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Robert Louzon : Notes d’Economie et de Politique (février 1962)

Notes de Robert Louzon parues dans La Révolution prolétarienne, n° 168 (469), février 1962, p. 3-6


L’EVACUATION APPORTE L’ « ORDRE »

Voici comment un journaliste américain, correspondant de l’Associated Press, Andrew Borowiec, décrivait la situation à Oran au milieu du mois dernier :

... Oran, ville de 400.000 habitants, n’est plus contrôlée par les autorités ; celles-ci se contentent de s’abriter dans des bâtiments gardés par les mitraillettes des C.R.S.

L’Organisation de l’Armée Secrète (O.A.S.) règne dans les quartiers européens de la ville ; le Front de Libération Nationale (F.L.N.) est le maître dans les quartiers arabes qui sont entourés par les troupes françaises.

Les meurtres dus au terrorisme sont de cinq en moyenne par jour. Au poignard et au pistolet des Musulmans répondent les bombes au plastic des Européens.

Fréquemment, un attentat musulman déclenche une émeute européenne et tout Arabe qui se trouve sur son passage est lynché.

Les autorités disent que l’économie oranaise est en train de s’écrouler. Elles ne voient aucun moyen d’arrêter le chômage et la fuite des capitaux.

On estime que 20.000 ouvriers musulmans sur 40.000 ont été licenciés par leurs patrons européens au cours des trois dernières semaines, ou bien refusent de s’aventurer dans les quartiers européens pour y travailler. Aussi, dans les quartiers musulmans y a-t-il eu des émeutes de la faim.

La plupart des commerçants et des industriels voient l’avenir en noir. Presque toute la construction privée est arrêtée et les crédits de l’Etat pour la construction de locaux d’habitation ont été réduits, pour 1962, de 35 %. Les ventes d’objets ménagers et de biens d’équipement ont baissé de plus de 60 %. Les textiles ont même été encore plus touchés.

Les autorités estiment que la production industrielle de la zone oranaise a baissé de 35 à 40 % depuis l’automne dernier. Chaque semaine, quatre entreprises industrielles en moyenne transfèrent leurs affaires en France…

Tous les commerçants et les sociétés industrielles sont forcés de contribuer à l’O.A.S. dont le revenu mensuel en cette ville est estimé officieusement à 200 millions d’anciens francs.

Les petits boutiquiers payent 2.500 anciens francs. Les docteurs, les dentistes et les avocats payent 5.000 anciens francs. Les sociétés commerciales sont taxées d’après le volume de leurs affaires. Tout le monde paie par crainte de voir sauter ses locaux ou son appartement.

Beaucoup de colons quittent la ville. L’administration déclare que 40.000 colons, soit en gros, 10 % du nombre total ont quitté l’Algérie occidentale depuis le 1er octobre (1).

Par ailleurs, la même agence américaine Associated Press donnait, dans une dépêche datée du 17 janvier, les précisions suivantes sur l’étendue du retrait de l’armée française et de l’implantation consécutive du F.L.N. :

Selon des sources militaires, la pénétration rebelle ne cesse de croître dans l’Est algérien où un grand nombre de postes français (2) ont été abandonnés ces mois derniers. Des unités de guérillas rebelles ont, dit-on, occupé des dizaines de petites villes et villages où l’armée française poursuivait jusque là ses efforts de pacification.

Et, presque simultanément, Claude Krief envoyait à l’Express une dépêche datée de Rabat où il était dit notamment :

Militairement, les Algériens constatent que l’O.A.S. suit le retrait des troupes françaises ; là où il n’y a plus d’armée, il n’y a plus d’O.A.S. Mieux encore : dans ces régions, la cohabitation avec les Européens qui sont restés est parfaite, à la grande irritation de certains officiers français qui ont appris avec quelle facilité des activistes connus avaient retourné leurs vestes. Si le dégagement se poursuit, il y aura des zones entières, en particulier dans le Constantinois, où s’exercera une souveraineté algérienne de fait.

Ainsi, c’est clair : d’un côté, là où demeure encore l’armée française, comme à Oran, c’est l’anarchie totale, le meurtre en permanence et une économie qui meurt. De l’autre, là d’où l’armée française s’est retirée, c’est l’ordre et la paix.

Je dis bien : la paix. La paix entre les deux communautés, car on ne peut mettre en doute ce que dit Claude Krief à ce sujet, du fait que s’il n’en était pas ainsi, si la prise du pouvoir par le F.L.N. s’était traduite par l’expulsion ou le meurtre d’Européens, nul doute que la propagande française ou, à son défaut, celle de l’O.A.S., nous l’aurait fait savoir à son de trompes !

La conclusion s’impose : si vous voulez mettre fin à l’anarchie et aux massacres, si vous voulez rétablir l’ordre et la paix, si vous voulez faire vaincre l’O.A.S., il faut que l’armée française disparaisse et que le F.L.N. prenne seul la charge de l’administration de l’Algérie. Il n’y a en effet aucune raison pour que la transmission de pouvoirs qui s’est effectuée dans les territoires jusqu’ici évacués ne s’opère pas aussi tranquillement, aussi pacifiquement dans tout ce qu’à Alger ou à Oran, on appelle le « bled », et qui couvre les 90 % de l’Algérie.

Cela pour une bonne raison : c’est que dans le bled, les Européens forment une minorité si faible que ce serait pour eux folie pure que de tenter seulement de résister.

En revanche, pour ce qui n’est pas le bled, pour le littoral, c’est-à-dire les grandes villes de la côte et les grandes plaines qui les bordent, la situation n’est pas la même. Là, disons qu’en gros et très approximativement, il y a à peu près la moitié d’Européens. Ils peuvent donc résister. Résister à eux seuls, même après le départ de l’armée française. Résistance au bout de laquelle ils seront certainement défaits, car le F.L.N. dispose de l’immense réserve que constituent les 10 millions d’Arabes du bled, tandis que les Européens ne peuvent compter sur personne d’autre que sur eux-mêmes, la métropole étant maintenant bien décidée à les laisser tomber.

Malgré cela, les gens du littoral se décideront-ils à résister ? Tenteront-ils de réaliser leur vieux rêve : tuer suffisamment de « bicots » pour que ceux-ci sont matés pour toujours ? Ou bien, la prudence l’emportera-t-elle sur la passion et feront-ils comme leurs compatriotes du bled, « retourneront-ils leur veste » ? Accepteront-ils la loi du F.L.N., c’est-à-dire la loi du nombre ? Se résigneront-ils à vivre sur un pied d’égalité avec ceux qu’ils ont vaincus et spoliés durant cent trente ans ?

J’avoue que c’est là une question qui me hante et à laquelle j’hésite à donner une réponse – peut-être les lecteurs de ces Notes s’en sont-ils déjà aperçus – dans un sens ou dans l’autre.

C’est que c’est là un de ces problèmes où les « impondérables », comme l’on dit, jouent le plus grand rôle, et même le seul. Les « impondérables », c’est-à-dire les facteurs moraux, les « moments psychologiques » qui font pencher la balance d’un côte ou de l’autre.

J’écris ces lignes dans les premiers jours de février, le cuisinier de la « R.P. » ayant fixé le 5 comme le dernier jour pour la remise de la copie. Ainsi, lorsqu’elles paraîtront, il est fort possible que des événements spectaculaires se soient déjà produits, tels que la sécession officielle des Algériens européens d’avec la France – l’O.A.S., qui est déjà le pouvoir de fait pour toute la colonie européenne du littoral, devenant également le pouvoir de droit ; et peut-être aussi que consécutivement à cet événement, il se sera produit une coupure dans l’armée, son partage en deux camps, celui de ceux qui soutiendront la sécession et celui de ceux qui la combattront, ou qui, tout au moins refuseront de s’y rallier.

De tels événements comporteraient plusieurs avantages. Ils accéléreraient, sans doute, le retrait de l’armée française, au moins de sa partie fidèle, car l’armée n’aura vraiment plus rien à faire en Algérie le jour où ceux pour la protection desquels elle a été envoyée, refuseront d’avoir des rapports. avec l’Etat français. Ces événements permettront également à chacun d’apprécier plus exactement le rapport des forces et d’en tirer les conséquences.

Que seront celles-ci ?

L’échec en France de tout mouvement ayant pour dessein de supporter les sécessionnistes leur prouvera définitivement qu’il ne leur faut absolument plus compter sur la métropole, mais je pense que cela, ils le savent déjà, et que ça n’atteindra donc guère leur moral.

La proportion de l’armée qui rejoindra l’O.A.S. est une chose qui aura évidemment beaucoup plus d’importance. Si cette proportion était vraiment très faible, ce serait un coup très dur, même pour les plus gonflés. Il y aura lieu également de tenir compte de l’attitude des harkis et autres supplétifs. L’O.A.S. compte beaucoup sur ceux-ci pour sa guerre contre le F.L.N. Or, si les harkis restaient fidèles au gouvernement français, qui les paie, fidélité qui ne pourrait se traduire à assez brève échéance que par un ralliement au F.L.N., ce serait là aussi un coup très dur pour le nouvel Etat.

Pareillement, la plus ou moins grande gravité des mesures que le gouvernement français sera appelé à prendre à l’égard des sécessionnistes jouera aussi un certain rôle. De Gaulle se bornera-t-il à retirer en vitesse les éléments demeurés fidèles de l’armée, laissant, pour le reste, les Algériens libres d’agir comme ils l’entendent ? Ou bien prendra-t-il des mesures coercitives, telles, par exemple, qu’un blocus rigoureux ?

Enfin, je rappelle l’influence qu’aura sur le moral de ceux qui restent la plus ou moins grande proportion des Européens qui foutront le camp. L’O.A.S. l’a très bien compris, ainsi que le montrent, et le tract par lequel elle interdit à chacun de quitter l’Algérie sans autorisation du chef O.A.S. du quartier, et les plastiquages auxquels elle se livre en métropole contre les domiciles d’un certain nombre de rapatriés. C’est pourquoi le gouvernement français devrait utiliser tout ce qui peut lui rester encore d’autorité sur le littoral pour assurer à tout prix la sécurité et le transport de tous ceux qui veulent partir.

Pour apprécier quelle sera la résultante de tous ces éléments du « moment psychologique », on fera bien de surveiller tout spécialement ce qui se passera à Bône.

Bône est la grande ville du littoral constantinois, comme Alger et Oran sont les grandes villes des deux autres parties du littoral algérien. Mais Bône diffère d’Alger et d’Oran sur deux points.

D’abord la plaine de Bône est moins vaste que la plaine d’Alger (la Mitidja) et surtout que celle du Sig, qui s’étend d’Oran à Mostaganem. La population urbaine européenne de la ville n’est donc point doublée d’une ceinture aussi importante de terriens européens qu’à Alger ou à Oran, ce qui diminue sensiblement sa capacité de résistance.

En second lieu, et c’est là le plus important, alors que le peuplement d’Alger et d’Oran est essentiellement espagnol, celui de Bône est essentiellement italien. Or l’Italien est plus souple, moins orgueilleux, et aussi moins sanguinaire, que l’Espagnol ; il est donc moins porté à se battre et plus enclin à s’adapter.

La conséquence de ces deux faits est que le moral des Européens de Bône doit être considéré comme occupant une position intermédiaire entre celui des colons du bled et celui des gens de Bab-el-Oued. Ainsi, si. comme il est probable, le F.L.N. se présente devant Bône avant de se présenter devant Alger ou Oran, le côté où basculeront les Bônois ce jour-là : celui de l’acceptation ou celui de la rébellion, permettra de pronostiquer assez bien comment se comporteront Alger et Oran. Si Bône lâche, on pourra espérer que la résistance des deux autres grandes villes ne sera peut-être que symbolique ; si, au contraire, Bône tient, alors Alger et Oran certaine- ment ne lâcheront pas.

DEUX PROPOSITIONS
POUR LES ELECTIONS ET POUR
LA NATIONALITE

Si, finalement, tout se passe à peu près bien, je veux dire : si les « colons » du littoral se comportent comme le font présentement ceux de l’intérieur, si leur aveuglement n’oblige pas le F.L.N. à les massacrer pour se débarrasser d’eux, comme le fit Dessalines pour les « créoles » de Haïti, je crois qu’il serait fort utile pour tout le monde que les Européens participent effectivement à la vie politique du nouveau régime ; or, il faut pour cela qu’ils ne s’en trouvent point automatiquement écartés par la simple loi du nombre. C’est pourquoi l’institution d’un système électoral analogue à celui du Liban (voir une lettre de Gallienne dans la « R.P. » d’avril 60) me semblerait une chose excellente.

On pourrait, par exemple, établir un régime électoral comme celui-ci : les membres des différentes assemblées (communales, régionales, nationales) seraient élus au scrutin de liste majoritaire, chaque liste devant comprendre obligatoirement un nombre d’Algériens d’origine européenne proportionnel au nombre de ceux qui habitent la circonscription. Dans tous les corps élus, il y aurait ainsi nécessairement des Européens d’origine, et ceux-ci seraient même en nombre fort important dans des assemblées comme les conseils municipaux des grandes villes.

Cela présenterait un double avantage.

D’abord, avec ce système, les Européens ne pourraient point s’estimer frustrés ; ils ne pourraient pas avoir le sentiment que justice ne leur est pas faite ; ils auraient droit à leur part, rien qu’à leur part, mais à toute leur part.

En second lieu, et cela me paraît plus important encore, à la division raciale entre Algériens d’origine et Algériens immigrés, qui tendrait à se perpétuer s’il y avait des listes électorales distinctes pour les uns et pour les autres, il pourra se substituer peu à peu une division en partis ; on ne dirait plus de quelqu’un : c’est un indigène ou c’est un pied-noir, mais : c’est un conservateur, un radical, un socialiste, un communiste, etc., ou telle autre dénomination que se donneraient de nouveaux partis. L’obligation qui serait faite par le régime électoral aux uns et aux autres de se mêler politiquement serait peut-être le plus sûr moyen d’opérer un brassage général des deux peuples.

Une seconde mesure, qui concerne celle-ci la nationalité, me semblerait également fort utile. Il ne saurait être question de donner aux Français d’Algérie, en plus de la nationalité algérienne, la nationalité- française. Avec un million d’habitants qui auraient la nationalité française et qui seraient, par conséquent, en droit de réclamer constamment l’intervention de l’Etat français pour défendre leurs intérêts particuliers, les Algériens ne seraient plus maîtres chez eux.

Mais à défaut d’une double nationalité, il pourrait y avoir ce qu’on pourrait appeler une nationalité alternante (je crois bien que sous la république de Weimar quelque chose de ce genre avait été arrangé entre l’Allemagne en l’Autriche). J’entends par ce terme que tout Français qui se rendrait en Algérie deviendrait par cela même et pour toute la durée de son séjour en Algérie, citoyen algérien ; et, de même, bien entendu, tout Algérien qui se rendrait en France deviendrait par cela même et pour toute la durée de son séjour en France, citoyen français.

De telles dispositions comporteraient des avantages matériels non négligeables pour les uns et les autres et ils contribueraient également à resserrer les liens économiques et moraux entre les deux rives de la Méditerranée, ce qui, à mon sens, est très souhaitable.

LE PARTI SOCIALISTE
FOURRIER DU FASCISME

Je regrette, mais c’est un fait. Chaque fois qu’en France le parti socialiste est venu au pouvoir, la législature ne s’est pas terminée sans qu’une dictature ait remplacé la République.

Le parti socialiste est arrivé une première fois au pouvoir en 1936 avec le Front populaire, et c’est la Chambre de 1936, la Chambre du Front populaire, qui a cédé le pouvoir à Pétain. Le parti socialiste est arrivé une seconde fois au pouvoir en 1956 avec le Front républicain, et c’est la Chambre du Front républicain, qui a cédé le pouvoir à De Gaulle.

Cela, d’ailleurs, n’est pas particulier à la France. L’Allemagne a fait une expérience analogue. Après la révolution du 9 novembre 1918 la classe ouvrière allemande était maîtresse des destinées de son pays. Le parti social-démocrate en profita pour prendre les rênes du gouvernement, et il les conserva (à peu près seul en Prusse, en les partageant avec d’autres dans les autres Etats allemands) jusqu’au jour où, sans combat, il livra la république à Hitler.

Dans ces conditions, inviter le parti socialiste à participer à une lutte anti-fasciste, c’est introduire le loup dans la bergerie.

Mais cette constance de la séquence : pouvoir socialiste-dictature, n’est évidemment pas le fait du hasard. Elle a des raisons profondes.

Le passage du parti socialiste au pouvoir est toujours marqué par une suite de trahisons. Trahison de tout ce qui constitue l’idéal socialiste.

A peine Blum, en 36, était-il devenu chef du gouvernement que, pour se concilier l’opinion bourgeoise, il commettait cette infamie : le blocus de l’Espagne républicaine. A peine un nouveau ministère Blum, heureusement éphémère, était, il formé dix ans plus tard que, pour se concilier l’opinion bourgeoise, il commettait cette autre infamie : la déclaration de guerre au Viet-minh.

Et lorsque Guy Mollet prend, en 56, la présidence du Conseil, c’est en chaîne que les infamies se succèdent : pour se montrer plus colonialiste que les plus colonialistes, non seulement Mollet capitule devant les pieds-noirs d’Alger, mais il nomme au gouvernement de l’Algérie l’infâme Lacoste dont il couvre toutes les turpitudes : camps de concentration et massacres, tortures et assassinats ; enfin, pour couronner le tout, il entend prouver qu’il est un ardent défenseur de la finance en débarquant des troupes dans cet Egypte qui s’est rendu coupable d’un crime de lèse-capitalisme : la nationalisation de la Compagnie de Suez.

En Allemagne, il en a été de même. On peut dire que durant la quinzaine d’années pendant laquelle la social-démocratie fut au pouvoir, elle n’a jamais eu qu’une préoccupation : empêcher, par tous les moyens, la classe ouvrière de faire sa révolution. Front unique avec toute la bourgeoisie, allemande et française, afin d’écraser toutes les tentatives d’émancipation du prolétariat allemand, qu’elles soient menées sous l’égide de Spartacus ou du Parti Communiste allemand, car celui-ci n’était point encore devenu le pur valet de la bureaucratie moscovite qu’il devint ensuite !

Dès lors, on comprend fort bien le processus. Dégoûtée de ceux qu’elle considérait jusque là comme ses représentants et ses défenseurs, comme son « avant-garde », écœurée de la suite de vilenies et de trahisons commise par ses « chefs », la classe ouvrière perd confiance en son destin et laisse faire le premier aventurier venu. Tant qu’elle espère dans le socialisme, elle est prête à la lutte ; le jour où elle voit le socialisme trahi par ceux-là même qui le lui ont enseigné, elle se refuse à combattre contre qui que ce soit et pour quoi que ce soit.

C’est, sous une nouvelle forme, l’histoire de 1848. Massacrée par les républicains en juin 1848, privée par eux, en 1851, du droit de vote, la classe ouvrière parisienne laisse en décembre Louis Bonaparte écraser la Seconde République. De même, trahie par la social-démocratie, la classe ouvrière allemande, non seulement laisse faire Hitler, mais s’enrôle même, en partie, sous sa bannière… Et de même aussi, trahie d’abord par Blum qui déclenche la guerre d’Indochine, puis par Guy Mollet qui, élu pour faire la paix en Algérie, développe la guerre et la rend ignoble, et qui, par-dessus le marché, attaque l’Egypte, la classe ouvrière française laisse sans réagir, un paranoïaque s’installer au pouvoir, et même, en partie, vote pour lui.

Tout cela est dans la logique des choses.

Mais allons plus loin.

Etant donné qu’à l’origine tout au moins, les partis socialistes ne sont qu’une émanation de la classe ouvrière, qu’ils ne font que formuler sa propre volonté d’émancipation, doit-on conclure de leur faillite à l’ « incapacité politique de la classe ouvrière » pour reprendre, sous forme négative, l’expression de Proudhon ?

Je ne le pense pas.

Cette incapacité politique apparente est due à ceci, que la classe ouvrière n’est pas capable d’agir politiquement au sein d’un régime politique qui, comme le parlementarisme, est un régime propre à la bourgeoisie.

Chaque classe, une fois qu’elle est au pouvoir, régit la société au moyen d’un système politique qui lui est spécial.

Le système politique par lequel la bourgeoisie gouverne est le régime parlementaire. Or, du fait même qu’il est le régime de la bourgeoisie, le régime parlementaire ne saurait convenir à l’exercice du pouvoir par le prolétariat.

C’est ce qu’avaient bien vu, quoi qu’encore un peu confusément, et Marx à la lumière de l’expérience de la Commune de Paris, et les anarchistes des années 1890-1900 à la lumière, en sens contraire, des scandales de la IIIe République.

Le prolétariat ne pourra donc espérer arriver à ses fins, il ne pourra entrevoir la fin des trahisons que lorsqu’il aura établi un système politique qui lui soit propre, un ensemble d’institutions qui soient aussi différentes de celles du régime parlementaire, que celles-ci le sont de celles de l’Ancien régime.

Quel sera ce système ?

Sans doute celui dont une ébauche grossière avait été fournie par la Commune de Paris et qui prit une forme beaucoup plus élaborée avec les soviets russes de 1905 et de 1917 ainsi qu’avec les Conseils ouvriers allemands de 18-19, et qui sera peut-être demain le régime de la Yougoslavie. Disons une République des Conseils.

En tous cas, tant qu’elle n’aura pas institué un nouveau système politique, son système, la classe ouvrière française fera bien de ne point pousser ses hommes au pouvoir ; elle ne devra pas leur faire commander les rouages d’un régime parlementaire si elle ne veut pas être conduite, par eux, aveuglément mais sûrement, vers le pouvoir personnel et le fascisme.

La république parlementaire étant une chose bourgeoise, n’a de chances de vivre que si elle reste entre les mains de la bourgeoisie. S’il doit y avoir un jour une VIe République, elle sera beaucoup plus en sûreté entre les mains d’un Pinay ou d’un Mendès-France qu’entre celles d’un Guy Mollet.

R. LOUZON.


(l) Bien entendu, depuis le 17 janvier, date de cet article, la situation à Oran s’est encore aggravée.

(2) 2.000, au cours des derniers six mois, sur un total de 3.000, d’après un article du New York Herald Tribune.

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