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La situation algérienne

Entretien paru dans Courant alternatif, n° 17, mars 1992, p. 3-5


Nous publions ici une interview d’un militant trotskyste algérien auquel s’est joint un Kabyle proche du Front des Forces socialistes (FFS)


C.A. : Quelles sont les conséquences de 30 ans de dictature du FLN ?

Karim 1 : La prise du pouvoir par le FLN en 1962 et la répression qu’il a mené contre toutes les autres formations politiques ont privé le peuple algérien d’un véritable débat idéologique et politique sur leur avenir (débat que 130 ans de colonisation française avaient déjà occulté). Ces trente ans de dictature ont instauré un vide politique total dont le FIS a profité à partir des années 1985-86.

De plus, la gestion économique du FLN n’a guère été meilleure : le choix du développement intensif de l’industrie pétrolière et la corruption érigée en systè­me (estimée à 26 milliards de dollars) n’ont pas per­mis un réel développement économique et les chutes des prix du pétrole en 1986 ont plongé le pays dans une grave crise.

C.A. : Comment le FIS est-il parvenu à constituer la principale force d’opposition en Algérie aujourd’hui ?

Karim 1 : Des groupements politiques à orienta­tion islamiste ont toujours existé en Algérie, mais c’est à partir des années 1985-86 que le FIS a su sortir de son état groupusculaire en profitant de la crise éco­nomique qui commençaient à se faire sentir. Il est ainsi devenu le catalyseur de toutes les oppositions. Grâce à ses solides appuis financiers (Arabie saoudi­te) et au statut particulier des mosquées (seuls lieux qui échappent à la dictature FLN) il a pu développer sa propagande auprès des masses algériennes et constituer des « coopératives » (magasins d’alimen­tation moins chers que les autres). Par cette double politique (idéologique et économique), le FIS a su cristalliser, autour de son image libératrice et anti­-impérialiste, le mécontentement des Algériens. Une anecdote significative : en Algérie, il y a partout des antennes paraboliques (paradiaboliques comme dit le FIS). Le téléspectateur algérien reçoit des images qui viennent de France lui montrant une société. Quand il éteint la télé et qu’il sort de chez lui, il ressent une frustration totale car il ne peut trouver ces produits de consommation. Il y a une scission totale entre la réali­té télévisuelle et la réalité quotidienne.

Karim 2 : Un film la résume très bien : « De Hollywood à Tamanrasset ».

C.A. : Et pour l’immigration ?

Karim 1 : Le FIS y a très peu d’emprise (sauf à Marseille) même si il y a beaucoup d’Algériens qui vont dans les mosquées. C’est vrai que la population immigrée d’origine algérienne est défavorisée comme le sont les gens qui adhèrent au FIS, mais les jeunes ne vivent pas le même réalité. En France, quand ils éteignent la télé… il ne peuvent pas acheter les pro­duits de consommation… mais ils peuvent les voler, c’est là la différence !

C.A. : Pouvez-vous analyser la composition socia­le du FIS ?

Karim 1 : D’un point de vue d’abord géogra­phique, le FIS est essentiellement un phénomène urbain, car l’Algérie connaît depuis 30 ans un exode rural important et l’on sait que le processus d’accultu­ration provoque très souvent des crises identitaires. Pour ce qui est de la composition sociale, on peut dire que le FIS repose à l’origine sur la petite bourgeoisie urbaine (« intellectuels » mais surtout commerçants, qui vivent et font vivre « l’économie parallèle »). Aujourd’hui, le FIS bénéficie bien sûr du soutien des classes populaires qu’il a su convaincre, surtout après 1988. Quant à la grande bourgeoisie, il semble qu’elle soit partagée à l’égard du FIS. Le patronat de l’indus­trie lourde (ciment, hydrocarbures…) a constitué un comité national de sauvegarde de l’Algérie qui sou­tient le régime en place. Par contre la bourgeoisie liée au commerce (celle qui importe des produits occiden­taux) est davantage tentée par l’aventure islamiste.

C.A. : Certains pensaient qu’une cohabitation était possible entre le FIS et l’Armée…

Karim 1 : Au lendemain des élections, beaucoup émettaient cette hypothèse qui était fondée. En effet il y a eu en Algérie une hésitation de la part de la gran­de bourgeoisie qui pouvait admettre à contre-cœur l’intégrisme. Cette hésitation était aussi perceptible au niveau de l’impérialisme ; en effet, la CEE a été en état d’attente. Puis, pour des raisons économiques il y a eu le coup d’État. Rapidement la CEE a approuvé ce coup d’État. La présidence de la CEE, tenue actuellement par le Portugal, a déclaré qu’il fallait l’ordre et que que l’Armée le rétablirait ; en consé­quence la CEE va aider l’Algérie ! Le coup d’État permet d’imposer un régime de terreur qui est nécessaire au FMI pour mettre en place son plan de redressement et qui coïncide avec les mesures que viennent d’annoncer le gouvernement A ce propos, la Tribune de l’Expansion dit qu’elles vont contraindre les Algériens à se serrer la ceinture ! Quand on connaît, sur le terrain, les conditions de vie du peuple, il n’y aura bientôt plus de ceinture !

Actuellement il y a un consortium bancaire qui se met en place, et maintenant que l’ordre public est rétabli, qu’on a normalisé en apparence la situation, qu’on a supprimé toute vie politique… les affaires peuvent reprendre pour le FMI et la CEE ! A ce niveau je vous appelle à boycotter le Crédit Lyonnais qui vient de décider de débloquer 1,5 milliards de dollars pour le gouvernement algérien qui survit grâce à cela.

C.A. : Quelle a été l’attitude du FLN vis-à-vis du FIS ?

Karim 1 : Jusqu’en 1990, le FLN a ignoré, ou fait semblant d’ignorer la progression du FIS. Les élec­tions municipales de 1990 ont été le premier signal d’alarme car les islamistes y ont fait de bons résultats. Depuis deux ans, le FLN se « préoccupe » du FIS, et sa tactique consistait à proclamer : d’un côté le FLN défenseur de la démocratie et de l’autre le FIS, sym­bole de la réaction. Mais cette bipolarisation de la scène politique, voulue et entretenue par le pouvoir, n’a pas profité au FLN, comme en témoignent les résultats des dernières élections. On est tenté de faire le parallèle avec le parti socialiste en France, « défen­seur de la démocratie », diabolisant le Front national pour limiter le désastre électoral qui s’amorce.

C.A. : A propos d’élections, que vous ont inspiré les résultats du mois de janvier en Algérie ?

Karim 1 : Les médias occidentaux ont présenté le FIS comme le grand triomphateur de cette consultation électorale. Il faut largement relativiser cette vic­toire. Que constate-t-on ? Le FIS a fait 3,2 millions de voix, le FLN 1,6 millions et le FFS 500 000. Mais il ne faut surtout pas oublier que 5 millions d’Algériens ne sont pas allé voter, 1,5 million ont déposé un bulle­tin blanc, 900 000 cartes d’électeur n’ont pas été dis­tribuées et un million ne sont pas inscrits sur les listes électorales.

C.A. : Quel avenir se profile à l’horizon ?

Karim 1 : La question la plus importante pour l’avenir de l’Algérie est celle de la dette. Jusqu’en 1988 elle était un secret d’État. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’Algérie doit 26 milliards de dollars au FMI et ses revenus pétroliers suffisent à peine à rembourser les intérêts annuels. Depuis 1989, les dif­férents gouvernements cherchent à faire des écono­mies par tous les moyens : baisse des salaires réels, liquidation des acquis sociaux, privatisation des entre­prises non rentables. Toutes ces mesures ne font qu’attiser le mécontentement social. De plus cette dépendance financière et économique n’est pas pour les Algériens quelque chose de diffus, d’invisible. En effet, le FMI a un pouvoir d’investigation total, des « experts » examinent la comptabilité de l’État, des collectivités locales, des entreprises. On a vu des ouvriers algériens virer des envoyés du FMI manu militari dans certaine entreprises.

Un plan prévoit également la mise sous contrôle direct par le FMI d’un gisement pétrolier important. Les masses algériennes acceptent très mal ce projet et le ressentent comme une très grave atteinte à l’indé­pendance nationale.

La situation est désastreuse : le pays est éclaté entre des instances financières internationales qui pressurent l’économie pour éponger la dette et une population, jeune et pauvre, spoliée une nouvelle fois de son débat politique et qui s’enfonce de plus en plus dans les méandres des exigences banquières occiden­tales.

C.A. : Pouvez-vous nous présenter le FFS (Front des Forces socialistes d’Aït Ahmed ?

Karim 2 : C’est un parti d’origine kabyle qui veut regrouper tous les démocrates algériens. Son principal slogan est : « Ni État policier, ni État islamique », c’est-à-dire ni FLN ni FIS. Sa référence est la démo­cratie parlementaire occidentale.

QUELQUES CHIFFRES
Depuis 1983-1984, l’Algérie est sévèrement touchée par une crise économique qui s’est considérablement aggravée en 1986 avec la chute des prix des hydrocarbures (95 % des revenus de l’exportation algérienne). En 1983, le pétrole et le gaz rapportaient 57 milliards de dinars. En 1988, les revenus ne sont plus que de 24,2 milliards de dinars. L’Algérie doit toujours faire face à sa dette extérieure de 26 milliards de dinars et aux paiements des intérêts de cette dette, 8 milliards de dollars par an (soit entre 60 % et 80 % des recettes d’exportation).

taux de chômage : 25 % de la population active.
Inflation en 1990 : 35 %
Situation démographique : taux d’accroissement de 3,11 % par an (1966 : 11 millions d’habitants, 1986, 23 millions).
Déficit en logements : 1, 2 millions.
Revenus pétroliers 1989: 9 milliards de dollars ; 1990: 12 milliards.
(Sources : Le Monde diplomatique n° 455, février 1992)

C.A. : Et au niveau économique, c’est le capitalisme ?

Karim 2 : Il veut instaurer une économie de mar­ché, ce que le FLN a d’ailleurs commencé à faire mais sans succès. A titre personnel j’ai totalement confiance dans le programme du FFS : libre circula­tion, propriété privée des moyens de production… L’antithèse totale du régime qui était encore en vigueur il y a quelques temps en URSS. L’Algérie a d’ailleurs copié l’URSS et les deux États ont eu des liens importants, notamment sous Boumédienne où l’économie et l’Armée étaient dirigées par des tech­nocrates soviétiques.

Karim 1 : Il y a en effet une référence à l’Occident quant à la démocratie, aux libertés publiques, mais aussi une référence au mouvement ouvrier traditionnel européen. C’est ainsi que dans son programme il y a des domaines réservés aux entreprises publiques. Au niveau politique, sa référen­ce au « ni État policier, ni État islamique » a impli­qué un certain courage. Le FFS a condamné l’annula­tion des élections. Aït Ahmed a dit que si le FIS était un danger, c’est aujourd’hui l’Armée qui le devient en tirant sur le peuple dans les quartiers.

La comparaison entre l’Algérie et l’Europe de l’Est va plus loin. Il y a un parallèle à faire quant à l’écroulement de ces deux régimes. C’est un État policier qui utilise comme légitimité le socialisme avec en plus l’Islam. Il ne faut pas oublier que c’est le FLN qui a fait de la femme algérienne une incapable majeure, et de l’Islam la religion d’État.

Mais il est exagéré d’affirmer que les soviétiques ont monopolisé l’Algérie depuis 62. Après 81, on a eu une présence américaine importante du fait du départ des soviétiques au niveau du pétrole et des sciences. Il ne faut pas oublier non plus que la France a toujours été présente. Sous les derniers gouvernements cette présence française s’est concrétisée par un cabinet dit d’Audit qui épaulait le premier ministre, et celui de l’économie…

Karim 2 : Pour en revenir au FFS, c’est le seul parti institutionnel qui propose un statut de la femme. A la grande marche en mai, organisée par lui, il y avait beaucoup de femmes qui ont une profession dans l’enseignement, la santé…

C.A. : L’immense majorité des femmes algériennes est réduite à l’esclavage

Karim 2 : Oui ! Mais il y a eu quelques progrès en 20 ans.

Karim 1 : D’après les statistiques, jusqu’au Bac les filles ont de plus mauvais résultats que les gar­çons. Par contre à l’université c’est le contraire ! Il y a de nombreuses étudiantes qui veulent réussir, c’est le seul moyen qu’elles ont pour s’en sortir. Mais léga­lement elles sont toujours des incapables majeures. Un exemple, pour sortir d’Algérie, elle doivent avoir l’autorisation de leur mari. A signaler qu’en France ce n’est que depuis 75 que le domicile fiscal de la femme n’est plus automatiquement celui de son mari !

Pour en revenir au FFS, il y a des éléments biogra­phiques chez Aït Ahmed qui ne laissent pas présager un avenir radieux pour l’Algérie. Il est issu du FLN, il a été membre de l’organisation secrète qui, pendant la guerre d’indépendance, a massacré l’opposition.

Karim 2 : Il a rompu avec le FLN !

Karim 1 : Boudiaf aussi !

Karim 2 : Mais pendant cette guerre, qu’est-ce qui unissait les Algériens ? Rien ! Aucun projet de société, si ce n’est l’indépendance!

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