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Le Front

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 14, janvier 1960, p. 6-7

Depuis plus de cinq ans que dure la guerre d’Algérie, personne ne s’était soucié de donner la parole aux Algériens, à ceux qui sont passés de la condition d’opprimés à la condition de combattants contre leurs oppresseurs, et se sont par là même d’ores et déjà libérés. On avait pu lire quelques reportages sur les maquis, quelques professions de foi de « personnalités » algériennes plus ou moins engagées, des récits de tortures ou de massacre ; et surtout les Algériens qui se sont exprimés, ce sont les membres du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, qui discutent par radio avec De Gaulle, font des discours et des manœuvres à l’ONU, donnent des conférences de presse. Tout ce qu’on connaissait sur les Algériens eux-mêmes, sur les paysans révolutionnaires d’Algérie, c’est qu’ils se battent contre l’armée française. Ce n’était pas assez, on s’en persuade en lisant « Le Front » de R. Davezies (1)

Ce livre est composé d’une série d’interviews recueillies et très fidèlement transcrites, semble-t-il, par un prêtre qui a interrogé des combattants et des réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc. Mises à part les quelques pages de conclusion, c’est véritablement la parole aux Algériens, et ne serait-ce que par ce parti de donner la parole aux gens eux-mêmes, sur leur propre vie, et à plus forte raison dans le cas présent, sur leur propre révolution, ce livre a déjà une valeur révolutionnaire.

Le Front montre ce que signifie concrètement la lutte algérienne pour
ceux qui la mènent, et comment ceux-ci vont beaucoup plus loin que les proclamations du FLN et ses objectifs, au moins tels qu’il les a fait connaître. Alors que les dirigeants du FLN mettent surtout l’accent sur l’indépendance, conçue essentiellement comme l’installation officielle du GPRA à Alger, les combattants du Front, eux, associent à l’indépendance la prise de possession de tout ce dont la colonisation les a frustrés. L’indépendance pour eux, ce n’est pas seulement la dignité d’appartenir à une communauté d’hommes reconnue ; c’est aussi et peut-être surtout, l’acquisition de la terre (dans presque tous les récits du Front on trouve le rappel d’une dépossession par les colons ou par l’administration), l’accès à l’instruction et à toutes les richesses culturelles du monde moderne, telles que la technique ou la médecine, et d’une façon générale, la revendication de se gouverner eux-mêmes – avec, bien sûr, tout le vague que comporte cette expression, mais aussi toute sa vigueur quand les gens qui l’emploient luttent pour lui donner une réalité.

Mais ce que montre aussi le Front – et il est peut-être encore plus essentiel d’insister là-dessus – c’est comment, par la lutte elle-même, les Algériens se libèrent non seulement de l’oppression coloniale, mais de toutes sortes de liens sociaux du passé qui représentent aujourd’hui pour eux autant d’entraves. Ainsi, la famille patriarcale.

D’abord, il arrive que la guerre tranche d’elle-même la solidarité familiale. Il est assez fréquent, par exemple, que tel membre de la famille soit un caoued (mouchard) tandis que d’autres membres sont du côté des maquisards. La solidarité politique l’emporte sur la solidarité familiale. Dans d’autres cas, c’est physiquement que la guerre brise la famille. Le père est pris, torturé, fusillé, ou « emmené je sais pas où »… ; les enfants s’enfuient, errent, rejoignent le maquis, pour venger leur père et parce que c’est leur seul refuge. Dès lors, ils vivent dans la communauté des combattants qui ne rappelle plus la famille que par les noms de frères et de sœurs qu’ils se donnent entre eux.

Mais même lorsque le cadre familial subsiste, il tend à éclater sous la pression de la vie militante. Elle détermine les rapports entre les gens de façon beaucoup plus impérative que les autres aspects de l’existence, qui, d’ailleurs, lui sont étroitement soumis. La communauté familiale se dissout dans la communauté du peuple algérien en lutte.

L’aspect le plus spectaculaire de cet affranchissement des membres de la famille par rapport aux vieux liens patriarcaux, c’est l’affranchissement des femmes, qui en étaient certainement le plus victimes. Plusieurs jeunes filles prennent la parole dans Le Front.

L’un d’elle déclare :

« c’est la force des tortures (subies par son père et d’autres) qui m’a poussé à monter au djebel » ;

elle donne ainsi la mesure des forces qu’il fallait pour l’arracher à la maison et au village. Une autre :

« … je suis montée au djebel. J’ai vu que cette vie était difficile, que cette vie était trop dure. Je me suis dit : qu’est-ce que cela peut faire ? Je reste ».

Et en effet, qu’avait-elle à perdre à rester au djebel ? Une vie d’esclave domestique ; et elle y gagnait non seulement de défendre « son droit » d’Algérienne, mais aussi de devenir membre à part entière d’une société qu’elle contribue à construire. De paysanne, celle-ci est devenue au maquis infirmière ; et surtout, elle est devenue une « sœur » traitée d’égal à égale par les « frères » ; la fraternité règne entre eux, une fraternité très puritaine même. Le « droit » de ces femmes devient le même que celui des hommes ; leurs aspirations, les mêmes :

« … devenir libres, étudier et comprendre, apprendre, beaucoup de choses ».

Quelle que soit la destinée future de la lutte des Algériens, ces hommes et ces femmes qui se sont affranchies de la vieille tutelle de la tradition familiale sur leur vie, auront accompli un pas essentiel vers leur affranchissement total. Ces transformations, sur lesquelles se seraient cassé les dents les administrateurs et les réformateurs les plus énergiques – à supposer d’ailleurs qu’ils les tentent – se sont accomplies en Algérie en quelques années à peine, parce que ce peuple a décidé de sortir de l’asservissement colonial et a pris son sort entre ses mains.


(1) Rob. Davezies : Le Front – Ed. de Minuit.

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