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Histoire de Moussa

Article paru en deux parties dans Sans Frontière, n° 47, du 29 janvier au 4 février 1982, p. 20 et n° 48 du 5 au 11 février 1982, p. 20

Fils d’immigrés algériens de Saint-Chamond, Moussa a 30 ans. Il est artiste peintre. Il raconte ici l’histoire de sa venue à la peinture : l’enfance studieuse, la mort violente du père militant au MNA, le travail sur les marchés, les études, les boîtes et les bals, la drogue, sa sœur Aicha, l’Algérie, Grenoble, sa rencontre avec Ginette la peinture, Paris, et encore Ginette… Une exposition à Paris entre le 20 janvier et le 20 février.

Mes parents viennent d’un hameau du côté de Sétif. Un tout petit village habité par des Bouima. On est tous cousins. C’est dans la montagne avec des cailloux partout. Autour de la source, il y a des arbres, des figuiers partout.

Vers 1948-49, mes parents ont quitté l’Algérie ensemble. Mon père était maitre de l’école coranique. Il était écrivain public en arabe et en français. Son père était déjà maitre d’arabe. Les filles n’allaient pas à l’école. Ma mère est illettrée. Le village a été dépeuplé par l’immigration. Un oncle était déjà à St. Chamond dans les mines. Des frères de mon père l’ont suivi quand il s’est installé dans cette région.

D’autres sont allés « se perdre » à Paris on ne les a pas revus. On dit qu’ils sont devenus alcooliques, trafiquants.

Mon père n’a pas voulu habiter le quartier des cousins, le quartier populaire. Il n y avait pas encore de cité ni de ghetto. On habitait une petite maison du côté du cimetière. Je pense qu’il a cherché à éviter les petites histoires de familles qui existent toujours quand des communautés se regroupent et surtout dans l’immigration. Mon père était très croyant et c’était une figure dans la communauté de Saint-Chamond. On venait le voir de loin ; pour des raisons politiques aussi. Il était au M.N.A. Il était très dur, très austère. Il nous interdisait de traîner dans la rue. Il fallait venir à la maison après l’école. Il nous avais acheté des cahiers, des crayons, et il nous forçait à recopier des pages et des pages de livres écrits en français, même si on ne comprenait pas. On allait aux Scouts Arabes pour apprendre l’arabe. Je parle couramment l’arabe. Avec mes parents je parle en arabe. Ma mère parle un français arabisé, elle mélange arabe et français. Elle est croyante ; encore plus depuis qu’elle est allée à la Mecque avec mon oncle et ma sœur. Mon oncle ne boit plus depuis … C’était en 1976. Mes frères à qui j’avais laissé mon commerce ont payé le voyage.

L’USINE, C’EST AFFREUX

En 1950-51, il y avait encore du travail dans les mines. Mon père n’a pas supporté la mine. Il a travaillé dans une entreprise ; il était pontonnier. c’était un poste de responsabilité mais il n’aimait pas l’usine. Il nous a toujours dit que l’usine c’est affreux. Il nous a poussés dans nos études pour qu’on aille pas à l’usine. Il militait beaucoup. On le voyait peu. Quand il revenait de l’usine, il se lavait, se changeait et le soir il sortait pour militer. Il n’a pas voulu nous mêler à son activité politique. Mes parents s’entendaient et je crois que mon père a convaincu ma mère du bien-fondé de son choix politique. Mais un jour où mon père a parlé d’une seconde femme, ma mère est partie en Algérie parce qu’elle n’acceptait pas ça. Mon père a dû la supplier de revenir. Il est même allé la chercher.

Ma mère a supporté son isolement en France parce que je pense qu’on était heureux ensemble à la maison. Mon père était exigeant ; il fallait être les premiers à l’école. Mon père n’était pas injuste ni coléreux. On aimait lire et travailler. Mais mon père s’occupait surtout des garçons. On était huit enfants. Il était fier de nous. C’était naïf de montrer nos bulletins parce qu’ils étaient bons, mais ça nous faisait du bien qu’il s’honore de nous. Ma mère ne sortait pas. Mon père faisait toutes les courses. Ma mère nous élevait. Je ne l’ai jamais entendue se plaindre. Mon père faisait tout pour nous. Pour une famille qui venait des cailloux on vivait assez bien. Je pense que ma mère y a gagné. Elle échappait à la belle-mère, à la famille, aux pressions, aux cancans… jusqu’à la mort de mon père. La famille a voulu imposer sa loi à ma mère. On lui disait qu’elle ne pouvait pas élever seule 8 enfants et même l’assistante sociale a voulu nous placer à la DASS. Ma mère a compris que la DASS ce ne serait pas bon pour nous ; dans les internats on n’aurait pas suivi les études qu’on voulait.

La famille ne voulait pas que ma mère reste seule avec ses enfants. Ma mère allait contre la tradition en acceptant pas un autre mari. C’est son frère qui l’a aidée. Le grand-père voulait nous rapatrier en Algérie. Ma mère a refusé. Mon grand-père ne nous aurait pas laissés aller au lycée, ça coûtait trop cher pour lui.

Avec mon père, en France, coupée de la famille, ma mère a pris goût à l’indépendance: Dans la famille élargie on ne s’entraide pas forcément. Dans la nôtre, il y avait des jalousies. Ma mère a résisté en restant seule avec ses enfants malgré les difficultés. Après la mort de mon père on s’est retrouvés très seuls. Mon père avait un rôle politique important. Je me rappelle le jour où il m’a emmené voir Messali Hadj qui avait à ce moment-là une femme française. Je ne suis pas sûr que mon père ait eu raison politiquement. Il avait des ennemis, même dans la famille. Pour l’histoire, il a eu tort. Mon père est mort, j’avais 10 ans. Quand j’allais chez le boucher, on, disait – c’est le fils à Si-Madjid – ça me flattait beaucoup. Le M.N.A. nous a aidés après la mort de mon père. Heureusement, on a eu aussi les allocations familiales même si elles ont été payées plus tard.

Mon père savait qu’il allait mourir. Mon père faisait des recommandations à ma mère. Il lui disait de continuer à élever seule ses enfants, il lui faisait confiance. Je n’ai pas le souvenir d’avoir beaucoup souffert. Je me rappelle seulement qu’il fallait user les vêtements jusqu’au bout, alors que du tempe de mon père on était toujours bien habillés de neuf. On a eu droit à des bons alimentaires, des bons pour le charbon. On a eu l’aide médicale gratuite. L’assistante sociale a aidé ma mère. Ce que nous avait recommandé mon père restait présent : ne pas aller à l’usine, continuer nos études. Ma sœur aînée Aicha nous a beaucoup aidés pour l’école. Elle soutenait ma mère, peut-être trop. C’est moi qui sortais pour les courses, à la place de mon père. Avant la mort de mon père, chaque année, on allait en vacances dans la campagne. Mon père louait une maison ; ma mère aimait bien ça. On connaissait des paysans français et comme ils nous considéraient comme des Arabes pas comme les autres, on pouvait les fréquenter.

Un jour, on était en vacances dans un petit village français à 30 km de St. Chamond, on jouait avec les enfants des paysans. Je suis rentré dans l’église, je suis curieux ; j’ai découvert un piano dans une petite pièce au fond de l’église. J’ai joué, comme ça. Une dame est arrivée, Mlle Ami. Elle m’a proposé d’apprendre à jouer du piano. Tous les jours à 8 heures, je suis allé dans cette église pour apprendre le piano. Je devais être propre, poli et studieux, pour que cette femme qui ne nous connaissait pas, décide de s’occuper de moi. Une fois à St. Chamond, mon père m’a inscrit à un cours de piano, moi fils d’un ouvrier Algérien … Bien sûr je n’ai pas continué. Mais ça m’a donné le goût de la musique.

Mon père est mort en 1962, juste avant l’indépendance. C’était l’époque des règlements de comptes entre le F.L.N. et le M.N.A. Mon père qui faisait passer des armes en Algérie, n’a jamais porté une arme sur lui. Il devait avoir le goût du sacrifice. Mais là, il ne s’est pas méfié. Il s’est laissé entraîner dans un guet-apens. La veille mon père avait fait un rêve prémonitoire qu’il nous avait raconté : il marchait vers la maison et la rue s’en allait sous lui.

Ma mère en a souvent reparlé par la suite. Il est allé à une réunion d’où il n’est pas revenu. Le lendemain, un pécheur a retrouvé son corps dans la Loire. Il était ficelé avec du fil de fer, les pieds et les mains liés ensemble dans le dos. Le fil de fer passait par la bouche et le cou, il était cisaillé. Il était connu comme meneur du M.N.A. par les autorités de la région. Ma mère l’a appris par un commissaire de police. Elle n’a pas pleuré. Je l’entendais pleurer le soir quand j’étais couché. Ce qu’on a compris c’est qu’il s’est défendu, il était couvert d’ecchymoses ; s’est battu dans le café. Il est mort de noyade. On l’a jeté vivant dans la Loire. Moi je ne comprenais pas que des Algériens fassent ça à d’autres Algériens. Mon père nous avait tenus à l’écart de son activité politique, je sais très peu de choses là-dessus. J’ai eu l’intention de le venger mais je ne veux pas tuer. Ma mère l’a vu à la morgue. Elle a dû l’identifier. Les enfants sont restés dans les voitures. Ma mère et mon oncle ont pu le savoir. C’est le frère de mon père qui nous en a parlé, pas ma mère. Pour moi, mon père n’était pas mort. Pourtant, on était allés à l’enterrement. Ma mère voulait rapatrier le corps mais elle n’avait pas l’argent l’époque. On l’a enterré à St. Chamond. On a dû déterrer mon père. J’ai vu quelques bouts d’os sur un tas de terre. Avant on allait au cimetière avec ma mère. J’ai l’impression qu’on arrivait à lui parler. Ma mère priait.

Pendant presque 10 ans, j’ai pensé que mon père avait échappé à l’exécution qu’on m’avait racontée, qu’il était plus malin qu’il allait revenir. Chaque soir il me semblait entendre le bruit de sa mobylette. En vacances aussi il rentrait tous les soirs à mobylette : il travaillait dans une menuiserie. Chaque fois que je voyais un homme qui avait sa silhouette je croyais que c’était lui. Ma mère parlait beaucoup de lui. Mon frère a tiré une photo géante de lui qu’on a mise au mur dans la maison. Elle était encadrée sous-verre, le portrait était dans la pièce commune. Ma mère habite depuis 5 ans dans une H.L.M. avec une salle d’eau, l’eau chaude, le chauffage.

C’est la première fois. Le portrait de mon père est toujours là.

Ma mère s’est débrouillée pour nos études et on allait même en vacances comme avec mon père, en louant chez des paysans. On partait en train et le paysan venait nous chercher en voiture. Je me rappelle, elle s’habillait à l’arabe avec des vêtements français. C’était toujours long. C’est après la mort de mon père que ma mère s’est mise à coudre. Mais ce qu’elle nous faisait était très laid. Mes sœurs n’avaient toujours pas le droit de sortir. Ma sœur Aicha s’est battue pour nous. C’est grâce à elle que deux de mes sœurs sont en Angleterre comme assistantes et que moi je fais de la peinture. Aicha a été tuberculeuse, elle a dû aller en sanatorium. Je lui apportais des poèmes quand j’allais la voir à bicyclette. Aicha ne sortait que pour aller à l’école. Mon père avait choisi la maison parce qu’elle se trouvait en face de l’école. Aicha a été interne à St. Étienne et je devais l’accompagner et aller la chercher. A Melun, dans un sana elle a continué ses études ; là aussi, j’allais la chercher et je l’accompagnais. Ma mère ne voulait pas qu’elle parte seule et j’avais trois ans de moins qu’elle. On était très complices tous les deux. A Lyon, elle a voulu faire médecine. Ma mère a cédé à la famille et on a forcé ma sœur à se marier. Pour elle ça n’a pas compté. Le mari était un cousin germain. Elle pensait qu’il lui permettrait de continuer ses études. Mon oncle l’a enfermée. Tout s’est très mal passé.

Suite la semaine prochaine


Photo : Hammami Mohand

Moi, on m’a envoyé en vacances en Algérie. A mon retour, je suis allé voir ma sœur à l’hôpital. Je l’ai vue. Je lui demandais où était Aicha, elle me répondait – Aicha est là-bas elle est en train de peindre.

C’est Aicha qui nous a ouvert la voie, à tous, mais à ses dépens. Elle a mis longtemps avant d’émerger. J’allais la voir à Lyon chez des copains. C’était très dur pour elle. Elle faisait des petits métiers, elle était dépressive. Ça n’allait pas. C’est grâce à elle que je me suis découvert une sensibilité. Jusque là, ce qui comptait pour moi, c’était les études et le commerce. C’est elle qui m’a changé. Elle s’est inscrite en psycho, et peu à peu elle s’est remise à vivre. Finalement avant ces années de détresse de ma sœur, je n’avais pas compris grand chose à ma sœur et à moi-même, finalement. Je me suis senti proche de ma sœur quand pour la première fois j’ai eu mal à quelqu’un ; parce que jusqu’ici j’étais dans la ligne de mon père, autoritaire et rigide. J’ai découvert que c’est compliqué grâce à Aicha ; elle m’a permis de me mettre à la place de quelqu’un, de sentir. Pour Aicha, l’émotion, qui ne m’avait pas fait pleurer à la mort de mon père, je l’ai ressentie. Pendant des années elle a vécu seule, complètement. Pendant quatre ans Aicha a coupé les ponts avec la famille. Elle a appris à vivre seule. Elle a eu une amie institutrice qui l’a aidée, qui l’a orientée. Elles ont été étudiantes en psycho ensemble.

Je faisais sciences-éco et en même temps je faisais les marchés. Depuis l’âge de 11 ans j’aidais un Arménien qui vendait des habits. Il avait un magasin « Paris-Nouveautés » à Saint-Chamond. J’étais très bon vendeur. J’avais de bons pourboires. J’ai travaillé avec lui 10 ou 16 ans. Quand je vendais une jupe de 50 F, je gardais les 20 F ; ça me faisait de l’argent pour la famille. Quand j’ai voulu me mettre à mon compte, les Arméniens m’ont aidé. J’étais sur les marchés. Mes frères ont gardé le commerce, ils ont une boutique, maintenant. En même temps je vendais des merguez. J’allais toujours à la fac à St. Étienne l’après midi. J’habitais chez ma mère. J’avais 26 ans. Je ne pouvais pas laisser ma mère seule avec les petits. On suivait tous le lycée et la fac. Ça me rendait fier de les aider. Et puis ça me plaisait le monde des forains : les Manouches, les Arméniens, les fromagers français… J’écrivais des nouvelles là-dessus. Sur les marché je n’ai jamais souffert du racisme. Sur la place du marché à l’arrêt des cars, j’ai vendu des merguez, jusqu’à une pétition du charcutier qui m’a remplacé…

Je gagnais beaucoup d’argent. J’avais de belles voitures. J’étais bien habillé. A cette époque pour les ouvriers de St. Chamond, je vendais tout ce qui était à la mode. J’ai eu les premières chemises en jean les premiers jeans à poches tressées, les premiers maillots en jean. En province, tout le monde s’habille au marché, c’est pas comme à Paris. J’avais un camion avec une remorque. A St. Chamond « le Quartier » c’est le quartier Arabe, je le connais bien, j’ai des copains. Je suis du « Quartier » même si je n’y habite pas. J’ai été le premier commerçant de St. Chamond. Beaucoup d’Arabes sont sortis du « Quartier » par le commerce. On aimait la musique. On était les meilleurs danseurs de rock. On allait en boites. Les filles aiment les gars qui dansent bien je faisais des tampons : je les reproduisais et je les vendais ; je les dessinais d’après le modèle que j’avais relevé. En plus j’avais de très belles voitures dans lesquelles je transportais les copains. Les commerçants ont toujours des combines pour les super-voitures pas chères. Dans les boites on avait des copines françaises. On ne pouvait même pas imaginer sortir avec la sœur d’un copain algérien. J’aimais la musique. Des Arabes jouaient dans des orchestres de bal. Il y avait des Espagnols, des Italiens avec lesquels ont avait grandi. Chacun parlait la langue du copain. On parlait presque tous arabe et italien. Un copain Italien s’est fait traiter de sale bougnoule. Le chanteur chantait des tubes en anglais ; il faisait semblant parce que souvent il ne connaissait pas l’anglais… Je transportais le matériel avec mon camion et ma remorque. Je faisais le tour des bals. Je vendais des merguez devant le bal-chapiteau. C’était plus l’époque des boites. Je suis devenu leur impresario pratiquement. En même temps je me suis mis à fumer du H. Je faisais toujours les marchés et la fac. Ces musiciens travaillent tous en usine, ils faisaient tous un travail manuel, ils avaient entre 18 et 22, 23 ans.

A un moment j’en ai eu marre du fric. Si on veut que ça marche vraiment dans le commerce, on devient requin. J’ai peu à peu laissé tomber la fac, les marchés et je me suis mis à la défonce. A cette époque-là je ne voyais pas Aicha. Je me suis mis à l’acide, j’ai fait des conneries. J’ai compris que je devais quitter St. Chamond si je voulais sortir de là. Je me suis arrangé pour me faire griller. On m’a arrêté. J’ai laissé le commerce à mes frères et j’ai décidé de partir en Algérie. Les flics me cherchaient.

Avec la drogue, c’était une manière de se sentir bien avec les copains. Le H c’est une gomme. Tu oublies. Pour nous il n’y avait rien de mystique là-dedans. Et puis pour moi c’était toujours cette curiosité. Il y avait surtout des garçons. Une ou deux françaises. On était Arménien, Algérien, Italien. C’était il y a 6 ans. J’avais de l’argent, je trouvais ce que je voulais sans problème. Souvent on prend de l’acide à la place du H. Avec l’acide, tu te quittes c’est fantastique. Ça ne t’empêche pas d’être actif. On allait à la piscine à la pêche, on faisait du sport. L’acide n’était pas frelaté à cette époque-là. On faisait de la musique. On n’était pas amorphes, on ne se prenait pas pour des intellos ; on se sentait bien, c’est tout. On passait pas la nuit à parler de bouquin ou de philosophie hindoue. Dans la campagne de St. Chamond les orages sont extraordinaires. On prenait de l’acide avant un orage et on allait voir l’orage, sentir les éclairs, la pluie, le déluge, le bruit. Certains se sont trouvés accrochée avec l’héroïne Mais je ne suis pas resté accroché. Certains se sont suicidés. Il y a eu plusieurs overdoses. Je savais que je m’en sortirais. J’avais d’autres intérêts dans ma vie. Certains copains, non. Ils étaient là, sans issue. Mon copain italien s’est suicidé. Il est mort. Ils ont vieilli sans faire autre chose que des petits jobs. Maintenant à 14 ans les garçons se piquent. Le « Quartier » a disparu. C’est une catastrophe depuis que les Arabes n’habitent plus la cité médiévale. Ils sont tous parqués dans des cités HLM.

On aimait le « Quartier » c’était notre terrain d’aventure. Depuis la délinquance a augmenté ; je crois que les plus jeunes n’aiment pas la cité HLM comme on aimait le « Quartier ».

C’était chez nous et il y avait une histoire. On avait un support à notre imagination. Les cités-ghettos n’ont pas d’histoire. Le béton n’a pas d’histoire.

Je crois, pour la défonce, que les copains qui n’auraient pas pris de l’héro auraient été alcoolos. Au moins avec l’héro, tu ne sens pas l’alcool. C’est bizarre mais tous croient aux « djouns ». Ils ont une peur terrible du diable. Ils sont craintifs et les « djouns » comptent pour eux. Ils en parlent et ils y croient vraiment. Un jour dans une vieille Maison pour Tous qu’on occupait pour faire de la photo, des copains sont venus au ping-pong. On s’est amusés à faire des bruits, on a coupé l’électricité, on a hurlé et ils se sont sauvés. Ils en ont parlé pendant des mois en disant que c’était « les djouns ». On n’a pas dit que c’était nous. Avec la drogue, il y a une illusion de solidarité, une sécurité on n’a plus peur, il n’y a plus de mal à vivre. Ils n’aiment pas se piquer tout seuls, ils ont peur, ils se piquent en bande, ensemble.

Ma famille est restée en retrait. Moi aussi. Mais je ne souffre d’être Algérien que lorsque je vais mal. Et quand je prends une cuite dans un café Arabe pas chez les Français.

Je suis donc parti en Algérie. Ma tante m’attendait pour se marier. Ma mère a une maison à Sétif dans laquelle vit sa sœur. Ma mère a toujours pensé au retour. A Alger, j’ai cherché du travail. Je cherchais aussi à fuir la drogue. J’avais un DEUG d’économie. Partout on me demandait si j’avais fait mon service. J’étais Algérien, je ne pouvais pas revenir en France. Les flics me cherchaient. Je me suis occupé des affaires de ma mère. Je ne voulais pas faire mon service. J’ai pensé partir au Canada, mais il faut arriver là-bas avec un capital. Je suis resté trois mois. Rien ne marchait. Je me suis remis au H ; je buvais de l’alcool, je parlais politique. Je me retrouvais au poste, tabassage… C’était en 1975-76. C’était la période de l’arabisation. On me disait qu’on allait me faire disparaitre comme d’autres si je parlais politique.

J’ai décidé de revenir en France. A la douane on m’a embarqué à la caserne. Je me suis retrouvé le crâne rasé sous l’uniforme. J’étais aspirant-officier. Je pouvais sortir. J’ai fait croire que je voulais m’engager dans l’armée et j’ai demandé une autorisation pour régler les affaires en France. On m’a donné un visa provisoire. Je suis parti. Je ne peux plus retourner en Algérie.

Je suis allé à St. Chamond ; ma mère m’a dit de ne pas rester là. J’ai eu l’occasion d’aller à Grenoble où j’avais une copine de St. Chamond. Elle habitait la Cité universitaire. J’y suis allé. Elle n’était pas là. Je l’ai attendue. sa voisine m’a offert un café. Ça fait cinq ans que je suis avec elle, c’est Ginette.

A ce moment-la j’ai revu ma sœur Aicha. Elle faisait la liaison avec St. Chamond. Je suis resté à Grenoble. J’étais élégant, dragueur, beau parleur, un peu mystérieux.

Ça plaisait aux filles. Je vivais avec Ginette dans la Cité universitaire. J’ai travaillé comme animateur, éducateur. J’aimais bien travailler avec des enfants. Ils étaient souvent immigrés. Ginette était élève-infirmière. Elle allait mal à l’époque. Au fond, elle n’avait pas envie d’être infirmière.

On a revu Aicha. C’est elle qui nous a aidés. On a débarqué à Lyon en novembre. On a dormi pendant 3 jours dans la voiture. Aicha faisait des gardes de nuit comme aide-soignante. Elle habitait dans un taudis. On a loué deux pièces à côté d’Aicha et c’est à cette époque que j’ai commencé à peindre. Je me suis inscrit à la fac. Je travaillais dans une imprimerie comme aide-conducteur. Les pots de couleur du patron m’ont servi à peindre la voiture. Après, j’ai eu du carton. Le gars qui travaillait aux plaques m’a donné des pinceaux. Je buvais parce que je supportais mal l’usine. Je me suis mis à peindre. C’était effrayant ce que je peignais. Aicha m’a fait comprendre ce que je faisais. J’ai cessé de travailler. J’ai peint tout le temps. Ginette n’a pas tenu comme infirmière. Elle allait toujours mal. Avec Aicha elles se sont aidées. Je peignais toujours. J’ai rencontré des gars à qui ma peinture a plu. J’ai fait une exposition. Ça a marché. Je ne pouvais plus cesser de peindre. A un moment on s’est retrouvés sans argent. Ginette voulait faire du mime. Sa famille s’inquiétait pour elle, sans la soutenir. Pour moi, il y a eu Ginette et moi, et ça c’est plus fort que tout. Personne ne pensait que ça marcherait et ça marche. Aicha et Ginette ont cru à ma peinture. Et maintenant je suis à Paris avec Ginette. J’ai rencontré Hocine de St Chamond… et je prépare une exposition

Propos de Moussa Bouima
recueillis par Leïla Sebbar

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