révolte, comme vient de le montrer M. Harbi, a été spontanée et ce n’est que vers la fin que certaines forces politiques ont tenté de récupérer le mouvement.

La principale de ces forces organisées, encore que sommairement, est celle des « intégristes musulmans ». Bien que scientifiquement faux, ce mot « intégriste » sera utilisé parce qu’il est couramment employé. En réalité, il serait plus précis de définir cet « intégrisme » comme un islamisme globalisant, marqué par un archaïsme, qui, par nature et par vocation est violent et fanatique.

Après la révolte d’Alger, les intégristes ont pu se prévaloir d’une répression très dure à leur encontre pour se donner une importance excessive. Dans le même temps, le pouvoir a mené, et mène toujours, tout un savant jeu d’équilibre entre cet intégrisme et d’autres mouvements, par exemple, un « berbérisme » qui se voudrait non seulement culturel, mais aussi politique.

POURQUOI ET COMMENT LES CHOSES SE SONT PASSÉES

Le lointain point de départ de la révolte d’Alger, c’est, à la fin et au lendemain de la guerre, en 1962, 1963 et 1964, la constitution d’un pouvoir fondamentalement militaire. Celui-ci s’est habilement entouré de tout un environnement politique qui, véritable environnement en « trompe-l’œil » fut un piège politique dans lequel sont tombés bon nombre d’observateurs, et même de militants, notamment français, tous ceux-là ont cru que les jeux internes au sein du Parti FLN et de l’Assemblée Nationale avaient une certaine valeur, alors qu’en réalité toutes les discussions importantes se déroulaient au sein de l’Armée.

Depuis 1964, la rupture entre l’Institution et la Société n’a pas cessé de s’accroitre et, dans le même temps, le pouvoir militaire devenait de plus en plus autoritaire. Le Président de la République imposa la centralisation à tous les niveaux, y compris les plus hauts, et favorisa des promotions successives de technocrates en uniforme.

La corruption, encore faible dans les années 1960, n’a cessé ensuite de s’aggraver jusqu’à devenir aujourd’hui un phénomène majeur expliquant la dangereuse coupure entre l’institution et la société.

De toutes les spécificités algériennes qui donnent une certaine coloration à des phénomènes globaux, la plus spécifique est certainement le conflit des générations.

En Algérie, la poussée démographique est une des plus fortes, sinon la plus forte du monde. 60 % des jeunes sont nés après l’Indépendance du pays et presque tous se retrouvent sans emploi, paupérisés et marginalisés par le simple économisme à l’intérieur du « capitalisme sauvage ».

La vigoureuse contestation des jeunes est donc facilement explicable. En même temps, on constate que ces jeunes ne sont assez politisés pour savoir pourquoi et comment leur pays en est arrivé à une telle situation catastrophique. En définitive, cette contestation exprime surtout leur volonté d’en finir avec ce qu’ont fait les générations précédentes, et notamment celle de leurs parents. Cette réaction hypothèque certainement l’avenir, mais on peut espérer aussi qu’ils finiront par réapprendre la politique.

QUE VA-T-IL SE PASSER ?

Nous avons parlé des « passerelles » existant entre le pouvoir et la société, société au sein de laquelle le régionalisme, le « familialisme » et le « clientélisme » comptent beaucoup lorsque le pauvre, pour survivre, a besoin d’un riche qui lui procurera quelque argent et lui donnera un emploi. Ce relais pourrait s’organiser autour de « réformateurs » capables d’introduire au sein du parti FLN un début de pluralisme.

L’avenir proche dépendra beaucoup de ce qui se passera, d’une part, au sein du pouvoir militaire, fortement divisé en groupes et en sous-groupes rivaux et, d’autre part, à l’intérieur du mouvement de contestation des jeunes au sein duquel on peut observer aussi des contradictions incontestables.

La contradiction la plus évidente est celle qui oppose les jeunes les plus pauvres – c’est ceux-là qui sont les plus « travaillés par le fanatisme musulman opérant principalement dans les milieux populaires, aux « tchichis » (gosses de riches) qui, à Alger, se montrent à l’occasion contestataires, mais en même temps ne répugnent pas à accepter les bienfaits d’une famille qui leur offre les biens de consommation les plus coûteux – le plus souvent venus de France.

L’attitude des médias et notamment de la presse écrite face à de prévisibles répressions violentes, sera aussi un point important de la problématique du futur. Face à la torture, par exemple, la presse a d’abord été sévèrement censurée, puis le pouvoir a fait preuve d’un certain libéralisme. Cette évolution se poursuivra-t-elle (à propos d’un sujet aussi sensible en Algérie, car c’est autour de lui que s’est cristallisée l’opposition politique et morale aux adverses de l’Indépendance algérienne), ou bien sera-t-elle brutalement stoppée ? Si les médias n’étaient pas trop jugulés les groupes corporatistes ou socio-professionnels qui, maintenant, présentent avec force leurs revendications pourraient trouver une certaine liberté d’expression. Mais peut-on faire un tel pari ? Dans l’état actuel de la conjoncture, il est difficile d’émettre à ce sujet un pronostic sérieux.


AUTRES INTERVENTIONS

1ère intervention :

La liberté première est la liberté d’expression celle de pouvoir dire qu’il manque ceci ou cela.

La genèse des événements d’octobre remonte au « printemps berbère » de 1980. Ensuite, plusieurs autres foyers se sont allumés, en particulier à Sétif et Constantine où, en novembre 86, quatre étudiants ont déjà été tués et passés par pertes et profits.

Le FLN, dans toute sa fossilisation, est omnipotent. Hors du FLN personne n’a pu trouver le moyen de s’organiser en association comme, par exemple une association de consommateurs capable de poser des problèmes, tels que la pénurie d’eau, pénurie que l’Algérie tonnait depuis plus de 20 ans. Dire simplement au maire que les besoins quotidiens ressenties au niveau local par la population, était chose impossible, même lorsque cette expression n’allait pas dans le sens d’une prise du pouvoir politique et se contentait d’exprimer ce qu’ils pensaient. Dès que quiconque cherchait à s’exprimer, c’était perçu comme un complot extérieur. Un autre exemple est celui touchant au code de la famille, à la polygamie, à la répudiation. Les intégristes ont surgi tardivement, mais on les a vu dans les voitures de la police à Belcourt, à Bab-el-Oued.

Le mouvement, parti de Rouiba, Régaïa et d’ El Harrach, a vite débordé les forces de police et fut consécutif au discours incendiaire de Chadli du 19 septembre dernier. Même la presse en a parlé en ces termes.

Dès que des gens ont voulu créer une ligne des Droits de l’Homme, qui n’est en rien faite pour prendre le pouvoir mais pour servir de tampon entre la Société et le pouvoir en posant les problèmes de manière un peu institutionnelle, organisée et cristallisée politiquement, on a encore crié au complot extérieur. Cette thèse est bien connue en Algérie.

Tout le monde sait que la légitimité vient de la guerre, des martyrs. Or, même les enfants de ces martyrs, le jour où ils ont voulu déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de leurs parents en marge des festivités officielles, ont été accusés d’être manipulés par des services spéciaux.

A Staoueli, des syndicalistes qui ont tenté de poser leurs problèmes en dehors du contrôle de l’UGTA ont été accusés de fomenter un complot, puis arrêtés.

Chaque fois que ces problèmes ont été posés, et ce depuis un quart de siècle, on a accusé quiconque d’être manipulé. C’est pourquoi tant de personnes ont cruellement ressenti le besoin de s’organiser. Or le FLN a totalement monopolisé l’organisation, non seulement politique, mais aussi sociale et sociétaire en gardant sous sa tutelle toutes les organisations de masse. Lorsque des gens ont osé dire, y compris au péril de leur vie que le FLN se fossilisait, ne s’occupait plus de la société et qu’il était devenu un parti clientéliste, ils ont rencontré les plus graves difficultés.

2ème intervention :

Les causes du mécontentement

Ce mécontentement est directement lié à la dégradation du niveau de vie provoquée par l’effondrement des prix du pétrole. C’est pourquoi cette baisse de 80 % de la rente pétrolière a entraîné une dégradation Phénoménale. Toutes les couches qui constituaient la base sociale du régime se sont dissoutes, et pas seulement les couches populaires, mais également les couches moyennes. Aujourd’hui , y compris pour les couches moyennes, l’intégralité des revenus est consacrée aux dépenses de nourriture et, de ce fait, toute épargne ou tout investissement est devenu impossible.

Quant à l’explosion démographique, elle est connue depuis 25 ans. De nombreux secteurs se sont dégradés et notamment celui du logement. On sait qu’il y a 100 000 mariages par an, donc qu’il faudrait 100 000 nouveaux logements uniquement pour entretenir le parc existant. Or, chaque année, 30 000 seulement sont construits !

Pour ce qui concerne l’emploi et la scolarisation, 300 000 jeunes sortent chaque année du système scolaire alors qu’il n’existe que 50 à 60 000 créations d’emplois ! Ceci signifie que 250 000 jeunes savent pertinemment qu’ils ne trouveront pas de travail à la fin de leurs études.

La crise du régime est consécutive à la baisse de ses revenus et a entraîné une diminution de sa marge de manœuvre. Soumis à la double contrainte des pressions populaires intérieures et des pressions internationales du marché, il se retrouve pris dans un étau et traverse sa propre crise. Après une unité de façade plus ou moins maintenue, il entre en crise, doit faire face à ses propres échéances et se trouve dans l’obligation de se renouveler. Il faut savoir que Chadli a déjà effectué deux mandats de 5 ans et que d’après la Constitution, il n’a pas le droit d’en effectuer un troisième. Or, comme il vient juste de consolider ses positions et sa prise du pouvoir, il est évident que le groupe qu’il représente n’a pas l’intention de le voir lâcher les rennes du pouvoir à ce moment là. On avait déjà parlé de réformes de la Constitution et celle dont il sera question lors du Congrès du FLN de novembre 88 ne propose pas une élection au suffrage universel. Le jeu des fractions et de leurs interactions interviennent alors que l’armée reprend du mordant. La convergence de ces deux aspects a fait penser à certaines personnes que le mécontentement populaire pouvait être utilisé à condition que l’on s’appuie sur lui pour « faire monter la pression » et faire valoir des positions au Congrès, mais cela s’avère faux.

Les facteurs qui ont provoqué cette crise restent toujours présents. On va tout au plus essayer d’endormir momentanément ce mécontentement populaire en lui donnant ce qu’il réclame, notamment en approvisionnant mieux les magasins. Et même si les dirigeants politiques en place ont eu très peur, on peut penser qu’ils vont se serrer les coudes, alors que tout reste fondamentalement en place. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, si aucune réforme profonde du système n’intervient rapidement, on peut s’attendre à de nouvelles explosions. De ce point de vue on peut dire que, schématiquement, le Référendum aura pour seul résultat de donner une direction plus collégiale qu’avant. Dans ce cas de figure, avec le Congrès du FLN de novembre 88, les masses algériennes descendues dans la rue resteront toujours exclues et ce référendum restera incapable de les prendre en compte. Du point de vue des revendications exprimées dans cette explosion, ce référendum restera sans effet. Pour les masses populaires, cela signifie rupture consommée entre le régime et le peuple. Il ne faut pas oublier qu’en Algérie l’idéologie reste le populisme et qu’elle a a permis au régime de vivre et de reproduire ses propres institutions. Aujourd’hui on assiste à la mort de ce populisme qui demandait au peuple d’accepter de soutenir les classes dirigeantes face au danger extérieur. Alors, que va-t-il se passer maintenant ? On peut voir se manifester les prémisses de la future configuration au travers des dernières déclarations du Barreau d’Alger qui vient de prendre publiquement position pour l’indépendance du pouvoir judiciaire, ce qui est tout nouveau. D’autre part, il faut remarquer que plusieurs journalistes viennent de se constituer en association pour lutter contre le bâillonnement dont ils ont été l’objet pendant toute la durée de ces événements. Plusieurs associations socio-professionnelles sont en train de se constituer. Cette évolution incitera la masse des Algériens à participer de plus en plus activement à la politique de leur pays. Le processus le plus avancé se trouve en milieu étudiant là où, depuis longtemps, existent des ferments. A Bab el Zouar, par exemple, la plus grande Université d’Algérie, des étudiants ont entamé une grève de la faim pour réclamer et la libération des emprisonnés et l’arrêt des tortures et les libertés démocratiques.

En France, si le silence des forces politiques est scandaleux, il existe des franges qui, soutenant le régime algérien en place, ont marché sur le corps des jeunes assassinés. Il faut cependant reconnaître la faiblesse actuelle de l’opposition. Lorsqu’après un match de football se produit une explosion, il ne faut pas croire que c’est sans importance : c’est l’expression même de la révolte, de la hargne et du « ras-le-bol » général. On peut y entendre « Chadli assez de pénurie, donnez-nous ceci ou cela ». C’est un des lieux d’expression au même titre que les mosquées qui ont joué à fond sur les contradictions du régime. L’Islam étant religion d’état, le pouvoir musulman ne peut se permettre de réprimer froidement dans les mosquées. Cet intégrisme représente un courant d’idées assez fort, bien qu’il ne soit pas encore politiquement organisé. L’intégrisme ne possède pas de direction politique constituée en Algérie où n’existe aucun mouvement de tendance islamique. Cela pourra peut-être émerger, mais personne ne peut en être sûr car les dissensions entre les Imams restent très grandes.

En France, la « Coordination de solidarité » compte organiser pour le 1er novembre un meeting à la Mutualité dénonçant la torture, les arrestations et réclamant les libertés démocratiques.

Aujourd’hui, pour soutenir cette coordination un appel est lancé à toutes les bonnes volontés afin qu’elles s’associent à l’organisation de ce meeting comme à la diffusion de l’information.

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